Éric Sadin / 7 au carré | |
"7 au carré" est sans conteste un des livres le plus étonnant, le plus novateur de l’année. D’abord comme objet, puisqu’il ne ressemble vraiment à rien de connu: les quelque cent pages du livre sont comme un kaléidoscope des signes et des récits de la ville moderne (New York en l’occurrence), qui se voit décrite, voire photographiée textuellement dans la diversité étourdissante de ses images et de ses bruits. Ensuite comme projet, puisqu’il renoue, avec une audace qu’on croyait disparue de la littérature française, avec les “tentatives de description” du monde moderne dont les derniers grands exemples remontent déjà à Michel Butor. Jan Baetens. On trouvera ci-après: entretien Jan Baetens / Eric Sadin, suivi d'un inédit, et d'une analyse de Jan Baetens sur "7 au carré" - Jan Baetens enseigne à l'université de Louvain. e-mail / courrier pour Jan Baetens - pour Éric Sadin |
L’auteur de "7 au carré", Eric Sadin, est un jeune écrivain et chercheur multimédia pour qui la notion d’écriture ne peut se définir qu’au contact avec les mutations technologiques, philosophiques et culturelles dictées par la venue des nouveaux médias. Réacteur en chef de la revue éc/artS, il a également présenté des dispositifs multimédias dans le cadre de plusieurs expositions; il attache une grande importance à l’interaction de la réflexion théorique sur la société multimédia et ses propres expériences d’écriture. "7 au carré" est un livre
sur lequel vous avez travaillé pendant trois ans et dont les orientations
ont dû changer pas mal au cours de ce temps. Quel est exactement
le rapport entre le présent volume et le projet initial, et de
quelles façons ce projet a-t-il "bougé" en cours
d’écriture ? Que "7 au carré" soit
un livre, n’a plus rien d’évident. Qu’est-ce
qui vous a poussé à choisir malgré tout le support
traditionnel du livre pour accueillir une démarche aussi novatrice
? Une version digitale n’aurait-elle pas été plus
logique ? En outre, à l’intérieur de l’environnement contemporain marqué par la démultiplication des cadres d’inscription et de visibilité de l’écrit (ordinateurs, téléphones portables, bornes interactives, organiseurs, livres électroniques, écrans géants, voix de synthèse), mais également par la persistance de l’imprimé qui maintien – contrairement à ce qu’on pouvait penser il y a quelques années encore – une économie du papier en constante expansion; bref, à l’intérieur de cet environnement singulier et complexe, la position du poète contemporain consiste à mon sens, à se confronter à un double défi : à la fois analyser les conditions de transformations de nos rapport à l’écrit (dimension sémiologique), et à la fois développer une capacité fluide de "circulation" entre des cadres distincts, dans le plaisir de l’expérimentation et de l’exploration de la spécificité de chacun des objets et de ce qu’ils permettent comme jeux langagiers et perceptifs inédits. C’est dans cet esprit que je travaille à une "version multimédia" du projet, qui vise à explorer les jeux de différences induits par le "transfert" des règles formelles du texte dans un environnement qui autorise l’usage du son, de l’image fixe et animée, de l’animation 3D, selon une libre circulation qui à la fois veut respecter la singularité de chaque protocole et à la fois expérimenter les incidences syntaxiques et perceptives induites par ces déplacements de cadre. Votre livre est à la fois extrêmement
dense et parfaitement maîtrisé, il a l’ambition de
capter un tout qui inévitablement le dépasse tout en obéissant
à une architecture interne très voyante. Comment est-ce
que vous voyez la relation entre ces deux dimensions, l’une centrifuge,
l’autre centripète de "7 au carré" ? En outre, le cadrage de chacun des textes autorise ensuite une infinité de jeux, un rapport tendu et ludique à la règle qui représente un rapport actif à la langue, à l’écart de toute projection psychologique, de toute visée métaphysique, de voile herméneutique. Enfin une des données essentielles dans la composition d’ensemble est la présence d’une huitième série nommée "hors-série", dont la fonction consiste à contredire l’ensemble, à encourager encore l’apparition d’autres lignes de fuite, marquant la limite structurelle, esthétique et même éthique de toute architecture finement élaborée, dégageant ainsi d’autres types d’effets, d’autres jeux et résonances, à l’intérieur d’une "grille" où géométrie et courbe s’entrecroisent (à l’instar de la structure urbaine de New York, à ce sujet, je renvoie au "Broadway Boogie Woogie" de Mondrian). Une des très grandes nouveautés
de votre écriture est le côté plurilingue. La fusion
de l’anglais et du français est parfois poussée très
loin, à tel point qu’on a parfois l’impression que
vous écrivez dans une sorte d’"entrelangues", qui
est pourtant parfaitement lisible, pour ne pas dire parfaitement transparente
aux yeux du lecteur. Écrivez-vous "franglais", ou s’agit-il
de tout autre chose ? D’abord, il est possible d’affirmer que d’une certaine façon chaque langue nationale est devenue une "langue mineure" (au moins symboliquement) en regard du phénomène de l’anglicisation toujours plus expansive. Ensuite, je relève qu’il existe désormais une infinité de formules rédigées an anglais "générique" (mais doit-on encore parler d’"anglais" ?, il s’agit probablement d’un nouvel idiome qui s’étend chaque jour davantage par le fait de l’intensification de la circulation des personnes et des marchandises, de l’expansion d’internet et du régime télévisuel), qui composent un index linguistique capable de devenir un matériau d’exploration poétique (c’est en tout cas un des enjeux de "7 au carré"). Evidemment une position complexe relativement à cette situation complexe ne consiste pas à opérer un repli identitaire sur sa propre langue (et qu’est-ce qu’au juste "sa propre langue" à un moment historique où nous sommes traversés – tant dans la perception que dans l’usage – par quantités de flux langagiers hétérogènes ? Elle ne consiste pas non plus à mon sens à "se fondre" innocemment et sans distance dans l’usage de cette "langue", mais à exemplifier certaines pratiques, à déjouer certaines formules, et plus encore que cette attitude assez négative, à construire des jeux formels qui explorent cette mixité et cet entrelacement de plus en plus fréquents; c’est conformément à cette exigence que "7 au carré" est en partie composé. Souvent, vos textes, qui sont clairement
des textes qui se trouvent au-delà du clivage prose/poésie,
sont publiés dans des revues de poésie. Est-ce que cela
signifie qu’à vos yeux il n’est plus possible de trouver
des échos du côté de la prose et du roman ? Sept au
carré, pourtant, est un livre qui peut (aussi) se lire comme un
roman. Ensuite cela appelle l’intégration de certains de ces enjeux langagiers dans la production de textes inscrits dans le livre ("7 au carré" par exemple), mais appelle également à "circuler" entre cadres différents, à développer des dispositifs textuel inscrits selon des formalisations distinctes. Cette libre disposition à passer d’un cadre à l’autre représente selon moi une nouvelle forme – contemporaine – de césure poétique, et qui affirme de facto le refus accordé à la priorité du référent, dans un souci de développer des jeux textuels inscrits à l’intérieur de protocoles aux principes de fonctionnement dont il faut tenir compte et qui ouvrent une infinité de nouvelles procédures "poétiques" à expérimenter. Comment est-ce que vous définiriez
la lecture idéale de votre livre. Faut-il l’imaginer à
l’écran ? Le livre à haute voix ? Le parcourir de
A à Z ou au contraire naviguer librement d’une séquence
à l’autre ? Faut-il penser que seule une performance multimédia
de l’auteur lui-même est capable de donner accès à
toutes les richesses de l’œuvre ? "7 au carré" est une vraie
fiction, je veux dire un livre qui prend le risque de s’abandonner
à la fiction. En même temps, on sent bien que le texte doit
beaucoup à certaines recherches théoriques. Pourriez-vous
préciser quels auteurs vous ont le plus aidé à écrire
? Quant à la théorie, je suis convaincu
que la complexification des situations contemporaines appelle l’exploration
théorique, la recherche, l’observation, envisagées
comme de multiples strates constitutives d’une activité poétique
délibérément confrontée aux complexités
langagières, entremêlées à des enjeux d’ordre
comportemental, technologique, culturel, anthropologique. C’est
l’ensemble de ces dimensions que je me suis efforcé d’observer
et d’analyser durant un séjour de six mois à la Villa
Kujoyama au Japon, et qui fera l’objet d’un ouvrage de 500
pages composés d’images photographiques et de textes, dont
le titre est "Times_of_the_signS", et qui représente
une enquête sur l’inflation des signes dans l’espace
urbain japonais contemporain. Entretien écrit, réalisé entre Paris, Tokyo, et Louvain le 11 décembre 2002. |
Éric Sadin développe une activité polymorphe d’écrivain, de concepteur de dispositifs textuels spatialisés, présentés dans des galeries et des musées, de théoricien des enjeux des relations entre arts, langage, et nouvelles technologies, de rédacteur en chef de la revue éc/artS. Il a fondé <world.wide.writings.Studio > agence_d’écriture™ éric.sadin & partnerS, structure de recherche et de production de dispositifs textuels, impliquant des compétences multiples et une large ouverture aux technologies contemporaines. Il a publié en octobre 2002 "72" (ouvrage poétique, Ed. Impressions nouvelles). En 1997 il a publié ":", texte articulant plusieurs registres d’écritures (poésie - théorie - fiction) (Pécuchette éditions). Il a publié des textes théoriques et poétiques dans une vingtaine de revues. Il a présenté un dispositif textuel électronique à la Galerie Donguy (Paris, mai 2000) et à la Maison européenne de la Photographie (Paris, septembre 2001). Il réalise actuellement "72_reegineering", (performance poétique multimédia), qui a été présentée depuis septembre 2001, au Centre Beaubourg (Paris), à Montréal, San Francisco, Bruxelles, Lisbonne, Sapporo. Il présente régulièrement des conférences et des performances en Europe, en Amérique du Nord, au Japon, sur les nouvelles perspectives poétiques et littéraires ouvertes par l’usage des technologies numériques. Il travaille sur un large projet d’enquête explorant la nature et la portée de la transformation de nos rapports aux signes et ses conséquences sur les pratiques littéraires et poétiques : "Times_of_the_signS" prend des formalisations multiples : ouvrages (Kyoto_No_Kigô, Ed Onestar press, avril 2003, "Times_of_the_signS", automne 2003), installation vidéo (Kyoto Art Center, Kyoto, Japon, novembre 2002). Il est titulaire d’un Doctorat de Philosophie. Lauréat 2002 de la Villa Kujoyama (Kyoto,, AFAA, Ministère français des affaires étrangères). liens: |
Eric Sadin / Tokyo_scapeS] Æ
Reprendre l’écriture : De tous temps, l’écriture a dû se
positionner par rapport à d’autres médias: l’oralité,
dont les littératures modernes ne se sont détachées
que progressivement et d’ailleurs sans jamais oublier les mirages
et défis de la parole vive ; la peinture, dont la rivalité
avec l’écriture est aussi ancienne et forte que ces deux
pratiques elles-mêmes ; la photographie, qui a bouleversé
au 19e siècle notre conception et surtout nos processus d’écriture,
devenue captation du réel par main et cerveau interposés
; le cinéma, qui généralise au 20e siècle
le principe du montage qu’avec Walter Benjamin on peut considérer
comme le principe fondateur de la modernité. |