PREMIÈRE PARTIE: Ziyara-Ulysse
Très
haut dans les montagnes, au-dessus de la ville de Candâa, il
y a un village agrippé de toutes ses griffes à un éperon
rocheux.
Ce village tient serrées entre ses murs tout au plus une centaine d’âmes,
et la neige y tombe en silence pendant trois mois de l’année.
C’est là que j’ai grandi, pieds nus, entre les champs de seigle
et les bois de châtaigniers.
Une vraie sauvageonne, morveuse, frondeuse, ongles noirs …mais… dents
blanches.
Je passais mon temps à me battre avec les garçons.
Je les griffais, je les mordais, je me débarrassais d’eux…
Et puis je grimpais, comme une chèvre dans les éboulis jusqu’aux
plus hautes crêtes pour m’écrouler enfin, épuisée,
hors d’haleine, hors d’atteinte
Et regarder la mer au loin, là où les montagnes s’évanouissent.
Des aigles et des milans tournoyaient haut dans le ciel
Et moi je pleurais
En griffant la terre
Les filles de la montagne n’ont pas d’ailes
Quand elles pétrissent le pain c’est pour y étouffer leurs
rêves,
Quand elles attisent le feu c’est pour y consumer leur fièvre,
Quand elles lavent les draps c’est pour y noyer leurs désirs.
Et tout ça, toujours, toujours, sous le même morceau de ciel.
Je regardais la mer. La mer qui scintille au loin, la mer immense, couverte
de voiles blanches.
Une fille ça porte le voile des noces,
Une fille ça porte le voile du deuil,
Une fille ça ne met jamais les voiles.
Alors je griffais la terre et des larmes me jaillissaient des yeux.
Il n’y avait que la voix de mon père pour me faire rentrer, une
voix qui grondait comme l’orage roule au fond des vallées.
L’année de mes quinze ans je l’ai supplié pour qu’il
m’emmène voir la Fête du Grand Retour à Candâa.
Mon père Dchemgidad a souri.
Il devait y conduire une petite caravane de mules chargées de miel et
de farine.
Ma mère a tressé mes cheveux, elle a mis à mes oreilles
et à mon cou des bijoux d’argents.
Nous nous sommes regardées, elle et moi : aussi rouges l’une que
l’autre.
Mon père m’a fait monter sur la mule blanche ornée de pompons
rouges et de grelots, et c’est dans cet équipage, descendant de
montagnes en vallées
que nous sommes parvenus, un beau matin, aux portes de Candâa.
Tout comme nous, beaucoup de villageois s’étaient déplacés
pour assister à la fête. Je n’avais jamais vu autant de
gens.
Les rues étaient noires de monde.
Notre caravane se frayait un chemin à travers la foule vers les entrepôts
de la ville. Nous avons déposé nos marchandises dans l’un
d’entre eux.
Celui qui n’a jamais pénétré dans la pénombre
de ces cavernes ne peut se faire une idée de la richesse inouïe de
Candâa : du vin, de l’huile, des parfums, des épices, et tant
d’autres choses encore…
Candâa, la perle des sept mers,
Candâa l’Épouse du monde.
Chaque année, au printemps, les vaisseaux de la flotte reviennent au port,
avec de pleines cargaisons d’épices odorantes. On danse, on chante,
mais surtout, on mange le Pain des Vieillards.
C’est un pain d’épice. Mais très particulier…
La farine et le miel viennent des montagnes toutes proches qui s’étagent
au-dessus de la ville,
Les épices, elles, viennent du bout du monde.
Quant à la pâte, elle a dormi toute une année dans de grands
bacs en bois d’ébène. Et le levain qui lève cette
pâte au bois dormant est vieux de cent ans.
C’est pourquoi on nomme ce pain d’épices le Pain des Vieillards.
Cent ans ! Cent longues années !
Autant dire que, lovés dans cette pâte généreuse
et maternelle, d’innombrables rêves ont eu tout le temps de germer,
de gonfler.
Des rêves levés par le ferment venu de ce lointain passé,
Des rêves bercés dans le parfum des îles qui dorment là-bas,
de l’autre côté du monde.
Le temps et l’espace dans une même bouchée
Les brunes et capiteuses épices du lointain,
Alliées à la douce et blanche farine de Candâa.
On ne cuit ce pain que pour la fête du Grand Retour.
Il est porté à bord de la nef amirale, et il faut attendre, en
silence, les trois coups de gong pour y goûter.
Au premier coup de gong, le pain est découpé et distribué au
peuple tout entier
Au deuxième coup de gong, chacun le porte à la bouche
Au troisième coup de gong, on le mange en faisant un vœu
j’ai tiré mon père par la manche.
Ensemble, nous avons marché vers le port
lui riait de bonheur,
Et moi, mon cœur battait comme un tambour !
Le peuple s’était massé sur les quais pour assister à la
Fête. Le soir tombait. Il flottait dans l’air des odeurs de cannelle
et de muscade. Les grands vaisseaux de la flotte se dressaient au milieu de
la rade. Je les buvais des yeux, ces grands, ces beaux voiliers. Ils venaient
de si loin ! Ils étaient là, devant moi, paisibles, entourés
d’une multitude de barques éclairées de lampions, comme
de grands animaux veillant sur leurs petits.
Premier coup de gong.
Le Pain des Vieillards, découpé en milliers de portions, passait,
dans le plus grand silence, de barque en barque, de main en main, comme dans
un rêve.
Deuxième coup de gong
Toute l’assistance fut servie, jusqu’au plus pouilleux des mendiants
des bas quartiers…
Quel silence, quel recueillement…
Une mouette m’a soudain effleuré de son aile.
Maintenant je le sais, les frissons qui me couraient le long des bras, ce n’était
pas seulement la fraîcheur de la nuit.
Troisième coup de gong
J’ai mordu dans le Pain des Vieillards une première fois, très
vite, en fermant les yeux.
J’ai senti, dans mon palais, une déflagration d’odeur et
de senteur.
Le vent soulevait mes cheveux. J’ai mordu davantage.
Et là…
Contre l’émail de mes dents,
J’ai senti un petit objet dur :
un minuscule dauphin d’ivoire.
Les choses, alors, ont pris une bien étrange tournure.
Une brise soudaine a soulevé la rade. Les voiles se sont mises à claquer,
les barques à s’agiter dans tous les sens.
Les grands vaisseaux tiraient sur leurs ancres comme des chevaux cabrés.
Tous les regards convergeaient vers moi.
J’étais précisément au centre de ce mystérieux
coup de vent.
Des marins sont arrivés en courant. Ils nous ont jetés dans une
chaloupe, mon géant de père rouge de colère, et moi, sa
jeune fille, toute rouge de honte.
Nous voilà hissés sans ménagement à bord de la
nef amirale.
On nous pousse vers un groupe de personnages.
Ce sont les grands capitaines, les notables de la cité.
Ils se tiennent en demi-cercle, face à nous, debout sur le pont.
Quelqu’un m’ouvre la main de force : le dauphin d’ivoire
apparaît.
C’est un concert de protestation : (chuchoté, comme de bouche
en bouche) Le dauphin d’ivoire…le dauphin d’ivoire… Quoi
? le dauphin d’ivoire ? dans la main d’une gardeuse de chèvres
? Non !!! dans la main de cette cul-terreuse!
Et mon père, toujours aussi rouge, qui n’ose pas dire un mot.
Un vieil homme à barbe blanche me fait signe.
—
Allons, approchez, parlez sans crainte. Personne ici ne vous veut le moindre
mal. Quel est votre nom ?
—
Ziyara.
—
Ziyara. Vous ignorez, j’en suis sûr, la signification de cet objet.
La voici : il est dit, dans un texte qui remonte à la fondation de notre
cité, que celui, heu, que la personne qui découvrira le dauphin
d’ivoire sera ,eh bien, sera le plus grand Amiral de la flotte de Candâa.
Les protestations redoublent. Je n’avais encore jamais vu de regards
si haineux, ni de bouches autant déformées par la morgue.
D’un geste, le vieil homme impose silence. Je comprends : c’est
lui le Grand Amiral de la Flotte.
Il ordonne de puiser de l’eau de mer dans un seau.
Il y a encore des ricanements.
On plonge le dauphin d’ivoire dans le seau.
Le voilà qui saute, qui plonge, qui saute à nouveau,
il nage
comme s’il était vivant!
—
Ziyara, me dit l’Amiral, cela veut dire « Porteuse de Lumière »,
je crois?… C’est un beau présage. Portez ce dauphin en médaillon
autour de votre cou. Tant que vous l’aurez sur vous, ni la mer, ni l’océan
ne pourront vous trahir. C’est à vous, Ziyara, me dit-il en me
prenant les mains, qu’il appartiendra de porter au plus haut le renom
et la gloire de Candâa.
Et là, mes jambes en tremblent encore, tous les hommes présents
se sont prosternés devant moi. Même l’Amiral. Et même
Dchemgidad, mon géant de père si redouté et tant vénéré.
Aujourd’hui encore ce n’est pas sans frayeur que je revis ce moment.
Pourtant, j’ai couru les sept mers et les quatre océans,
J’ai réglé mon souffle sur la puissante respiration des
eaux marines !
Et la rumeur des vagues gonfle encore mes poumons…
Mais quel horrible apprentissage que celui du métier de marin !
Je ne parle pas ici de la navigation, ni des connaissances en construction
de navires, pas même de cette inflexible fermeté dont on doit
faire preuve quand on a devant soi la redoutable tâche de commander
aux hommes et à la manœuvre.
On apprend, avec les années, à se confondre avec la coque de
bois qui nous abrite, et si la membrure vient à se frotter contre un
rocher, c’est dans les côtes qu’on en ressent tout le mal.
On apprend à rester debout sur un plancher qui se dérobe, on
apprend à céder au malaise des viscères qui laisse sans
force par les nuits de tempête, on apprend à garder la tête
froide.
Tout cela n’est rien.
Je sais ce qu’on dit sur les marins : des gens de sac et de corde, un
ramassis de braillards à tête d’enclume, grands buveurs
de gnôle, grands amateurs de cogne, toujours prêts à sortir
le couteau.
Que je vous rassure, c’est bien en-dessous de la vérité.
On imagine cette gamine de la montagne jetée au beau milieu de la meute.
Eh bien quoi, j’avais la tête aussi dure, j’avais de la corne
aux pieds tout autant qu’eux, le dauphin d’ivoire me protégeait,
et qui vous a dit que je ne savais pas jouer du couteau ?
Cela n’est toujours rien…
La vérité, la vérité c’est que celui qui
monte en mer se retire à tout jamais du monde des vivants.
Il arrache ses racines pour s’abandonner à la merci du vent, des
vagues et de l’océan…
Tant de souvenirs, tant de cartes tracées…
La terre est ronde. Elle est si vaste…
J’ai pris la route des Épices, j’ai abordé les îles
parfumées.
Et sous ma bannière, nos vaisseaux ont écumé les mers
bien au-delà du monde connu.
De véritables coureurs d'océan, chevauchant les vagues en grands
troupeaux de voiles blanches.
Ils revenaient, fidèles, à chaque printemps, pour les Fêtes
du Grand Retour, pavoisés jusqu'à la pomme du grand-mât.
On sortait de leurs coques ventrues la précieuse cargaison : cardamome,
poivre, gingembre, muscade, benjoin, cannelle, girofle, safran, vanille
Pourtant je l’ai compris, voyage après voyage, année après
année, ce que nos vaisseaux ramenaient dans leurs coques épuisées
par la longue course, ce n’étaient pas quelques boisseaux de marchandises
odorantes.
Ce qu’ils allaient chercher au-delà de l’horizon, c’était
des histoires, des morceaux de pays, de flamboyants oripeaux qui habilleraient
les songes de la cité pendant toute une année.
Alors moi, Ziyara, je tentais d’autres routes, j’allais au-delà du
monde connu.
Le petit dauphin suspendu à mon cou conduisait ma chance et mon destin.
J’ai vu les mers du Nord où nagent des ours plus blancs que des
cygnes,
parmi les grandes montagnes de glace tueuses de navires.
J’ai vu, sur les flots libres de glace, dans de minuscules embarcations,
des petits hommes virevolter plus vite que les hirondelles de mer.
Là-bas, la nuit dure six mois de toute une année.
Pendant la Longue Nuit, les gens s’endorment tous ensemble, dans des
chambres creusées dans la glace, et leurs rêves s’enroulent
les uns autour des autres.
Leurs esprits chassent les baleines sous la nuit océane, et c’est
ainsi qu’ils voyagent, tout en dormant et en rêvant…
J’ai vu l’étrave de mon navire tailler la vague phosphorescente
sous des gerbes d’étoiles,
J’ai vu crépiter le feu Saint-Elme à la pointe de nos mâts…
J’ai entendu chanter les sirènes contre les parois de ma cabine…
Et lorsque je revenais à Candâa pour la fête du Grand Retour,
c’était moi, Ziyara, Grand Amiral de la flotte, qui tranchait
la première part du Pain des Vieillards.
Mais cette année-là, il arriva une chose terrible.
Alors que tout le monde s’était régalé,
une affreuse maladie frappa la ville, juste un mois après la fête.
Les gens tombaient malades, ils mouraient dans les fièvres.
Cela commença dans les ruelles des bas-quartiers, dans les tavernes
crasseuses où les courtisanes attendent le retour des équipages.
Puis l’épidémie courut à travers les rues, emportant
hommes, femmes et petits-enfants. Enfin elle gagna les campagnes. Mon père
et ma mère, dans leur petit village tout là-haut, en moururent.
On accusa les épices, comme il se doit.
Trop fortes, trop brunes, évidemment, pour la blanche farine de Candâa.
Pourquoi les épices, pourquoi pas le levain ? Je crois, pour ma part,
que c’est plutôt le fiel des anciens qui en avait corrompu la pâte.
Candâa l’Épouse du Monde ! Candâa ! La ville aux trois-cent
palais de marbre !
Elle veut pour elle toutes les richesses, elle en ignore le prix.
Comme si les gens, ailleurs, ne goûtaient pas d’un autre pain !
Comme si les marins, à mon bord, n’avaient jamais eu entre les
dents le pain de la misère, comme s’ils n’avaient jamais
goûté au pain amer du naufrage !
J’étais la coupable désignée. On me condamna.
Je dus m’enfuir pour éviter un châtiment que je ne méritais
pas.
DEUXIÈME PARTIE : Ziyara-Ulysse,
bannie
J’ai repris la mer, avec quelques fidèles.
J’ai laissé le dauphin nous guider.
Nous avons abordé une île grise, battue par les flots, fouettée
par les vents. Peuplée, seulement, d’étranges statues de
pierre.
Certaines de ces statues étaient encore debout.
D’autres, écroulées, laissaient voir au milieu de leur
poitrine brisée un cœur translucide, couleur de miel, un bloc d’ambre
traversé de muettes explosions d’étoiles.
Une sorte de monde d’avant le monde.
J’ai posé mes mains sur ce cœur minéral.
Il était tiède, bienfaisant.
Chacun de nous avait un frère, une sœur, des parents à pleurer.
Nos âmes meurtries passaient entre ces statues comme entre des pierres
ponces.
Sur cette île perdue, à l’écart des routes marchandes,
Hostile, déserte, si l’on excepte son peuple de pierre et une
colonie de pingouins à la chair noire,
Oui, dans ce lieu désolé,
En passant et en repassant jour après jour parmi les géants silencieux,
Nous avons trouvé
Une forme étrange de réconfort et d’apaisement.
Poursuivant notre route,
Nous avons croisé, sous d’autres latitudes, des sauvages bariolés
qui chevauchaient la mer sur des barques à trois coques. Ils partaient
chasser le tigre volant, dans les redoutables forêts de Selva.
Nous sommes passés au large des maléfices de l’île
Quinookta, posée sur la mer comme une fleur vénéneuse.
Sur cette terre, des arbres-paons déploient leur ramure à l’approche
des navires, pour mieux les attirer dans les diaprures de leurs couleurs éclatantes.
Surtout n’abordez jamais ces rivages trompeurs.
Vous finiriez dans un festin de cannibales,
avant que l’île ne recrache votre navire, coquille vidée
de sa chair vive.
Mon équipage était des plus bigarrés, ramassé au
hasard des escales. Nous vivions de commerce et de contrebande, partageant
la peur des récifs ou le bonheur des plages.
Prisonniers d’une coque de noix.
Libres de la mener où bon nous semble.
Je connaissais la route qui mène aux îles bruissantes et secrètes
d’un archipel interdit.
J’y retrouvais mes sœurs au sourire de nacre, le peuple rieur des
pêcheuses de perle, celles-là même qui m’ont enseigné la
nage sous les eaux…
C’est un autre monde, inouï, silencieux, merveilleux.
Sirènes animées d’un même souffle, nous glissons
vers les profondeurs. Des grappes fuyantes de poissons d’argent s’ouvrent
en éventail devant nous,
leurs ombres se faufilent
vers la masse sombre des coraux.
Avec des gestes lents, nos doigts débusquent une à une les huîtres
et les portent au sac suspendu à la ceinture…
Enfin nous remontons, les poumons assoiffés d’air,
et jaillissant dans l’azur, un même rire éclate à nos
lèvres salées.
Nous partagions la récolte sur la plage, et parfois, comme une larme
précieuse, une perle roulait dans le creux de nos mains.
Les hommes de l’équipage nous rejoignaient.
Le soir venu, il m’arrivait de m’isoler pour compléter mes
cartes.
Pendant que je retraçais nos voyages sur le papier, des chuchotements
dans le lointain, des bribes de conversations amoureuses s’éteignaient
peu à peu, gagnées par la touffeur de la nuit.
Un havre de paix, une escale au paradis…
Mais moi, Ziyara, je voulais aller plus loin, toujours plus loin, encore plus
loin.
Je voulais courir les vagues et le grand vent.
Je ne laissais personne d’autre tenir la barre avant le lever du soleil,
lorsque la mer et le ciel se confondent dans une aube grise qui annonce timidement
les éclats du jour. Souvent le dauphin d’ivoire s’agitait à mon
cou, et alors ses frères au dos luisant venaient sauter joyeusement
devant nous.
Pourtant, un matin, ce fut un bien sombre présage qui s’annonça
sur le fil de l’horizon.
Notre vaisseau croisait les côtes du Pays de Jade. Derrière une
montagne en pain de sucre sont apparues des voiles. La plus haute portait la
bannière des pirates du Détroit des Perles Noires.
Leur chef s'était juré de faire main basse sur notre cargaison
et de tenir mon corps entre ses mains, afin d’en jouir à sa guise.
Cet imbécile était fou furieux de voir une femme commander un
vaisseau croisant son propre terrain de chasse.
Je garde de la bataille une mémoire confuse et une frayeur absolue.
Une horrible mêlée de cris, de rage et de sang. Un combat sans
merci, qui tourna vite à l’avantage de la meute des assaillants.
Nue et ligotée au grand mât, couverte de sang, à demi-inconsciente,
j’assistais au supplice de mes derniers compagnons. De temps à autre,
je recevais un plein baquet d’eau de mer, et la morsure du sel fouillant
mes plaies ouvertes m’arrachait des cris de souffrance. Un de ces crachats
a porté le dauphin d’ivoire jusqu’à ma bouche.
Je l’ai tenu entre mes dents, j’ai fermé les yeux, je l’ai
supplié de toutes mes forces :
—
Petit dauphin d’ivoire, vaillant coursier des hautes mers, grand dompteur
des eaux salées, viens à mon secours !
Une vague monstrueuse a noyé le vaisseau dans un flot d’écume.
Plus tard, j’ai repris connaissance sous un toit de palmes,
J’étais allongée, reposée.
Quelqu’un avait couvert mes plaies de feuilles bienfaisantes.Cet homme
qui me soignait :
Je ne l’ai pas vu venir.
Je n’ai pas vu venir ce petit homme aux cheveux cendrés,
Un marchand des terres froides, un timide.
Il avait tout l’air d’un égaré.
Cornélius…
Mon drôle de marchand des terres froides…
Il avait couru le monde, les deux pieds sur la terre, quand moi je le faisais,
les deux pieds sur la mer.
Il partageait mon amour des cartes.
Il revenait toujours à un vieux livre chiffonné, un "traité sur
les îles Indigo".
Il rêvait sans cesse d’une montagne, la montagne du Bleu des lointains.
— Comment te dire, Ziyara, c’est une montagne bleue, comme un volcan éteint.
Personne n’en a jamais foulé le sol. Elle se tient sur le fil de
l’horizon, inaccessible, au milieu d’une immense plaine herbeuse,
un véritable océan d’herbes, exactement comme une île.
Un peu plus loin s’allonge une terre qui regarde vers elle. Ces deux îles
sont les îles Indigo.
Quand il en parlait j’avais envie de me perdre dans son regard…
Cornélius avait fait tous les métiers, je crois, maçon-volant
dans la cité du vertige, pieds-poudreux au pays des Amazones, éleveur
d’oiseau longue-marche, musicien, marchand d’esclaves, brigand,
peut-être. Médecin, sans doute, si j’en croyais l’admirable
façon dont il m’avait soignée.
C’était un conteur… merveilleux.
Un soir, comme je frissonnais, il enveloppa mes épaules d’une étoffe
incroyablement fine, plus légère que la soie.
—
C’est de la toile à nuages, Ziyara.
Sa couleur change au fil du jour. Rose à l'aube, bleue à midi,
orange au coucher du soleil, indigo lorsque les étoiles paraissent
dans le ciel…
Elle vient de ces îles lointaines. Je l’ai achetée, il y
a bien
longtemps, sans en connaître la provenance. Je te l’offre…elle
semble avoir été tissée pour toi.
Dieu sait si je me méfie des traîtrises de la mer, des courants
sournois, des écueils invisibles, des bancs de brume à la dérive,
des vagues meurtrières, des vases et des sables mouvants, toutes choses
ignorées des cartes et qui font la différence entre ceux qui
croient vivre sur une terre solide et ceux qui savent que rien dessous nos
pas n’est immobile,
mais là,
quelque chose d’imprévisible, quelque chose d’incroyable,
a brusquement cédé dedans moi.
J’ai bu aux lèvres de cet homme le baiser qui m’a fait définitivement
perdre pied.
Je m’y suis noyée.
Et j’ai mordu à nouveau dans la vie.
TROISIÈME PARTIE : Ziyara-Pénélope
J’ai repris la mer, pour l’amour de cet homme.
Et j’ai épousé sa passion.
Après des mois de navigation, nous avons aperçu à l'horizon
une couronne de nuages, qui s'élevait, puis s'abaissait, puis s'élevait…
Le souffle d'Orbæ, a murmuré Cornélius…
Orbæ l’île merveilleuse.
Elle se tient de l’autre côté du monde, immense et ronde.
Ses hautes falaises plongent, verticales dans l'océan insondable. Immense
barrière, blanche, et parfaitement circulaire. Cornélius en est
sûr: derrière ces falaises, au cœur de l’île-continent,
on trouvera la plaine herbeuse au-dessus de laquelle s’élèvent
les îles Indigo.
Nous entrons enfin dans une rade étroite, qui abrite une ville délicate
aux somptueux palais. C’est d’ailleurs la seule ville, et l’unique
port d’Orbæ.
Des centaines de navires de toutes provenances mouillent dans la rade.
Nous descendons sur le quai, nous nous perdons dans les souks. Les odeurs dans
les ruelles sont inimaginables. On voit des hommes coiffés de lanternes
s'enfoncer dans le dédale des magasins obscurs. Nous goûtons à tous
les fruits.
Et nous rions.
Nous rions à chaque pas.
Nous sommes invités au Palais des Cosmographes,
je suis pressée de questions par de très doctes savants.
Ils ont beau connaître toutes les langues, ils n’ont jamais rencontré une
femme qui a tant parcouru le monde.
Shéhérazade venue des mers, je les tiens en haleine jour après
jour avec les récits de mes voyages.
Mais ce que j’apprends de leur bouche n’est pas moins étonnant.
Entre les falaises et les Terres intérieures, une couronne de nuages
fait le tour de l’île. Ce sont les Fleuves de Brume, qui cachent
au commun des mortels l’immensité des Terres Intérieures. À l’abri
de cette couronne, les Terres Intérieures se transforment au gré d'une
invraisemblable fantaisie géographique. Jamais une expédition
n'en est revenue avec une description identique à la précédente.
Elles sont une source inépuisable de paysages, d’animaux de toutes
sortes, de monstres très anciens, d’arbres et de plantes étranges.
Le douroucouli mélancolique, le potamogale étoilé, la
belladone oiseuse, viennent de ces contrées prodigues en merveilles
À
chaque retour d’expédition, les carnets de route et les cartes
des explorateurs sont apportés au Cabinet des Enluminures, où des
femmes cartographes font la remise à jour de la Carte-Mère. Pendant
ce temps, Cornélius court les tavernes à la recherche d'indices
sur les îles Indigo.
Pour lui, c’est une certitude, la montagne du bleu des lointains se tient
au centre exact d’Orbæ, au beau milieu des Terres Intérieures.Un
soir, il m'annonce qu'il est enfin prêt. Il veut partir. Mais il veut
partir seul.
C'est une folie.
Rien ne peut le faire changer d’avis. La seule aide qu’il attend
de moi, c’est de rester ici, en ville, pour préparer son retour.
Il me confie une moitié de Pierre Aimante, et garde l'autre sur lui.
Ainsi, il sera sûr de me retrouver, car les deux moitiés de cette
pierre aimante, une fois séparées, se tournent toujours l’une
vers l'autre.
La pierre Aimante, la tendre pierre des Amants.
Je l'accompagne jusqu'au sentier des Expéditions, aux limites de la
ville. Je l’embrasse une dernière fois.
Mon amour disparaît dans les Fleuves de Brume.
Une année, terrible, se passe sans nouvelle.
Puis une autre…
Je suis revenue au palais des Cosmographes.
J'ai demandé à voir la Carte-Mère.
C'est une merveille absolue.
Siècle après siècle, on a reporté sur elle toutes
les descriptions des Terres Intérieures.
Je suis restée de longues journées à la contempler, à dériver
sur les paysages qu’elle dévoile.
En soufflant légèrement dessus, je pouvais voir trembler la surface
des rivières, frissonner les forêts qui y sont peintes, et même
s’envoler des myriades d’oiseaux minuscules.
Les femmes qui sont chargées de son enluminure m'ont élue à leur
Collège.
J'ai fumé la pipe des femmes cartographes.
J'ai reporté, avec elles, les voyages des découvreurs partis
dans les Terres Intérieures. J’allais les accueillir lorsqu’ils
revenaient du sentier des expéditions. Je posais des questions innocentes.
Personne ne parlait des Iles Indigo ni de la montagne du Bleu des lointains.
Personne n’avait croisé la route d’un voyageur solitaire.
Personne…
Alors je me suis introduite une nuit, en secret, dans la salle où la
carte produit son bruissement de formes et de couleurs.
J'ai tracé de ma main, au centre de la carte, là où toutes
les rivières vont à leur perte, le cône de la montagne
bleue, puis, en-dessous, l’île allongée comme une barre
verticale.
Et j'ai eu la joie de voir la silhouette minuscule de Cornélius progresser
sur la carte, au milieu des herbes à nuages. Il cheminait, lentement,
lentement. Il marchait vers les îles Indigo.
Le lendemain matin, la Carte-Mère avait tout effacé.
Nuit après nuit, inlassablement, j'ai retracé le voyage de mon
amour.
Jour après jour, impitoyablement, la carte l’effaçait.
C’était à en perdre la tête.
C’était à en perdre les yeux.
Et puis mon morceau de Pierre Aimante a fini de m'indiquer la direction où battait
l'autre moitié de mon cœur.
Je crois qu’il a rejoint la montagne du bleu des lointains, où s’en
vont les êtres aimés.
La nuit est descendue pour toujours. Pourtant, nul autre ne connaît mieux
que moi les arcanes du Palais des Cosmographes.
Les voyages que je faisais autrefois sur l'Océan, je les accomplis de
salle en salle, de carte en carte.
Je suis la gardienne du château de l’errance.
J'ai la clef de la chambre des Interdites, les cartes dont la divulgation était
punie de mort. Autrefois des rois et des empereurs se sont battu entre eux
pour les posséder, parce qu’elles tracent les routes du pillage
et de la traite des esclaves.
Je pousse sans bruit la porte de la chambre des Timides, ces cartes griffonnées
dans la fièvre, balbutiantes, imprécises, presque effrayées
devant le monde toujours vaste des terres sauvages.
Je glisse dans la chambre des Effacées, où de très vieilles
mappemondes achèvent de tomber en poussière… Avec elles,
peut-être, disparaissent sans bruit les contrées qu'elles représentaient.
Que sont devenus les peuples qui les habitaient, aux noms si beaux ?
Zenetes, Muzidales, Berdoanes, Tchangaïoles, Ombannes, Zizotls, Baïlabaïks,
Mandargs, …
Je les prononce, ces noms, à haute voix dans la nuit, pour les réveiller
de mon haleine tiède, et continuer à les faire exister.
Je vois des rois, des rois noirs d’or et de plumes, je vois leurs guerriers
hérissés de lances, je les vois qui marchent au bruit des tambours,
ils ont des parures et des colliers de griffes, je vois des parades nuptiales,
j’entends le rires des danseurs, le chuchotement des étoffes,
et les mots qui murmurent : oui nous avons vécu… nous avons vécu…
Des pays tout entiers traversés de fleuves et de rivières ne
tiennent plus que par la grâce de vieux parchemins, leur destin suspendu
entre le grattement de la plume d’oie qui les dessina et le grignotement
des dents de souris qui les achèvent…
Seule, je visite la Chambre des Endormies, celles qui ne supportent que l'obscurité,
et le silence, parce que ces cartes, oh, ce sont les plus belles, ne représentent
que l'autre part du monde, plongée dans la nuit lorsque nous veillons.
Je me promène enveloppée comme dans un voile de songes.
Je dessine de mes doigts hésitants une carte invisible et secrète,
ici deux lacs, ce sont des yeux, là, une forêt, ce sont des cheveux.
J’embrasse le sourire de mon amour parti au pays de la montagne bleue
: Cornélius…
Sans fin, dans les replis de mon cœur, je visite cette carte du Tendre,
où s'inscrit la trace de mes amours, belles, tristes …heureuses
comme les rides qui naissent à la surface de ma peau,
pour y raconter mon chemin de vie.
J’habite la longue nuit de celles qui ont perdu la vue.
Mais je vous le dis, je ne crains pas les ombres qui m'entourent.
Je murmure le tendre nom de mon amant.
Je crois que je l’attends.
Mon âme l’a rejoint aux îles Indigo.
Mon âme chargée de voyages, peuplée de couleurs, guidée
par l’odeur entêtante du Pain des Vieillards, sésame de
ma terre natale.
Gardienne de chèvres, Grand Amiral de la flotte de Candâa, pirate,
pêcheuses de perles, femme cartographe, amoureuse…Je caresse le
petit dauphin d'ivoire suspendu à mon cou, qui ouvrit pour moi les routes
océanes…
Et je reste, à jamais :
Ziyara
la Lumineuse. |