François Place / Ziyara, version scène
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L'Atlas des Géographes d'Orbae est devenu sitôt sa publication un classique de la littérature jeunesse contemporaine.
François Place est un chercheur, aussi bien dans son travail d'illustration que lorsqu'il se fait auteur pour les autres, ou lorsqu'il rend hommage à Hokusaï, illustre Stevenson...
Voir le site François Place aux éditions Casterman, mais aussi les pages François Place de Nicolas Dompnier.
La qualité de l'imaginaire déployé par François Place donne évidemment des envies au cinéma (Les derniers géants en cours d'adaptation), mais aussi à celles et ceux de la scène. Ce mercredi 19 mai, à Taverny où habite François Place, on jouera la dernière étape de l'Atlas, le conte de Ziyara revisité manière Odyssée. L'auteur lui-même a repris son texte, dévoilant une face poétique qui s'ajoute à ses registres...
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Ziyara, version scène :
première partie
deuxième partietroisième partie

autres liens François Place
un interview sur l'Atlas pour le site des librairees jeunesse Citrouille, plus une présentation de l'Atlas des géographes d'Orbae
sur le site de l'université de Lille, une approche de l'oeuvre de François Place par Lydie Devulder
contact avec François Place : écrire à remue.net

Atlas des géographes d'Orbae: extrait inédit
Extrait d’une ébauche non retenue des Troglodytes
Deux sœurs jumelles, danseuses. Arrivent au pays des Troglodytes pour y danser pendant la fête des jours dérobés. Leur cortège se perd dans une vallée-couloir. Un choc, les deux chaises à porteur sur le sol. Silence. Ni jour ni nuit, on y voit et on n’y voit pas. Les porteurs ont disparu, sans doute enfuis. Lieu enchanté qui vol l’âme des craintifs. Les deux sœurs explorent à pied le défilé. Arrivent devant un endroit où pendent des milliers de chiffons : la porte des fantômes. N’osent pas la franchir. Font demi- tour. Tentent de se parler, les mots ne font aucun bruit. Les deux sœurs arrivent à se parler par gestes en dansant. Elles n’entendent que les clochettes tinter à leurs chevilles. Se dirigent vers des grottes taillées dans la falaise, attirées irrésistiblement vers des grottes peintes, mais peintures effacées ou noircies par les fumées. Le froid. Rien à faire brûler. Depuis la grotte on voit des chiffons suspendus. N’osent pas aller en chercher pour se couvrir. Peur de s’endormir. Vallée des marchands de sommeil. Continuent à danser, pour se parler. Chaque geste, mouvement de la main, des yeux, des bras, des pieds ou des chevilles a ne signification. Présence inquiétante autour d’elles. Leurs gestes disent : « Ma sœur, j’ai peur. Ma soeur, je suis là, prends courage. Ma sœur, je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de disparaître dans les ténèbres du temps. » Respirations semblables à des reniflements. Des yeux sur les murs de la grotte. Les fresques s’animent. Une porte tourne sur ses gonds. Des êtres se détachent des murs. Démons avec trois yeux. Les danseuses n’osent plus s’arrêter. Peur de s’endormir. Mais combien de temps dure la nuit dans cette vallée perdue, et combien le jour, et s’ils étaient confondus à tout jamais ? Les tissus tendus sur la vallée se mettent à claquer, à s’agiter.

à propos de l'Atlas des Géographes d'Orbae, par François Bon

Six ans ont passé, et voilà sous nos yeux la totalité du voyage, trois tomes épais de L’Atlas des géographies d’Orbae, pour chaque lettre de l’alphabet une aventure à la fois fantastique et déplaçant les repères ordinaires du fantastique, rejoignant dès la source du livre les deux pans opposés du travail de François Place. Le travail documentaire du Livre des explorateurs, et le travail fictionnel des Derniers Géants, les voilà fondus dans une seule genèse pour chaque histoire. Ainsi donc, la plus radicale des inventions de l’imaginaire convoque pour elle ce que les théoriciens du cinéma savent pour ce qui le sépare du roman : à l’origine de l’image est une expérience réelle. Ici, le réel, bien sûr c’est lui-même qui le construit, mais les planches sur quoi s’appuie l’invention ne l’illustrent pas, quelquefois à peine dialoguent-elles avec elle. L’Atlas construit sa propre illusion en présentant comme vrais, et documentés, les pays imaginaires qu’il nous déploie.
Il a d’autres astuces sous le crayon, François Place. Et, comme tout inventeur, n’en est sans doute pas conscient lui-même, ne les découvre peut-être lui-même que rétrospectivement, une fois l’histoire écrite et les dessins terminés. Par exemple que chacune des histoires s’appuie sur un dispositif, certes toujours renouvelé, mais qui a la permanence (qu’on regarde la première planche de chaque chapitre) d’être lui-même récit de découverte, de traversée, d’expédition, de transgression d’un rite établi. S’il y a des exceptions, comme à Nilandar, le vocabulaire (c’est ainsi qu’on vit paraître... il traversa le fleuve... un jeune homme entre secrètement...) reste le même pour les figures successives de la légende. Ainsi, pour chaque pays où on s’aventure, on ne connaîtra que ce que le narrateur en connaîtra lui-même au présent. Alors le sentiment d’inconnu, et sa présence littérale, est d’autant plus grande. Comme les planches documentaires, où se fonde notre illusion de réel, sont limitées par le territoire d’une seule double page, le récit ne sera qu’une incursion jamais totalisante dans une profusion réelle complexe, qui tiendra son épaisseur secrète, hors de nous. C’est cet art tout de résonance, qui faisait déjà la magie du monde infiniment emboîté des Mille et une Nuits, qui confère à L’Atlas sa puissance onirique.
Notre monde va vite, on le traverse tout entier en vingt heures d’avion, on en fait le tour en ballon dans les hauts vents d’au-dessus des nuages sans redescendre, et on peut quitter un aéroport à peu près n’importe où sans trop se perdre : les repères sont les mêmes, quand bien même on a le goût, une fois pour toute, de ces odeurs qui vous assaillent selon que l’avion vous porte en Afrique ou en Asie, ou qu’on est encore capable de s’émouvoir, un jour de pluie grise, dans un port breton, à tel vieux bateau de bois ignoré dont on sait qu’il a emmené autrefois un navigateur tout autour du monde en solitaire, et que le récit fit les rêves de votre jeunesse, en continuité directe avec le goût qu’on avait pour Moby Dick ou Jules Verne. Et dans notre monde qui va vite et partout se ressemble, lui, tous ces six ans, était à sa table et passait d’une légende à une autre. C’est un dépôt de temps, un de ces puits à bitume comme en explorent les archéologues, mais ce qu’il y a dans ce dépôt de temps, ce n’est pas seulement le trésor technique et les heures minutieuses de François Place, c’est comme parcourir strate après strate la grammaire chacun de notre propre imaginaire. C’est un rêve qui, comme une porte d’avion qui s’ouvre, et le souvenir d’une lecture au vieux bateau du Toumelin sous la pluie, colle au monde d’aujourd’hui sans vouloir en rien lâcher, comme le goût d’une aventure perdue, et dont le livre permettrait d’entretenir cependant le mystère.
Ces trois dimensions : l’illusion documentaire, la percée au présent dans une profusion qui reste inconnue, et de maintenir l’imaginaire dans notre propre questionnement du monde et l’éblouissement des lectures, sont les trois axes principaux qui nous ont permis d’assister en direct, ces six ans, à la gestation d’une œuvre destinée à faire date, et dont le dépôt intérieur de temps est déjà un gage de résistance à cette usure des jours qui est notre actualité défilante.
Géographie : « science qui a pour objet de connaître les différentes parties de la superficie de la terre, d'en assigner les situations réciproques et d'en donner la description », dit Émile Littré, autre inventeur de monde imaginaire, la langue comme monde clos des rêves. François Place s’astreint à reproduire l’illusion de science, à faire que la superficie de son monde imaginé coïncide exactement avec celui qu’au-dedans de nous-mêmes nous accordons à notre vieille terre mal ronde, et nous fait glisser dans ses récits inventés par notre propre appel de descriptions que nous voudrions vraies. Et c’est le mot réciproque du génie habituel de Littré qui est ici l’indication : la force de l’imaginaire s’établira sur la cohérence globale, sur le fait que cette description organise chacun de ses éléments l’un en rapport avec l’autre dans une totalité. Alors, la fragmentation même de L’Atlas en trois tomes contribue à en renforcer l’illusion.
Il y a bien des choses qu’on devrait ici dire, et à quoi la modestie de François Place préfèrerait qu’on s’en tienne. Il n’a pas trouvé place dans son livre, c’est la loi des constructions imaginaires, pour nous informer qu’Abraham Ortelius a existé réellement, qu’il était géographe, établi à Anvers, ami de Bruegel et de Mercator, et que c’est lui qui fit paraître en 1555 le premier grand atlas imprimé, d’abord gravé sur cuivre : son Theatrum Orbis Terrarum, et que sur l’atlas d’Ortelius figure une Terra Australia Nondum Cognita, continent strictement imaginaire que le géographe supposait nécessaire au bon équilibre de la terre, pour qu’elle tourne. En cinquante-trois planches portant soixante-dix cartes, figurant Ancien et Nouveau Monde chacun dans un cercle divisé par des méridiens courbes recoupant l’équateur en parties égales, Abraham Ortelius rend le monde proportionnel, invente le premier atlas universel.
De même, parce qu’il est dans le rôle du conteur et que nous, lecteurs, devons l’imaginer ainsi qu’un des narrateurs éblouis, aux yeux écarquillés par l’immensité de leur découverte, comme ce dont témoignent cet Anatole Brazadîm auteur de cet imaginaire (l’emboîtement du livre inventé assurant de la réalité du récit qu’ici on nous tient) Mémoire sur les îles Indigo , ou ce Kosmas à la frontière du Désert des Pierreux, François Place ne pourrait sans déroger à la loi même de son livre, narrateur nous rapportant les aventures supposées réelles d’autres narrateurs, nous informer dans son texte que cette idée de Carte-Mère vient du patron real des explorateurs espagnols, du temps du siècle d’or, document secret qu’on gardait à Séville dans une bâtisse intitulée casa de Contratacion, enrichi au fur et à mesure des découvertes, mais dont la divulgation aurait été punie de mort. Alors on comprend mieux l’importance de cette carte globale que nous dessine L’Atlas : C’est un très grand parchemin doublé de soie. Les Terres intérieures sont représentées avec toutes leurs transformations et leurs âges successifs, on peut y discerner une infinité de paysages superposés qui composent un tableau bigarré, planté d’arbres de toutes sortes, semé d’animaux étranges. On peut y distinguer, presque effacés par les ans, des monstres très anciens, hommes à tête de chien, acéphales qui portent leur visage au milieu du corps et quantité d’autres phénomènes. Elle est ornée de nombreuses légendes et d’écritures vénérables [...] La Carte-Mère se contente de produire ce bruissement de couleurs qui enchante toujours ceux qui ont la chance de la contempler. François Place insère ici dans son livre ce qui est sa réalité même.
Il revient donc presque naturellement à cet Ortélius imaginaire, qui a laissé au vrai son prénom, un rôle particulier dans l’ensemble du livre. Il le rassemble en figure globale, et il porte dans la fiction le rêve vrai du géographe d’il y a quatre cents ans. François Place est fasciné depuis toujours par cette relation de l’imaginaire et du monde, en particulier par ce fait que ce sont d’abord les physiciens qui ont prouvé l’existence de ce grand continent Antarctique, quand tous les navigateurs devaient encore renoncer, devant l’hostilité géante des éléments, à pousser plus au sud. Dans le récit qui donne au livre son titre global, Orbae, c’est un enfant de dix ans qui est seul capable de déchiffrer sur la Carte-Mère les détails superposés des inventions et légendes qui y sont transcrites depuis des générations. Ce que les femmes cartographes ont dessiné sur la carte, on envoie des expéditions le conquérir. Ortélius est banni parce qu’il prouve, par une tache d’encre jetée sur la carte, l’existence rétrospective de terres noires : et l’étrange oiseau chauve maladroitement dessiné par l’enfant, dans un vertige logique à rendre jaloux Jorge Luis Borges, devient la preuve de l’antériorité de l’imaginaire sur le réel. C’est ce fonctionnement en son centre qui permet à L’Atlas de ne devoir qu’à lui-même sa propre activité imaginaire.
Nous sommes quelques-uns à beaucoup devoir à l’amitié de François Place: croire à cette possibilité d’inventer encore, et la possibilité de cette pureté presque d’enfant dans la dureté, la vitesse et la violence du monde. Mais un véritable artiste est toujours au-delà d’où vous supposez l’homme. Lecteurs de L’Atlas à mesure qu’en ont paru les histoires, c’est à ce vertige logique que l’auteur, inconnu alors même de ses proches, nous conduit. Ortélius est revenu à Orbae, il dispose d’une machine volante prise à ce récit imaginaire d’Anatole Brazidîm découvreur des îles Indigo, et par ce moyen fourni par son propre livre, il s’enfonce dans l’inconnu d’Orbae, pour y découvrir deux éléments imprévus, qui donnent, en sa page ultime, sa véritable dimension à l’œuvre : d’abord, c’est un peuple qu’on trouve, un peuple qui sait l’amitié, le rire et, foulant le monde réel, y respecte même cette politesse des pieds. Et, là où nous conduit l’homme enfin retrouvé, dans le pays imaginaire on nous fait apercevoir, tout au bout, comme un point final à la phrase constituée par l’alphabet qui vient d’être exploré, le départ d’un nouveau pays réel. Rien moins que ces îles Indigo, le livre produisant, au-delà de lui-même et comme un nouveau départ, la preuve de sa propre et inaccessible réalité. Un monde où être homme est possible: à la condition de cette perte préalable par l’imaginaire.
C’est à la découverte de ce vertige logique, que seul permet de fréquenter le récit fantastique en son meilleur, et en est la seule vraie mesure, que je voulais ici inviter.
F.Bon – juillet 2000

PREMIÈRE PARTIE: Ziyara-Ulysse

Très haut dans les montagnes, au-dessus de la ville de Candâa, il y a un village agrippé de toutes ses griffes à un éperon rocheux.
Ce village tient serrées entre ses murs tout au plus une centaine d’âmes,
et la neige y tombe en silence pendant trois mois de l’année.
C’est là que j’ai grandi, pieds nus, entre les champs de seigle et les bois de châtaigniers.
Une vraie sauvageonne, morveuse, frondeuse, ongles noirs …mais… dents blanches.
Je passais mon temps à me battre avec les garçons.
Je les griffais, je les mordais, je me débarrassais d’eux…
Et puis je grimpais, comme une chèvre dans les éboulis jusqu’aux plus hautes crêtes pour m’écrouler enfin, épuisée, hors d’haleine, hors d’atteinte
Et regarder la mer au loin, là où les montagnes s’évanouissent.
Des aigles et des milans tournoyaient haut dans le ciel
Et moi je pleurais
En griffant la terre
Les filles de la montagne n’ont pas d’ailes
Quand elles pétrissent le pain c’est pour y étouffer leurs rêves,
Quand elles attisent le feu c’est pour y consumer leur fièvre,
Quand elles lavent les draps c’est pour y noyer leurs désirs.
Et tout ça, toujours, toujours, sous le même morceau de ciel.
Je regardais la mer. La mer qui scintille au loin, la mer immense, couverte de voiles blanches.
Une fille ça porte le voile des noces,
Une fille ça porte le voile du deuil,
Une fille ça ne met jamais les voiles.
Alors je griffais la terre et des larmes me jaillissaient des yeux.
Il n’y avait que la voix de mon père pour me faire rentrer, une voix qui grondait comme l’orage roule au fond des vallées.
L’année de mes quinze ans je l’ai supplié pour qu’il m’emmène voir la Fête du Grand Retour à Candâa.
Mon père Dchemgidad a souri.
Il devait y conduire une petite caravane de mules chargées de miel et de farine.
Ma mère a tressé mes cheveux, elle a mis à mes oreilles et à mon cou des bijoux d’argents.
Nous nous sommes regardées, elle et moi : aussi rouges l’une que l’autre.
Mon père m’a fait monter sur la mule blanche ornée de pompons rouges et de grelots, et c’est dans cet équipage, descendant de montagnes en vallées
que nous sommes parvenus, un beau matin, aux portes de Candâa.
Tout comme nous, beaucoup de villageois s’étaient déplacés pour assister à la fête. Je n’avais jamais vu autant de gens.
Les rues étaient noires de monde.
Notre caravane se frayait un chemin à travers la foule vers les entrepôts de la ville. Nous avons déposé nos marchandises dans l’un d’entre eux.
Celui qui n’a jamais pénétré dans la pénombre de ces cavernes ne peut se faire une idée de la richesse inouïe de Candâa : du vin, de l’huile, des parfums, des épices, et tant d’autres choses encore…
Candâa, la perle des sept mers,
Candâa l’Épouse du monde.
Chaque année, au printemps, les vaisseaux de la flotte reviennent au port, avec de pleines cargaisons d’épices odorantes. On danse, on chante, mais surtout, on mange le Pain des Vieillards.
C’est un pain d’épice. Mais très particulier…
La farine et le miel viennent des montagnes toutes proches qui s’étagent au-dessus de la ville,
Les épices, elles, viennent du bout du monde.
Quant à la pâte, elle a dormi toute une année dans de grands bacs en bois d’ébène. Et le levain qui lève cette pâte au bois dormant est vieux de cent ans.
C’est pourquoi on nomme ce pain d’épices le Pain des Vieillards.


Cent ans ! Cent longues années !
Autant dire que, lovés dans cette pâte généreuse et maternelle, d’innombrables rêves ont eu tout le temps de germer, de gonfler.
Des rêves levés par le ferment venu de ce lointain passé,
Des rêves bercés dans le parfum des îles qui dorment là-bas, de l’autre côté du monde.
Le temps et l’espace dans une même bouchée
Les brunes et capiteuses épices du lointain,
Alliées à la douce et blanche farine de Candâa.
On ne cuit ce pain que pour la fête du Grand Retour.
Il est porté à bord de la nef amirale, et il faut attendre, en silence, les trois coups de gong pour y goûter.
Au premier coup de gong, le pain est découpé et distribué au peuple tout entier
Au deuxième coup de gong, chacun le porte à la bouche
Au troisième coup de gong, on le mange en faisant un vœu
j’ai tiré mon père par la manche.
Ensemble, nous avons marché vers le port
lui riait de bonheur,
Et moi, mon cœur battait comme un tambour !
Le peuple s’était massé sur les quais pour assister à la Fête. Le soir tombait. Il flottait dans l’air des odeurs de cannelle et de muscade. Les grands vaisseaux de la flotte se dressaient au milieu de la rade. Je les buvais des yeux, ces grands, ces beaux voiliers. Ils venaient de si loin ! Ils étaient là, devant moi, paisibles, entourés d’une multitude de barques éclairées de lampions, comme de grands animaux veillant sur leurs petits.

Premier coup de gong.
Le Pain des Vieillards, découpé en milliers de portions, passait, dans le plus grand silence, de barque en barque, de main en main, comme dans un rêve.
Deuxième coup de gong
Toute l’assistance fut servie, jusqu’au plus pouilleux des mendiants des bas quartiers…
Quel silence, quel recueillement…
Une mouette m’a soudain effleuré de son aile.
Maintenant je le sais, les frissons qui me couraient le long des bras, ce n’était pas seulement la fraîcheur de la nuit.
Troisième coup de gong
J’ai mordu dans le Pain des Vieillards une première fois, très vite, en fermant les yeux.
J’ai senti, dans mon palais, une déflagration d’odeur et de senteur.
Le vent soulevait mes cheveux. J’ai mordu davantage.
Et là…
Contre l’émail de mes dents,
J’ai senti un petit objet dur :
un minuscule dauphin d’ivoire.

Les choses, alors, ont pris une bien étrange tournure.
Une brise soudaine a soulevé la rade. Les voiles se sont mises à claquer, les barques à s’agiter dans tous les sens.
Les grands vaisseaux tiraient sur leurs ancres comme des chevaux cabrés.
Tous les regards convergeaient vers moi.
J’étais précisément au centre de ce mystérieux coup de vent.
Des marins sont arrivés en courant. Ils nous ont jetés dans une chaloupe, mon géant de père rouge de colère, et moi, sa jeune fille, toute rouge de honte.
Nous voilà hissés sans ménagement à bord de la nef amirale.
On nous pousse vers un groupe de personnages.
Ce sont les grands capitaines, les notables de la cité.
Ils se tiennent en demi-cercle, face à nous, debout sur le pont.
Quelqu’un m’ouvre la main de force : le dauphin d’ivoire apparaît.

C’est un concert de protestation : (chuchoté, comme de bouche en bouche) Le dauphin d’ivoire…le dauphin d’ivoire… Quoi ? le dauphin d’ivoire ? dans la main d’une gardeuse de chèvres ? Non !!! dans la main de cette cul-terreuse!
Et mon père, toujours aussi rouge, qui n’ose pas dire un mot.
Un vieil homme à barbe blanche me fait signe.
— Allons, approchez, parlez sans crainte. Personne ici ne vous veut le moindre mal. Quel est votre nom ?
— Ziyara.
— Ziyara. Vous ignorez, j’en suis sûr, la signification de cet objet.
La voici : il est dit, dans un texte qui remonte à la fondation de notre cité, que celui, heu, que la personne qui découvrira le dauphin d’ivoire sera ,eh bien, sera le plus grand Amiral de la flotte de Candâa.
Les protestations redoublent. Je n’avais encore jamais vu de regards si haineux, ni de bouches autant déformées par la morgue.
D’un geste, le vieil homme impose silence. Je comprends : c’est lui le Grand Amiral de la Flotte.
Il ordonne de puiser de l’eau de mer dans un seau.
Il y a encore des ricanements.
On plonge le dauphin d’ivoire dans le seau.
Le voilà qui saute, qui plonge, qui saute à nouveau,
il nage
comme s’il était vivant!
— Ziyara, me dit l’Amiral, cela veut dire « Porteuse de Lumière », je crois?… C’est un beau présage. Portez ce dauphin en médaillon autour de votre cou. Tant que vous l’aurez sur vous, ni la mer, ni l’océan ne pourront vous trahir. C’est à vous, Ziyara, me dit-il en me prenant les mains, qu’il appartiendra de porter au plus haut le renom et la gloire de Candâa.
Et là, mes jambes en tremblent encore, tous les hommes présents se sont prosternés devant moi. Même l’Amiral. Et même Dchemgidad, mon géant de père si redouté et tant vénéré.
Aujourd’hui encore ce n’est pas sans frayeur que je revis ce moment.
Pourtant, j’ai couru les sept mers et les quatre océans,
J’ai réglé mon souffle sur la puissante respiration des eaux marines !
Et la rumeur des vagues gonfle encore mes poumons…
Mais quel horrible apprentissage que celui du métier de marin !


Je ne parle pas ici de la navigation, ni des connaissances en construction de navires, pas même de cette inflexible fermeté dont on doit faire preuve quand on a devant soi la redoutable tâche de commander aux hommes et à la manœuvre.
On apprend, avec les années, à se confondre avec la coque de bois qui nous abrite, et si la membrure vient à se frotter contre un rocher, c’est dans les côtes qu’on en ressent tout le mal.
On apprend à rester debout sur un plancher qui se dérobe, on apprend à céder au malaise des viscères qui laisse sans force par les nuits de tempête, on apprend à garder la tête froide.
Tout cela n’est rien.
Je sais ce qu’on dit sur les marins : des gens de sac et de corde, un ramassis de braillards à tête d’enclume, grands buveurs de gnôle, grands amateurs de cogne, toujours prêts à sortir le couteau.
Que je vous rassure, c’est bien en-dessous de la vérité.
On imagine cette gamine de la montagne jetée au beau milieu de la meute.
Eh bien quoi, j’avais la tête aussi dure, j’avais de la corne aux pieds tout autant qu’eux, le dauphin d’ivoire me protégeait, et qui vous a dit que je ne savais pas jouer du couteau ?
Cela n’est toujours rien…
La vérité, la vérité c’est que celui qui monte en mer se retire à tout jamais du monde des vivants.
Il arrache ses racines pour s’abandonner à la merci du vent, des vagues et de l’océan…
Tant de souvenirs, tant de cartes tracées…
La terre est ronde. Elle est si vaste…
J’ai pris la route des Épices, j’ai abordé les îles parfumées.
Et sous ma bannière, nos vaisseaux ont écumé les mers bien au-delà du monde connu.
De véritables coureurs d'océan, chevauchant les vagues en grands troupeaux de voiles blanches.
Ils revenaient, fidèles, à chaque printemps, pour les Fêtes du Grand Retour, pavoisés jusqu'à la pomme du grand-mât.
On sortait de leurs coques ventrues la précieuse cargaison : cardamome, poivre, gingembre, muscade, benjoin, cannelle, girofle, safran, vanille
Pourtant je l’ai compris, voyage après voyage, année après année, ce que nos vaisseaux ramenaient dans leurs coques épuisées par la longue course, ce n’étaient pas quelques boisseaux de marchandises odorantes.
Ce qu’ils allaient chercher au-delà de l’horizon, c’était des histoires, des morceaux de pays, de flamboyants oripeaux qui habilleraient les songes de la cité pendant toute une année.
Alors moi, Ziyara, je tentais d’autres routes, j’allais au-delà du monde connu.
Le petit dauphin suspendu à mon cou conduisait ma chance et mon destin.
J’ai vu les mers du Nord où nagent des ours plus blancs que des cygnes,
parmi les grandes montagnes de glace tueuses de navires.
J’ai vu, sur les flots libres de glace, dans de minuscules embarcations, des petits hommes virevolter plus vite que les hirondelles de mer.
Là-bas, la nuit dure six mois de toute une année.
Pendant la Longue Nuit, les gens s’endorment tous ensemble, dans des chambres creusées dans la glace, et leurs rêves s’enroulent les uns autour des autres.
Leurs esprits chassent les baleines sous la nuit océane, et c’est ainsi qu’ils voyagent, tout en dormant et en rêvant…
J’ai vu l’étrave de mon navire tailler la vague phosphorescente sous des gerbes d’étoiles,
J’ai vu crépiter le feu Saint-Elme à la pointe de nos mâts…
J’ai entendu chanter les sirènes contre les parois de ma cabine…

Et lorsque je revenais à Candâa pour la fête du Grand Retour, c’était moi, Ziyara, Grand Amiral de la flotte, qui tranchait la première part du Pain des Vieillards.
Mais cette année-là, il arriva une chose terrible.
Alors que tout le monde s’était régalé,
une affreuse maladie frappa la ville, juste un mois après la fête.
Les gens tombaient malades, ils mouraient dans les fièvres.
Cela commença dans les ruelles des bas-quartiers, dans les tavernes crasseuses où les courtisanes attendent le retour des équipages.
Puis l’épidémie courut à travers les rues, emportant hommes, femmes et petits-enfants. Enfin elle gagna les campagnes. Mon père et ma mère, dans leur petit village tout là-haut, en moururent.
On accusa les épices, comme il se doit.
Trop fortes, trop brunes, évidemment, pour la blanche farine de Candâa. Pourquoi les épices, pourquoi pas le levain ? Je crois, pour ma part, que c’est plutôt le fiel des anciens qui en avait corrompu la pâte.
Candâa l’Épouse du Monde ! Candâa ! La ville aux trois-cent palais de marbre !
Elle veut pour elle toutes les richesses, elle en ignore le prix.
Comme si les gens, ailleurs, ne goûtaient pas d’un autre pain !
Comme si les marins, à mon bord, n’avaient jamais eu entre les dents le pain de la misère, comme s’ils n’avaient jamais goûté au pain amer du naufrage !
J’étais la coupable désignée. On me condamna.
Je dus m’enfuir pour éviter un châtiment que je ne méritais pas.


DEUXIÈME PARTIE : Ziyara-Ulysse, bannie
J’ai repris la mer, avec quelques fidèles.
J’ai laissé le dauphin nous guider.
Nous avons abordé une île grise, battue par les flots, fouettée par les vents. Peuplée, seulement, d’étranges statues de pierre.
Certaines de ces statues étaient encore debout.
D’autres, écroulées, laissaient voir au milieu de leur poitrine brisée un cœur translucide, couleur de miel, un bloc d’ambre traversé de muettes explosions d’étoiles.
Une sorte de monde d’avant le monde.
J’ai posé mes mains sur ce cœur minéral.
Il était tiède, bienfaisant.
Chacun de nous avait un frère, une sœur, des parents à pleurer.
Nos âmes meurtries passaient entre ces statues comme entre des pierres ponces.
Sur cette île perdue, à l’écart des routes marchandes,
Hostile, déserte, si l’on excepte son peuple de pierre et une colonie de pingouins à la chair noire,
Oui, dans ce lieu désolé,
En passant et en repassant jour après jour parmi les géants silencieux,
Nous avons trouvé
Une forme étrange de réconfort et d’apaisement.
Poursuivant notre route,
Nous avons croisé, sous d’autres latitudes, des sauvages bariolés qui chevauchaient la mer sur des barques à trois coques. Ils partaient chasser le tigre volant, dans les redoutables forêts de Selva.
Nous sommes passés au large des maléfices de l’île Quinookta, posée sur la mer comme une fleur vénéneuse.
Sur cette terre, des arbres-paons déploient leur ramure à l’approche des navires, pour mieux les attirer dans les diaprures de leurs couleurs éclatantes.
Surtout n’abordez jamais ces rivages trompeurs.
Vous finiriez dans un festin de cannibales,
avant que l’île ne recrache votre navire, coquille vidée de sa chair vive.
Mon équipage était des plus bigarrés, ramassé au hasard des escales. Nous vivions de commerce et de contrebande, partageant la peur des récifs ou le bonheur des plages.
Prisonniers d’une coque de noix.
Libres de la mener où bon nous semble.
Je connaissais la route qui mène aux îles bruissantes et secrètes d’un archipel interdit.
J’y retrouvais mes sœurs au sourire de nacre, le peuple rieur des pêcheuses de perle, celles-là même qui m’ont enseigné la nage sous les eaux…
C’est un autre monde, inouï, silencieux, merveilleux.
Sirènes animées d’un même souffle, nous glissons vers les profondeurs. Des grappes fuyantes de poissons d’argent s’ouvrent en éventail devant nous,
leurs ombres se faufilent
vers la masse sombre des coraux.
Avec des gestes lents, nos doigts débusquent une à une les huîtres et les portent au sac suspendu à la ceinture…
Enfin nous remontons, les poumons assoiffés d’air,
et jaillissant dans l’azur, un même rire éclate à nos lèvres salées.
Nous partagions la récolte sur la plage, et parfois, comme une larme précieuse, une perle roulait dans le creux de nos mains.
Les hommes de l’équipage nous rejoignaient.
Le soir venu, il m’arrivait de m’isoler pour compléter mes cartes.
Pendant que je retraçais nos voyages sur le papier, des chuchotements dans le lointain, des bribes de conversations amoureuses s’éteignaient peu à peu, gagnées par la touffeur de la nuit.
Un havre de paix, une escale au paradis…
Mais moi, Ziyara, je voulais aller plus loin, toujours plus loin, encore plus loin.
Je voulais courir les vagues et le grand vent.
Je ne laissais personne d’autre tenir la barre avant le lever du soleil, lorsque la mer et le ciel se confondent dans une aube grise qui annonce timidement les éclats du jour. Souvent le dauphin d’ivoire s’agitait à mon cou, et alors ses frères au dos luisant venaient sauter joyeusement devant nous.
Pourtant, un matin, ce fut un bien sombre présage qui s’annonça sur le fil de l’horizon.
Notre vaisseau croisait les côtes du Pays de Jade. Derrière une montagne en pain de sucre sont apparues des voiles. La plus haute portait la bannière des pirates du Détroit des Perles Noires.
Leur chef s'était juré de faire main basse sur notre cargaison et de tenir mon corps entre ses mains, afin d’en jouir à sa guise.
Cet imbécile était fou furieux de voir une femme commander un vaisseau croisant son propre terrain de chasse.
Je garde de la bataille une mémoire confuse et une frayeur absolue.
Une horrible mêlée de cris, de rage et de sang. Un combat sans merci, qui tourna vite à l’avantage de la meute des assaillants.
Nue et ligotée au grand mât, couverte de sang, à demi-inconsciente, j’assistais au supplice de mes derniers compagnons. De temps à autre, je recevais un plein baquet d’eau de mer, et la morsure du sel fouillant mes plaies ouvertes m’arrachait des cris de souffrance. Un de ces crachats a porté le dauphin d’ivoire jusqu’à ma bouche.
Je l’ai tenu entre mes dents, j’ai fermé les yeux, je l’ai supplié de toutes mes forces :
— Petit dauphin d’ivoire, vaillant coursier des hautes mers, grand dompteur des eaux salées, viens à mon secours !
Une vague monstrueuse a noyé le vaisseau dans un flot d’écume.
Plus tard, j’ai repris connaissance sous un toit de palmes,
J’étais allongée, reposée.
Quelqu’un avait couvert mes plaies de feuilles bienfaisantes.Cet homme qui me soignait :
Je ne l’ai pas vu venir.
Je n’ai pas vu venir ce petit homme aux cheveux cendrés,
Un marchand des terres froides, un timide.
Il avait tout l’air d’un égaré.
Cornélius…
Mon drôle de marchand des terres froides…
Il avait couru le monde, les deux pieds sur la terre, quand moi je le faisais, les deux pieds sur la mer.
Il partageait mon amour des cartes.

Il revenait toujours à un vieux livre chiffonné, un "traité sur les îles Indigo".
Il rêvait sans cesse d’une montagne, la montagne du Bleu des lointains.
— Comment te dire, Ziyara, c’est une montagne bleue, comme un volcan éteint. Personne n’en a jamais foulé le sol. Elle se tient sur le fil de l’horizon, inaccessible, au milieu d’une immense plaine herbeuse, un véritable océan d’herbes, exactement comme une île. Un peu plus loin s’allonge une terre qui regarde vers elle. Ces deux îles sont les îles Indigo.
Quand il en parlait j’avais envie de me perdre dans son regard…
Cornélius avait fait tous les métiers, je crois, maçon-volant dans la cité du vertige, pieds-poudreux au pays des Amazones, éleveur d’oiseau longue-marche, musicien, marchand d’esclaves, brigand, peut-être. Médecin, sans doute, si j’en croyais l’admirable façon dont il m’avait soignée.
C’était un conteur… merveilleux.
Un soir, comme je frissonnais, il enveloppa mes épaules d’une étoffe incroyablement fine, plus légère que la soie.
— C’est de la toile à nuages, Ziyara.
Sa couleur change au fil du jour. Rose à l'aube, bleue à midi,
orange au coucher du soleil, indigo lorsque les étoiles paraissent
dans le ciel…
Elle vient de ces îles lointaines. Je l’ai achetée, il y a bien
longtemps, sans en connaître la provenance. Je te l’offre…elle semble avoir été tissée pour toi.

Dieu sait si je me méfie des traîtrises de la mer, des courants sournois, des écueils invisibles, des bancs de brume à la dérive, des vagues meurtrières, des vases et des sables mouvants, toutes choses ignorées des cartes et qui font la différence entre ceux qui croient vivre sur une terre solide et ceux qui savent que rien dessous nos pas n’est immobile,
mais là,
quelque chose d’imprévisible, quelque chose d’incroyable, a brusquement cédé dedans moi.
J’ai bu aux lèvres de cet homme le baiser qui m’a fait définitivement perdre pied.
Je m’y suis noyée.
Et j’ai mordu à nouveau dans la vie.


TROISIÈME PARTIE : Ziyara-Pénélope
J’ai repris la mer, pour l’amour de cet homme.
Et j’ai épousé sa passion.
Après des mois de navigation, nous avons aperçu à l'horizon une couronne de nuages, qui s'élevait, puis s'abaissait, puis s'élevait…
Le souffle d'Orbæ, a murmuré Cornélius…
Orbæ l’île merveilleuse.
Elle se tient de l’autre côté du monde, immense et ronde.
Ses hautes falaises plongent, verticales dans l'océan insondable. Immense barrière, blanche, et parfaitement circulaire. Cornélius en est sûr: derrière ces falaises, au cœur de l’île-continent, on trouvera la plaine herbeuse au-dessus de laquelle s’élèvent les îles Indigo.
Nous entrons enfin dans une rade étroite, qui abrite une ville délicate aux somptueux palais. C’est d’ailleurs la seule ville, et l’unique port d’Orbæ.
Des centaines de navires de toutes provenances mouillent dans la rade.
Nous descendons sur le quai, nous nous perdons dans les souks. Les odeurs dans les ruelles sont inimaginables. On voit des hommes coiffés de lanternes s'enfoncer dans le dédale des magasins obscurs. Nous goûtons à tous les fruits.
Et nous rions.
Nous rions à chaque pas.
Nous sommes invités au Palais des Cosmographes,
je suis pressée de questions par de très doctes savants.
Ils ont beau connaître toutes les langues, ils n’ont jamais rencontré une femme qui a tant parcouru le monde.
Shéhérazade venue des mers, je les tiens en haleine jour après jour avec les récits de mes voyages.


Mais ce que j’apprends de leur bouche n’est pas moins étonnant.
Entre les falaises et les Terres intérieures, une couronne de nuages fait le tour de l’île. Ce sont les Fleuves de Brume, qui cachent au commun des mortels l’immensité des Terres Intérieures. À l’abri de cette couronne, les Terres Intérieures se transforment au gré d'une invraisemblable fantaisie géographique. Jamais une expédition n'en est revenue avec une description identique à la précédente.
Elles sont une source inépuisable de paysages, d’animaux de toutes sortes, de monstres très anciens, d’arbres et de plantes étranges.
Le douroucouli mélancolique, le potamogale étoilé, la belladone oiseuse, viennent de ces contrées prodigues en merveilles
À chaque retour d’expédition, les carnets de route et les cartes des explorateurs sont apportés au Cabinet des Enluminures, où des femmes cartographes font la remise à jour de la Carte-Mère. Pendant ce temps, Cornélius court les tavernes à la recherche d'indices sur les îles Indigo.
Pour lui, c’est une certitude, la montagne du bleu des lointains se tient au centre exact d’Orbæ, au beau milieu des Terres Intérieures.Un soir, il m'annonce qu'il est enfin prêt. Il veut partir. Mais il veut partir seul.
C'est une folie.
Rien ne peut le faire changer d’avis. La seule aide qu’il attend de moi, c’est de rester ici, en ville, pour préparer son retour.
Il me confie une moitié de Pierre Aimante, et garde l'autre sur lui.
Ainsi, il sera sûr de me retrouver, car les deux moitiés de cette pierre aimante, une fois séparées, se tournent toujours l’une vers l'autre.
La pierre Aimante, la tendre pierre des Amants.
Je l'accompagne jusqu'au sentier des Expéditions, aux limites de la ville. Je l’embrasse une dernière fois.
Mon amour disparaît dans les Fleuves de Brume.
Une année, terrible, se passe sans nouvelle.
Puis une autre…

Je suis revenue au palais des Cosmographes.
J'ai demandé à voir la Carte-Mère.
C'est une merveille absolue.
Siècle après siècle, on a reporté sur elle toutes les descriptions des Terres Intérieures.

Je suis restée de longues journées à la contempler, à dériver sur les paysages qu’elle dévoile.
En soufflant légèrement dessus, je pouvais voir trembler la surface des rivières, frissonner les forêts qui y sont peintes, et même s’envoler des myriades d’oiseaux minuscules.
Les femmes qui sont chargées de son enluminure m'ont élue à leur Collège.
J'ai fumé la pipe des femmes cartographes.
J'ai reporté, avec elles, les voyages des découvreurs partis dans les Terres Intérieures. J’allais les accueillir lorsqu’ils revenaient du sentier des expéditions. Je posais des questions innocentes. Personne ne parlait des Iles Indigo ni de la montagne du Bleu des lointains. Personne n’avait croisé la route d’un voyageur solitaire.
Personne…
Alors je me suis introduite une nuit, en secret, dans la salle où la carte produit son bruissement de formes et de couleurs.
J'ai tracé de ma main, au centre de la carte, là où toutes les rivières vont à leur perte, le cône de la montagne bleue, puis, en-dessous, l’île allongée comme une barre verticale.
Et j'ai eu la joie de voir la silhouette minuscule de Cornélius progresser sur la carte, au milieu des herbes à nuages. Il cheminait, lentement, lentement. Il marchait vers les îles Indigo.
Le lendemain matin, la Carte-Mère avait tout effacé.
Nuit après nuit, inlassablement, j'ai retracé le voyage de mon amour.
Jour après jour, impitoyablement, la carte l’effaçait.
C’était à en perdre la tête.
C’était à en perdre les yeux.
Et puis mon morceau de Pierre Aimante a fini de m'indiquer la direction où battait l'autre moitié de mon cœur.
Je crois qu’il a rejoint la montagne du bleu des lointains, où s’en vont les êtres aimés.
La nuit est descendue pour toujours. Pourtant, nul autre ne connaît mieux que moi les arcanes du Palais des Cosmographes.
Les voyages que je faisais autrefois sur l'Océan, je les accomplis de salle en salle, de carte en carte.
Je suis la gardienne du château de l’errance.
J'ai la clef de la chambre des Interdites, les cartes dont la divulgation était punie de mort. Autrefois des rois et des empereurs se sont battu entre eux pour les posséder, parce qu’elles tracent les routes du pillage et de la traite des esclaves.
Je pousse sans bruit la porte de la chambre des Timides, ces cartes griffonnées dans la fièvre, balbutiantes, imprécises, presque effrayées devant le monde toujours vaste des terres sauvages.
Je glisse dans la chambre des Effacées, où de très vieilles mappemondes achèvent de tomber en poussière… Avec elles, peut-être, disparaissent sans bruit les contrées qu'elles représentaient.
Que sont devenus les peuples qui les habitaient, aux noms si beaux ?
Zenetes, Muzidales, Berdoanes, Tchangaïoles, Ombannes, Zizotls, Baïlabaïks, Mandargs, …
Je les prononce, ces noms, à haute voix dans la nuit, pour les réveiller de mon haleine tiède, et continuer à les faire exister.
Je vois des rois, des rois noirs d’or et de plumes, je vois leurs guerriers hérissés de lances, je les vois qui marchent au bruit des tambours, ils ont des parures et des colliers de griffes, je vois des parades nuptiales, j’entends le rires des danseurs, le chuchotement des étoffes, et les mots qui murmurent : oui nous avons vécu… nous avons vécu…
Des pays tout entiers traversés de fleuves et de rivières ne tiennent plus que par la grâce de vieux parchemins, leur destin suspendu entre le grattement de la plume d’oie qui les dessina et le grignotement des dents de souris qui les achèvent…
Seule, je visite la Chambre des Endormies, celles qui ne supportent que l'obscurité, et le silence, parce que ces cartes, oh, ce sont les plus belles, ne représentent que l'autre part du monde, plongée dans la nuit lorsque nous veillons.
Je me promène enveloppée comme dans un voile de songes.
Je dessine de mes doigts hésitants une carte invisible et secrète, ici deux lacs, ce sont des yeux, là, une forêt, ce sont des cheveux.
J’embrasse le sourire de mon amour parti au pays de la montagne bleue : Cornélius…
Sans fin, dans les replis de mon cœur, je visite cette carte du Tendre,
où s'inscrit la trace de mes amours, belles, tristes …heureuses
comme les rides qui naissent à la surface de ma peau,
pour y raconter mon chemin de vie.
J’habite la longue nuit de celles qui ont perdu la vue.
Mais je vous le dis, je ne crains pas les ombres qui m'entourent.
Je murmure le tendre nom de mon amant.
Je crois que je l’attends.
Mon âme l’a rejoint aux îles Indigo.
Mon âme chargée de voyages, peuplée de couleurs, guidée par l’odeur entêtante du Pain des Vieillards, sésame de ma terre natale.
Gardienne de chèvres, Grand Amiral de la flotte de Candâa, pirate, pêcheuses de perles, femme cartographe, amoureuse…Je caresse le petit dauphin d'ivoire suspendu à mon cou, qui ouvrit pour moi les routes océanes…
Et je reste, à jamais :
Ziyara
la Lumineuse.