Christian Prigent / Penser le nihilisme du mot implorer dans une pétition |
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PENSER LE NIHILISME A la suite des événements du 11 Septembre 2001 et dans lattente de ce qui sans doute va venir (les représailles) une pétition circule parmi ceux quils faut bien appeler des intellectuels. En substance, elle implore le président Bush, le secrétaire général de lOTAN Lord Robertson et le président de lUnion européenne Romano Prodi déviter le recours aux instruments de la guerre, de la violence et de la destruction. Implorer convient-il ? Sans doute pas. Et certainement pas à partir du lieu doù sont censés parler ceux qui font profession de penser et décrire. Certes, le contenu de limploration est de lordre dun minimum humain. Mais on ne voit pas quelle chance aurait une tentative déviter, face à la violence déchaînée, le recours à une autre violence. Toutes les lumières, disait Pascal, ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que lirriter encore plus. Nous en sommes là. Aucun appel à la lumière névitera désormais la violence militaire, quelle quen soit la forme. Par ailleurs, il ny a rien, dans le discours dimploration, qui tente une analyse de lévénement - rien donc qui relève de la responsabilité spécifiquement intellectuelle. Lévénement, ça nest pas seulement le fait de lattentat, son atrocité, son effet de sidération opaque, lémotion irrépressible liée à cette atrocité et à cette énigme inhumaines. Ça nest pas non plus seulement langoisse levée par lobscure certitude que le pire reste à venir : ripostes martiales, creusement sanguinaire des clivages et surenchères barbares à linfini). Il sagit de lévénement en tant que radicale coupure épistémologique, éthique, géopolitique. Parce que cet événement nous enjoint traumatiquement de tout repenser du monde où nous vivons : un monde soudain incroyablement raccourci, convulsif, brutalement territorialisé et cimenté par le défi de la violence terroriste planétaire. La pétition (comme bien dautres propos du même type) est fondée sur une exigence humaniste minimale. On ne peut en ce sens quy souscrire. Mais dans le savoir de limpuissance et le renoncement au travail de la pensée. Parce que cest précisément de la limite de lhumanisme quil est en loccurrence question. Cest ce défi qui, mais plus violemment sans doute que jamais, est jeté en pâture vénéneuse à notre effort de penser lhumain en tant quil comprend linhumain. Or, dévidence, rien nest pensable de cela à partir de lhumanisme issu des Lumières : il est incapable de traiter la question du mal, de tenir compte de la barbarie inscrite en chacun den nous comme son fond irrépressible, daffronter la puissance du négatif comme intrinsèque au malaise de la civilisation, de promouvoir les gestes et les structures politiques, éthiques, culturelles où la violence comme fait incontournable (comme réel absolu) puisse trouver des formes de sublimation prophylactique. Les discours qui se constituent un peu partout sur les ruines saturées de cadavres du World Trade Center voient bien cela, à leur façon. Sauf quils nont dautre moyen de le penser quun catéchisme manichéen. Ainsi la religiosité profanée qui en appelle à la lutte du Bien et du Mal ou se gargarise emphatiquement de Justice infinie et de Liberté immuable. Cet archaïsme infantile en est trop évidemment réduit à appeler à la croisade de lUn contre lAutre. LUn (nous sommes tous des américains), cest le bloc miraculeusement réuni sous le drapeau dune humanité purifiée du Mal que le court-circuit dune violence venue dailleurs a extrojecté dun coup. LAutre (le spectre islamiste) cest le bloc où le Mal extrojecté sest alors spectaculairement injecté et quon sempresse de fixer, en létiquetant, qui plus est, dun nom (Ben Laden, par exemple). Mais le rationalisme plat nest pas plus intellectuellement armé : il ne saurait penser le terrorisme quen terme de psychopathologie, daberration folle, dexception monstrueuse à lhumanité (à côté, forcément, lébullition de son double obligé : locculte, lirrationnel nostradamique, lobsession du sens caché). Et fort peu armé aussi est le pacifisme banal, spontanément münichois, assez pauvrement agrippé à une illusion dévitement de la violence. Ça ne veut évidemment pas dire quil faille politiquement renvoyer dos-à-dos le fascisme sans complexe des auteurs de lattentat et la défense des valeurs démocratiques (la démocratie comme moindre Mal, pas comme Bien absolu). Le choix ne fait pas question. Il est dévidence. Ce qui veut dire : soutien aux actions (même malheureusement sanglantes) que ce choix implique, la mort dans lâme si besoin. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre (Pascal encore). Qui ne souhaite, de toutes ses forces humaines, que la force soit, ibi et nunc, du côté de la démocratie (même inégalitaire, aliénante, mercantile, cynique, a-morale) et pas du côté des terroristes (même compte-tenu des insupportables inégalités sociales, économiques et politiques qui en font le lit) ? Et qui ne souhaite pas que cette force se démontre et sexerce - contre le choix du pire ? Mais nous savons bien que les choses ne sont pas aussi tranchées, aussi confortables. Tout est plus compliqué. Car nous voici plutôt coincés (et hélas quasi sommés de choisir) entre deux formes de ce quil faut bien appeler le nihilisme : le nihilisme idéaliste cursivement sanglant et thanatophile (pulsion de mort) des Fous-de-Dieu et le nihilisme matérialiste chroniquement sanglant et thanatophobe (angoisse de mort) des Maîtres du monde libéral-global. Où est lautre espace ? Y a-t-il un autre espace encore ouvert entre les deux - un espace pensable et vivable qui sache tenir compte du réel (du Mal, de lincommensurable à la piété catéchistique comme au rationalisme spectaculaire et marchand) et le représenter pour le rendre habitable ? - cest la question. Cest en tout cas celle que ne peuvent éviter daffronter ceux quon appelle des intellectuels. Pour cela il nous faudra bien sortir des clichés humanistes comme de la pure émotion toxicomane vouée aux acting-out irréfléchis ou sommairement réfléchis en termes de vengance, de pouvoir, voire dintérêts économiques. Relire Sade, Nietzsche, Bataille, peut, en loccurence, servir. Pour en tirer un peu de lucidité, un peu de savoir. Un savoir éventuellement ensuite diffusable, partageable par ceux (pédagogues, journalistes, écrivains, artistes) qui ont pour mission de nous faire un peu mieux comprendre le monde et y agir de façon.. humaine. Faute de quoi nous navons sans doute dautre choix que de nous cantonner dans un silence interloqué et douloureux en cultivant ce qui nous reste de jardin avant les affrontements tribaux, les nouvelles guerres de religion et la dévastation bactériologique ou nucléaire promise. |