James Sacré / Broussaille de prose et de vers
(extrait)

Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage) paraîtra en 2005 aux éditions Obsidiane.

 

 

 
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actes du colloque de 2001(université de Pau): sommaire
Dans la campagne pas loin de l'autoroute, sur site Jean-Michel Maulpoix
un article dans Le Français aujourd'hui, à propos de La petite herbe des mots

 

1
J’ai le désir d’écrire dans la vérité et je crois pourtant savoir que tout se joue dans le malentendu ou l’à peu près quand un lecteur se prend à mes paroles pour s’en faire une rêverie (donner quelque forme à ses sentiments du moment) qui permet à son corps d’être à l’aise ou agréablement remué, son corps avec de la pensée et une aptitude à ressentir la présence du monde. Tout cela. Bon.
Je sais aussi, j’en fais l’expérience dès que j’aligne trois mots, que le plus vrai dans ce que j’écris c’est en fait ce mensonge qui se montre non seulement dans les maniements formels de la langue, mais dans toute la matière de celle-ci, dès que j’entends l’écrire, c’est à dire la versifier ou la proser. Cette fausseté (et laisse-t-elle vraiment paraître au moins cela, qu’elle est fausse ?) n’est-ce pas elle qui constitue la trame de ce que serait mon style ? Le style comme ce qu’il y a de plus faux dans une écriture ? Et de plus vrai, dans la mesure où c’est pas possible d’écrire autrement qu’empêtré dans le mensonge.
Mon style : ça devient peu à peu ma vraie façon de mentir, mais encore faudrait-il pouvoir lui garder une fraîcheur de mensonge ou que reste agréablement dosées, ou proposées de façon surprenante, sa part de mensonge rusé et celle de mensonge naïf. Le mieux étant peut-être de n’y pas penser (en tout cas pas trop) quand justement on se mêle d’écrire.
Un jour maman n’a pas voulu que je lise certains passages de Rougigogne, parce que c’était devant des gens de Saint-Hilaire que j’allais faire cette lecture, que j’exagérais disait-elle à propos de phrases parlant de mon père, et que la tante Marie par exemple n’a jamais filé au rouet dans cette maison de Cougoulet, où je la vois faire pourtant, ni la grand-mère Norine, j’ai dû rêver, oui, c’est bien ça, je raconte que des choses rêvées sans doute mais d’où me sont venus ces rêves ? Est-ce que vraiment j’ai besoin d’avoir une grand-tante un peu folle qui faisait de longues marches à pied pour venir nous voir ? J’imaginais presque que c’est à pied qu’elle venait de Paris jusqu’à Cougou… elle ne faisait qu’y passer, pourquoi se serait-elle en effet arrêtée pour se mettre au rouet, son manchon de fourrure un instant posé sur la table de la chambre, la voilà partie jusque dans le marais à Bouillé, passant par chez d’autres amis à La Couture, de quoi est-ce que je me souviens et quelle vérité qui s’envole en paroles et figures inventées ? Mais j’ai bien dit en écrivant Rougigogne que je sais pas raconter des histoires, ça tourne toujours trop court, je finis par dire, si pas vraiment des mensonges, des inventions de rien du tout
Alors que papa fait revivre tout le village dans sa voix, je l’entends encore, l’impression que c’était tellement vrai, mais ma mère lui dit pareil, et pareil à mon frère : t’aus exagère toujours.

2
Comme il est possible de faire en espagnol j’aurais dû sans doute commencer toute mon activité d’écriture par un point d’interrogation renversé. Je mettrais à la fin (mais comment savoir que ça va être la fin?) le point debout qui laisserait la question finalement posée. Ne pas savoir quand ça va être la fin ça n’est pas si mal: on n’aurait fait qu’entreprendre de poser une question; et puis sait-on quelle est cette question qui nous préoccupe?
Mais j’ai trop souvent affirmé ceci ou cela, des sentiments, des arrangements de mots... et même quand le motif de l’interrogation, sous de multiples formes, s’est de plus en plus mêlé à la matière de mes poèmes, je n’en continuais pas moins d’affirmer un désir d’écrire et d’en proposer sans guère hésiter le résultat à des éditeurs, sinon directement à d’éventuels lecteurs. Et aujourd’hui encore. Faut-il croire qu’aucune vraie question n’est jamais posée parce que le fait même de vouloir en poser une est toujours une affirmation? J’aimerais pouvoir penser qu’à l’inverse une affirmation porte toujours en elle un questionnement, soit sur elle même, soit sur ce dont elle parle, mais je n’arrive pas vraiment à penser cela. Et si c’était le cas, dans le moment où je me saisirais enfin de cette question qui me serait en quelque sorte tendue à mon insu par ma propre écriture, je la perdrais aussitôt en nouvelle affirmation, etc. On ne peut peut-être pas poser de question sinon dans l’illusion qu’on a de le faire; on ne peut qu’affirmer tout en espérant que c’est aussi questionner, et en acceptant de ne pas le savoir.
Et ce désir d’un questionnement? Sans doute à cause de l’intolérance qu’il y a dans toute affirmation. Sans doute aussi à cause de mauvaises raisons: se donner tel rôle, s’affirmer en somme autrement que font les autres comme si on savait mieux, etc. Quelle misère!

3
On ne perçoit donc que ce léger déplacement d’une question dans le curieux souci de mettre en forme un poème (comme si ç’allait être le côtoiement d’une réponse). On ne fait que mettre en forme la question. Est-elle restée la même, voit-on même si elle s’est déplacée ? Cette idée de son déplacement ne m’est-elle pas donnée par le fait de bouger mon corps et ses alentours, toujours en leur inextricable emmêlement, dans le monde ?
En somme je finirai par dire que le poème est une machine qui me sert à voir que je tourne en rond dans mes propres questions. Des questions émerveillées ou inquiètes. Et le poème ne les pose pas mieux que n’importe quel paysage ni moins intensément que mon corps étonné.
Des savants répondent à toute cette opacité du monde, par des explications qui semblent y éveiller des potentialités qu’ils ne soupçonnaient pas tout d’abord : on a l’impression à cause de leurs travaux et de leur intelligence d’une continuelle extension de ce monde (pourrait-on pas se demander cependant si ce n’est pas le monde lui-même qui se rejoue, visible autrement du coup, en leurs méninges et capacités manuelles (ça ne serait que juste de joindre aux savants le tisserand et le potier, entre autres) ? Les gens d’action eux, leur histoire après coup nous le montre bien, ne sont que des jouets prétentieux de ce monde et leurs gestes grandiloquents ne font qu’en aviver le noir et la clarté. Les sages et les saints (ceux qui ne se croient ni sages ni saints) finissent peut-être par vivre comme des arbres fragiles (ou comme de rudes cailloux) dans le paysage.
Et puis ces autres gens qui écrivent, ou qui peignent, qui font des musiques… touchent-ils vraiment le monde avec leur corps, mais sans pour autant s’y perdre dans un grand contentement de vie ? A cause d’une question sans réponse qui leur reste en travers de ce qu’ils sont?