3 : Crénom!
Linvention
en littérature est régie par le Théorème
dAdolf Wölfli (1)
si "Pemm = bimm = bamm = bomm = bumm"
et si "Oi oi oi oi oi oi"
alors "Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha. Na, na."Autrement
dit, point de clarté en cette affaire, si ce nest celle
de la poudre et des fusées! Trop risqué pour lélève
de bricoler avec les lettres, bien moins dangereux pour lui de tuer
lennui des dimanches, en fabriquant des pétards avec du
sucre et du désherbant.
Wölfli dit vrai. Lécrit, ça ne va pas tout
seul, ça ne se manipule pas simplement comme ça. Même
ceux qui savent le faire, encore doivent-ils voir à voir pour.
Autrement dit bis, promouvoir lécriture inventée
à lécole, cest exposer les élèves
à la brutalité de surgissement de la langue (pemm, bimm,
bamm, etc...) qui leur sautera à la gorge comme une chienne (oioioi...),
pour sûr (Hahaha etc...).
Substituer lillumination du gamin à la sagesse du Maître,
leurêka! au suadeo tibi ut legas? Jamais. Il faut sauver
les lettres! Crénom!
Pourquoi?
Parce que le péril de linvention découle du processus
même de la création littéraire. Présentation
dun processus dinvention. Soit la phrase type inventée:
le timbre au format carré représentait en taille-douce
quelque gymnaste ou plongeur les bras en croix debout sur un bloc ou
podium mais plus large que ceux quon voit habituellement au bout
des piscines et à la remise des trophées davantage comme
une table le timbre représentait un gymnaste ÇÇÇÇÇ dintérieur
et de plus près quelque chose comme un tertre crucifère
une tombe ou alors une table presque dressée les couverts non
encore collés au bord des assiettes polyédriques pour
linstant empilés pêle-mêle couteaux pointés
vers le plafond pris aux dents des fourchettes couverts croisés
croix fourchetées
En y regardant de près, on voit une sorte de zone typographique
poreuse, symbolisée ici par la succession dÇ. On trouve
une telle zone noyée dans le support de tout texte, un endroit
où le profil des lettres semble légèrement déformé
par un boursouflure (le grain du papier/les pixels de lécran
etc...), où la trame de la surface inscrite présente une
suture, identifiable sans peine en ceci quelle occupe toujours
le centre mathématique de la dite surface.
Cest par là que ça rentre, que ça se remplit
de lettres, que ça crépite comme mitraille par le milieu,
puis que ça grouille en tous sens et sorganise tout autour
de la cicatrice
de la boursouflure
pour former le texte
"Oioioi", ça se passe comme ça, tout lalphabet
qui gicle hors de la surface en train de sinscrire.
Le fonctionnement vu de près:
Pour plus de justesse, on simagine cette cicatrice comme cousue
sur un trou béant, ou plutôt comme une bouche fermée,
mais dont les lèvres jointes masquent une cavité. Et cest
de là que ça vient, de cette cavité qui crache
son geyser de lettres.
Contrairement à la bouche physiologique occupée matériellement
par la langue, la bouche à lettres abrite une bête tapie,
serrée, molle, dense comme la gomme, un insecte qui fabrique
les lettres et les distribue autour de lui.
En raison du volume de cette bouche, on suppose une épaisseur
suffisante à la surface inscrite pour quelle puisse sy
noyer. On se fait une meilleure idée dun tel volume grâce
à lécran dordinateur, qui nest que profondeur.
Toutefois, lécran présente linconvénient
(par rapport à la page/feuille de papier) de noffrir ni
verso, ni tranche aux lettres et dassujettir sa lisibilité
à la non-opacité de sa face frontale. Pour la suite et
par commodité, on rapporte exclusivement cette volumineuse surface
à la page papier (livre). On la nomme la page-cube.
Les six faces de la page-cube ne sont pas planes, mais concaves, en
forme dentonnoir, et se rejoignent toutes en un point, situé
au centre de chacune delles. Cette architecture en pente induit
une instabilité des lettres qui ont tendance à glisser
le long des parois pour retomber dans la bouche, vers linsecte
qui les croque et les recycle. A ses caractéristiques jumelles
de celles de son homologue zoologique le fourmilion ou fourmi-lion (voir
croquis), on appelle pareil linsecte mou de linvention littéraire.
N.B.: On ne peut lire que deux des six faces de chaque page-cube dun
livre (recto/verso), les quatre autres étant les tranches. Il
faudrait des outils plus pointus que les simples yeux pour voir ce qui
sy passe. Toutefois leur finesse, réduite pour nous à
un simple trait, recèle un volume infini (le ciron de Pascal)
et peut donc abriter un nombre infini de lettres.
"Oioioi", ça se passe comme ça. On ne peut se
fier à la littérature. Linvention est un art de
brute aux griffes dun insecte, le fourmilion qui colonise les
pages blanches pour y creuser des nids, y ouvrir des bouches où
se charcutent les lettres. CQFD.
MAIS! peut-être que ça ne se passe pas du tout comme ça.
Peut-être faut-il permettre à lécole de toucher
à "tout ce qui se détache convulsivement de lunité
du monde" (Char). Permettre lascension furieuse de cette
chose encore absente, encore inerte sur les bancs, cette langue des
livres dont on peut faire en propre lexpérience.
La langue qui, contrairement à la pente, à la nuit, à
autrui, ne nous oppose pas la simple réalité dune
présence extérieure, la langue dont lorigine indécidable
comme lécho, rapporte le monde pour le faire sonner en
nous, tient de la révélation.
Puissance dexpression dun état violent, la révélation
se refuse à la recette. Elle vit dun plaisir que ne contredit
pas léchec renouvelé de sa parfaite formulation,
irréductible elle devance la bride et relève de linspiration.
Ni romantisme cul-cul, ni "don dun secret ou dune parole,
consenti à quelquun dexistant déjà;
[cette inspiration ...] est le don de lexistence à quelquun
qui nexiste pas encore." (2)
À lécole, ce naissant, cest lélève.
DONC!
Inventer la langue, cest apprendre à devenir.
ALORS!
Comme la vie, détérioration du souffle dans celle de la
matière, linvention est corruption de la norme dans celle
de lacadémisme. Laffirmation dune intelligence.
ÉVIDEMMENT!
Un bonheur pour lÉcole.
1 - Adolf WÖLFLI, " 0 Grad 0/000 _ Entbrannt von Liebes, =
Flammen ", Fischer 1996. "Wölfli (1864 - 1930) est lune
des figures majeures de lArt Brut. Issu dune famille très
pauvre de la région bernoise, (il) reste seul avec sa mère,
abandonné par un père alcoolique qui mourra quelques années
plus tard dune crise de delirium tremens. [A 31 ans Wölfli
est interné en hôpital psychiatrique. Il y restera jusquà
sa fin ...] Son oeuvre est immense; elle comprend vingt cinq mille pages
où se déploient des compositions graphiques, des partitions
musicales et des créations littéraires.", tiré
de: Lucienne PEIRY, LArt Brut, Flammarion 1997, p. 301.
2 - Maurice BLANCHOT, La Part du Feu, Gallimard 1949, p104. |