écho
à la chronique de Philippe Rahmy : à quand la liberté?
Fichue belle idée quil a eue, Ronald Klapka, de nous signaler la parution, dans le Monde diplomatique, du texte de Derrida, La langue de létranger. Ce sera ma première grande émotion de lannée. Et, quon excuse lamalgame, comme je recevais en même temps de Rahmy sa Chronique 8, jai phagocyté à ma façon ces deux textes, nourrissant ma lecture de la même émotion venue du croisement de lun et de lautre. La parole de la jeunesse est belle et nourrit le vieux crabe que je suis. La jeunesse, cest celle qui doit advenir et qui pousse devant les paroles justes. Le croisement, de toute façon, il était implicite chez Rahmy qui accole déjà Derrida et Rimbaud. Rimbaud dit : " Cest rire aux parents que rire au soleil ". Or la jeunesse rit aussi chez Derrida dans la manière quil a de se montrer " brigand " et de lancer un coup de pied dans la fourmilière des " réactivités identitaires " ; soit dans son refus des postures de langue qui verrouillent, qui rendent impossible définitivement la possibilité de limpossible, qui nadmettent pas quon puisse se risquer dans lentre-deux, cest-à-dire là où lon pourrait tenir dune seule main frêle, et la conscience philosophique qui ne veut pas sen laisser conter par le rêve, et la conscience poétique qui " rêve encore de savoir parler en poète ". Cest cela, la position " libre ", celle qui fait écrire à Rahmy, refusant la nostalgie du paradis perdu, cette phrase si belle : " la liberté neuve est celle de lâge adulte qui sépanouit aux ruines de son ancienne demeure et pour qui vivre nest plus sabriter, mais coucher aux champs de pierres pour rouvrir sans cesse cette blessure de gorge qui affranchit de la fureur de posséder, et du désespoir davoir perdu ". Blessure de gorge : là où naît la voix. Et cest aussi ce que dit Derrida lorsquil évoque, commente, la mélancolie dAdorno, - laquelle na rien à voir avec la nostalgie et le sol à partir de quoi tout commence, non pas historiquement, mais à chaque moment juste : cette " profondeur dun fond (Grund) musical, de la secrète résonance de la voix ou des vocables qui attendent en nous, comme au fond du premier nom propre dAdorno, mais sans pouvoir (auf dem Grunde den alten, ohnmächtig verlangenden Laut). Ohnmächtig, jy insiste, sans pouvoir, vulnérables ". Oui, il insiste, Derrida, il ajoute quil sest bien agi, pour Adorno, de " tenter de soustraire de façon systématique toutes ces faiblesses, toutes ces vulnérabilités, ces victimes sans défense à la violence, voire à la cruauté de linterprétation traditionnelle, cest-à-dire à larraisonnement philosophique, métaphysique, idéaliste, dialectique même (...) ". La fragilité est ce qui me touche le plus, le refus du pouvoir, de la " fureur de posséder ", parce que cest là que naît la possibilité dune parole humaine, celle qui accepte le risque de létranger et de létrangeté. Il faudrait relire ce que Antelme écrit à propos de lange de Reims, le seul, dit-il, au milieu de cette cathédrale de puissance montée comme une ville, avec ses hiérarchies et ses circuits de pouvoir, le seul à ne pas être du pouvoir : " Otage régulier de cette prodigieuse bastille, ni maître ni frère, il est dans ce qui passe, ce qui ne peut pas ne pas être reconnu. " Telle est la poésie ; ce risque dans lentre-deux, ce qui, à condition de nêtre ni muselé, ni confisqué, ne peut pas ne pas être reconnu. Je rêve encore sans doute de savoir vous parler non seulement en brigand mais poétiquement, en poète. ( Derrida) Vous avez dit " voeu ". |