Philippe Rahmy / une fin des certitudes

3 : Crénom!

L’invention en littérature est régie par le Théorème d’Adolf Wölfli (1)
si "Pemm = bimm = bamm = bomm = bumm"
et si "Oi oi oi oi oi oi"
alors "Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha. Na, na."Autrement dit, point de clarté en cette affaire, si ce n’est celle de la poudre et des fusées! Trop risqué pour l’élève de bricoler avec les lettres, bien moins dangereux pour lui de tuer l’ennui des dimanches, en fabriquant des pétards avec du sucre et du désherbant.
Wölfli dit vrai. L’écrit, ça ne va pas tout seul, ça ne se manipule pas simplement comme ça. Même ceux qui savent le faire, encore doivent-ils voir à voir pour.
Autrement dit bis, promouvoir l’écriture inventée à l’école, c’est exposer les élèves à la brutalité de surgissement de la langue (pemm, bimm, bamm, etc...) qui leur sautera à la gorge comme une chienne (oioioi...), pour sûr (Hahaha etc...).
Substituer l’illumination du gamin à la sagesse du Maître, l’eurêka! au suadeo tibi ut legas? Jamais. Il faut sauver les lettres! Crénom!
Pourquoi?
Parce que le péril de l’invention découle du processus même de la création littéraire. Présentation d’un processus d’invention. Soit la phrase type inventée:
le timbre au format carré représentait en taille-douce quelque gymnaste ou plongeur les bras en croix debout sur un bloc ou podium mais plus large que ceux qu’on voit habituellement au bout des piscines et à la remise des trophées davantage comme une table le timbre représentait un gymnaste ÇÇÇÇÇ d’intérieur et de plus près quelque chose comme un tertre crucifère une tombe ou alors une table presque dressée les couverts non encore collés au bord des assiettes polyédriques pour l’instant empilés pêle-mêle couteaux pointés vers le plafond pris aux dents des fourchettes couverts croisés croix fourchetées
En y regardant de près, on voit une sorte de zone typographique poreuse, symbolisée ici par la succession d’Ç. On trouve une telle zone noyée dans le support de tout texte, un endroit où le profil des lettres semble légèrement déformé par un boursouflure (le grain du papier/les pixels de l’écran etc...), où la trame de la surface inscrite présente une suture, identifiable sans peine en ceci qu’elle occupe toujours le centre mathématique de la dite surface.
C’est par là que ça rentre, que ça se remplit de lettres, que ça crépite comme mitraille par le milieu, puis que ça grouille en tous sens et s’organise tout autour
de la cicatrice
de la boursouflure
pour former le texte
"Oioioi", ça se passe comme ça, tout l’alphabet qui gicle hors de la surface en train de s’inscrire.
Le fonctionnement vu de près:
Pour plus de justesse, on s’imagine cette cicatrice comme cousue sur un trou béant, ou plutôt comme une bouche fermée, mais dont les lèvres jointes masquent une cavité. Et c’est de là que ça vient, de cette cavité qui crache son geyser de lettres.
Contrairement à la bouche physiologique occupée matériellement par la langue, la bouche à lettres abrite une bête tapie, serrée, molle, dense comme la gomme, un insecte qui fabrique les lettres et les distribue autour de lui.
En raison du volume de cette bouche, on suppose une épaisseur suffisante à la surface inscrite pour qu’elle puisse s’y noyer. On se fait une meilleure idée d’un tel volume grâce à l’écran d’ordinateur, qui n’est que profondeur. Toutefois, l’écran présente l’inconvénient (par rapport à la page/feuille de papier) de n’offrir ni verso, ni tranche aux lettres et d’assujettir sa lisibilité à la non-opacité de sa face frontale. Pour la suite et par commodité, on rapporte exclusivement cette volumineuse surface à la page papier (livre). On la nomme la page-cube.
Les six faces de la page-cube ne sont pas planes, mais concaves, en forme d’entonnoir, et se rejoignent toutes en un point, situé au centre de chacune d’elles. Cette architecture en pente induit une instabilité des lettres qui ont tendance à glisser le long des parois pour retomber dans la bouche, vers l’insecte qui les croque et les recycle. A ses caractéristiques jumelles de celles de son homologue zoologique le fourmilion ou fourmi-lion (voir croquis), on appelle pareil l’insecte mou de l’invention littéraire.
N.B.: On ne peut lire que deux des six faces de chaque page-cube d’un livre (recto/verso), les quatre autres étant les tranches. Il faudrait des outils plus pointus que les simples yeux pour voir ce qui s’y passe. Toutefois leur finesse, réduite pour nous à un simple trait, recèle un volume infini (le ciron de Pascal) et peut donc abriter un nombre infini de lettres.
"Oioioi", ça se passe comme ça. On ne peut se fier à la littérature. L’invention est un art de brute aux griffes d’un insecte, le fourmilion qui colonise les pages blanches pour y creuser des nids, y ouvrir des bouches où se charcutent les lettres. CQFD.
MAIS! peut-être que ça ne se passe pas du tout comme ça.
Peut-être faut-il permettre à l’école de toucher à "tout ce qui se détache convulsivement de l’unité du monde" (Char). Permettre l’ascension furieuse de cette chose encore absente, encore inerte sur les bancs, cette langue des livres dont on peut faire en propre l’expérience.
La langue qui, contrairement à la pente, à la nuit, à autrui, ne nous oppose pas la simple réalité d’une présence extérieure, la langue dont l’origine indécidable comme l’écho, rapporte le monde pour le faire sonner en nous, tient de la révélation.
Puissance d’expression d’un état violent, la révélation se refuse à la recette. Elle vit d’un plaisir que ne contredit pas l’échec renouvelé de sa parfaite formulation, irréductible elle devance la bride et relève de l’inspiration. Ni romantisme cul-cul, ni "don d’un secret ou d’une parole, consenti à quelqu’un d’existant déjà; [cette inspiration ...] est le don de l’existence à quelqu’un qui n’existe pas encore." (2)
À l’école, ce naissant, c’est l’élève.
DONC!
Inventer la langue, c’est apprendre à devenir.
ALORS!
Comme la vie, détérioration du souffle dans celle de la matière, l’invention est corruption de la norme dans celle de l’académisme. L’affirmation d’une intelligence.
ÉVIDEMMENT!
Un bonheur pour l’École.

1 - Adolf WÖLFLI, " 0 Grad 0/000 _ Entbrannt von Liebes, = Flammen ", Fischer 1996. "Wölfli (1864 - 1930) est l’une des figures majeures de l’Art Brut. Issu d’une famille très pauvre de la région bernoise, (il) reste seul avec sa mère, abandonné par un père alcoolique qui mourra quelques années plus tard d’une crise de delirium tremens. [A 31 ans Wölfli est interné en hôpital psychiatrique. Il y restera jusqu’à sa fin ...] Son oeuvre est immense; elle comprend vingt cinq mille pages où se déploient des compositions graphiques, des partitions musicales et des créations littéraires.", tiré de: Lucienne PEIRY, L’Art Brut, Flammarion 1997, p. 301.
2 - Maurice BLANCHOT, La Part du Feu, Gallimard 1949, p104.