1
J’ai le désir d’écrire dans la vérité et
je crois pourtant savoir que tout se joue dans le malentendu ou l’à peu
près quand un lecteur se prend à mes paroles pour s’en
faire une rêverie (donner quelque forme à ses sentiments
du moment) qui permet à son corps d’être à l’aise
ou agréablement remué, son corps avec de la pensée
et une aptitude à ressentir la présence du monde. Tout
cela. Bon.
Je sais aussi, j’en fais l’expérience dès que
j’aligne trois mots, que le plus vrai dans ce que j’écris
c’est en fait ce mensonge qui se montre non seulement dans les
maniements formels de la langue, mais dans toute la matière de
celle-ci, dès que j’entends l’écrire, c’est à dire
la versifier ou la proser. Cette fausseté (et laisse-t-elle vraiment
paraître au moins cela, qu’elle est fausse ?) n’est-ce
pas elle qui constitue la trame de ce que serait mon style ? Le style
comme ce qu’il y a de plus faux dans une écriture ? Et de
plus vrai, dans la mesure où c’est pas possible d’écrire
autrement qu’empêtré dans le mensonge.
Mon style : ça devient peu à peu ma vraie façon
de mentir, mais encore faudrait-il pouvoir lui garder une fraîcheur
de mensonge ou que reste agréablement dosées, ou proposées
de façon surprenante, sa part de mensonge rusé et celle
de mensonge naïf. Le mieux étant peut-être de n’y
pas penser (en tout cas pas trop) quand justement on se mêle d’écrire.
Un jour maman n’a pas voulu que je lise certains passages de Rougigogne,
parce que c’était devant des gens de Saint-Hilaire que j’allais
faire cette lecture, que j’exagérais disait-elle à propos
de phrases parlant de mon père, et que la tante Marie par exemple
n’a jamais filé au rouet dans cette maison de Cougoulet,
où je la vois faire pourtant, ni la grand-mère Norine,
j’ai dû rêver, oui, c’est bien ça, je
raconte que des choses rêvées sans doute mais d’où me
sont venus ces rêves ? Est-ce que vraiment j’ai besoin d’avoir
une grand-tante un peu folle qui faisait de longues marches à pied
pour venir nous voir ? J’imaginais presque que c’est à pied
qu’elle venait de Paris jusqu’à Cougou… elle
ne faisait qu’y passer, pourquoi se serait-elle en effet arrêtée
pour se mettre au rouet, son manchon de fourrure un instant posé sur
la table de la chambre, la voilà partie jusque dans le marais à Bouillé,
passant par chez d’autres amis à La Couture, de quoi est-ce
que je me souviens et quelle vérité qui s’envole
en paroles et figures inventées ? Mais j’ai bien dit en écrivant
Rougigogne que je sais pas raconter des histoires, ça tourne toujours
trop court, je finis par dire, si pas vraiment des mensonges, des inventions
de rien du tout
Alors que papa fait revivre tout le village dans sa voix, je l’entends
encore, l’impression que c’était tellement vrai, mais
ma mère lui dit pareil, et pareil à mon frère :
t’aus exagère toujours.
2
Comme il est possible de faire en espagnol j’aurais dû sans
doute commencer toute mon activité d’écriture par
un point d’interrogation renversé. Je mettrais à la
fin (mais comment savoir que ça va être la fin?) le point
debout qui laisserait la question finalement posée. Ne pas savoir
quand ça va être la fin ça n’est pas si mal:
on n’aurait fait qu’entreprendre de poser une question; et
puis sait-on quelle est cette question qui nous préoccupe?
Mais j’ai trop souvent affirmé ceci ou cela, des sentiments,
des arrangements de mots... et même quand le motif de l’interrogation,
sous de multiples formes, s’est de plus en plus mêlé à la
matière de mes poèmes, je n’en continuais pas moins
d’affirmer un désir d’écrire et d’en
proposer sans guère hésiter le résultat à des éditeurs,
sinon directement à d’éventuels lecteurs. Et aujourd’hui
encore. Faut-il croire qu’aucune vraie question n’est jamais
posée parce que le fait même de vouloir en poser une est
toujours une affirmation? J’aimerais pouvoir penser qu’à l’inverse
une affirmation porte toujours en elle un questionnement, soit sur elle
même, soit sur ce dont elle parle, mais je n’arrive pas vraiment à penser
cela. Et si c’était le cas, dans le moment où je
me saisirais enfin de cette question qui me serait en quelque sorte tendue à mon
insu par ma propre écriture, je la perdrais aussitôt en
nouvelle affirmation, etc. On ne peut peut-être pas poser de question
sinon dans l’illusion qu’on a de le faire; on ne peut qu’affirmer
tout en espérant que c’est aussi questionner, et en acceptant
de ne pas le savoir.
Et ce désir d’un questionnement? Sans doute à cause
de l’intolérance qu’il y a dans toute affirmation.
Sans doute aussi à cause de mauvaises raisons: se donner tel rôle,
s’affirmer en somme autrement que font les autres comme si on savait
mieux, etc. Quelle misère!
3
On ne perçoit donc que ce léger déplacement d’une
question dans le curieux souci de mettre en forme un poème (comme
si ç’allait être le côtoiement d’une réponse).
On ne fait que mettre en forme la question. Est-elle restée la
même, voit-on même si elle s’est déplacée
? Cette idée de son déplacement ne m’est-elle pas
donnée par le fait de bouger mon corps et ses alentours, toujours
en leur inextricable emmêlement, dans le monde ?
En somme je finirai par dire que le poème est une machine qui
me sert à voir que je tourne en rond dans mes propres questions.
Des questions émerveillées ou inquiètes. Et le poème
ne les pose pas mieux que n’importe quel paysage ni moins intensément
que mon corps étonné.
Des savants répondent à toute cette opacité du monde,
par des explications qui semblent y éveiller des potentialités
qu’ils ne soupçonnaient pas tout d’abord : on a l’impression à cause
de leurs travaux et de leur intelligence d’une continuelle extension
de ce monde (pourrait-on pas se demander cependant si ce n’est
pas le monde lui-même qui se rejoue, visible autrement du coup,
en leurs méninges et capacités manuelles (ça ne
serait que juste de joindre aux savants le tisserand et le potier, entre
autres) ? Les gens d’action eux, leur histoire après coup
nous le montre bien, ne sont que des jouets prétentieux de ce
monde et leurs gestes grandiloquents ne font qu’en aviver le noir
et la clarté. Les sages et les saints (ceux qui ne se croient
ni sages ni saints) finissent peut-être par vivre comme des arbres
fragiles (ou comme de rudes cailloux) dans le paysage.
Et puis ces autres gens qui écrivent, ou qui peignent, qui font
des musiques… touchent-ils vraiment le monde avec leur corps, mais
sans pour autant s’y perdre dans un grand contentement de vie ?
A cause d’une question sans réponse qui leur reste en travers
de ce qu’ils sont?
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