Michèle Sales / Duras, la mer écrite | |
Michèle Sales a publié en janvier 2002 La Grande Maison aux éditions du Rouergue ce texte a ét éécrit en préalable à un travail de fiction, L'Avenue de la mer |
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Il pleut sur la mer. Sur les forêts, sur la plage vide. (...) Ils arrivent en criant, ils traversent la pluie, ils courent le long de la mer, ils hurlent de joie, ils se battent avec le sable mouillé. Question dâge, de génération, vous auriez pu être ma mère Marguerite Duras. Heureusement, pour vous et moi, je nétais quun de ces enfants de colonie qui descendait sur la plage. Pluie, ou soleil. Mais auriez-vous vu une petite fille ? Vos enfants sont les garçons. Seulement les garçons. Cest maintenant que je me rends compte. On a vu vous et moi, en même temps, et pendant longtemps la même mer, les mêmes plages, les mêmes ciels, les mêmes mouettes, ou dautres, parfaitement semblables. Vous auriez pu me voir aussi comme un de ces enfants à parents et voiture qui se réfugiaient dans la buée de la gare routière, qui passaient sur la route vers Honfleur, qui visitaient tremblants ou indifférents - les grands cimetières américains, anglais, canadiens. Vous auriez pu me voir grandir, dété en été, il y en eut de très beaux, et de très mauvais, pourris, on dit été pourri. Je ne peux pas croire quon ne se soit pas un jour croisées, Yann Andréa conduisant, vous à côté, sans doute. Je peux même vous dire que vous ne mavez pas vue. Simplement ce que vos yeux voyaient, les miens plus jeunes sen sont imprégnés. Ce que je retrouve dans vos textes, ce sont nos ciels, notre lumière, notre sable, notre mer, et je croyais que tout ça ne pouvait être quà moi. Juste cette surprise : ce quon partage. Chaque jour on regardait ça : la mer écrite. Là jattends de comprendre. La mer écrite. Elle sen moque bien, la mer quon lécrive, quelle soit écrite. Je préfère quelle résiste à ça, à toute tentative pour en faire une chose écrivable. La mer est complètement écrite pour moi. Cest comme des pages, voyez, des pages pleines, vides à force dêtre pleines, illisibles à force dêtre écrites, dêtre pleines décriture. Nous on avait des cahiers de vacances, remplis très vite les jours de pluie pour la conscience tranquille. La mer restait en dehors. Ou alors les années dexamens à réviser. Mais on allait voir la mer justement pour sen vider, du trop plein décriture. Et puis, si peut-être, parfois, on dessinait sur le sable des plans de maison, on écrivait nos noms, et des initiales secrètes, dans des coeurs si gros quil fallait les voir davion. La marée montante avalait tout ça. Pleine décritures la mer ? Vous avez vu les toiles daraignées, là, dans la grande salle à manger ? Quest ce que vous voulez faire, je nai jamais trouvé un bâton assez haut pour atteindre le haut, alors on les laisse, on sy habitue. Les parents enlevaient les lourds volets de bois, encore à repeindre cette année, organisaient des courants dair qui nenlevaient pas lodeur de maison fermée. Des araignées, il y en avait partout quand on ouvrait la maison vide depuis le dernier été. On les chassait à grands coups de néocide liquide, de balais, de torchons, de hurlements deffroi et de rires. On sautait le plus haut possible sur les petits lits de pensionnat, achetés au brocanteur. Ils avaient meublés la grande maison vide sans fenêtres, ouverte au vent de mer dans laquelle on nosait pas entrer. A nos questions on répondait que ce nétait pas pour les enfants, une histoire de guerre. Lhistoire. Elle commence. Elle a commencé avant la marche au bord de la mer. Le cri, le geste, le mouvement de la mer, le mouvement de la lumière. Mais elle devient maintenant visible. Cest sur le sable que déjà elle simplante, sur la mer. A dautres âges on a marché sur la plage, infiniment, la main dans une autre main, les ombres projetées immenses devant nous. On allait plus loin, au bout, là ou la plage finissait dans lun des petits estuaires par des sables sculptés par le vent. Il y avait des creux abrités, des oyats, plus personne. Oui, ils sont du côté de la mer, ils marchent ou ils avancent avec la mer. Leurs mouvements sont des mouvements de marée. Ils sont face à la ville, et la ville se présente comme monolithique, comme un bloc. Ils ne sennuient pas. Ils marchent avec intérêt. Leur regard cest un regard pur, un regard sans aucun support : regarder la mer, cest regarder le tout. Et regarder le sable, cest regarder le tout, un tout. Au loin la ville. On ne reconnaît plus rien. Un arc on est le centre demi-tour, lhorizon côté mer, un arc on est le centre -. Ivres. " Bleu. Elle est. Cest indéniable. Cest bleu. Tout est devenu BLEU. Cest bleu. Cest à crier tellement cest bleu. Cest du bleu venu des origines de la Terre, dun cobalt inconnu. On ne peut pas arrêter ce bleu, ces trainées de poussière bleues des cimetières des enfants. On souffre. On pleure. Tout le monde pleure. Mais le bleu reste là. Acharné. Le bleu des enfants comme celui dun ciel. Oui, ce bleu frais des mers du nord, le ciel comme une layette. Pouquoi ces cimetières, ces enfants morts ? A Colleville, ils sont alignés sous les croix blanches dans un grand terrain qui sincline vers la mer. Des milliers de croix blanches, on croit que le cimetière continue dans le ciel, dans la mer. Pour vous Marguerite, ce sont des enfants. Pour nous, la génération daprès, ce sont des soldats, jeunes sans doute, mais assez grands pour avoir fait la guerre. Les parents nous montrent les vestiges, les musées, les morts, milliers de mort. Pour eux cest leur histoire récente. Nous, très loin, nouveaux. On apprend par coeur les noms, Omaha, Utah, Gold, Juno, Sword, noms de code des plages. Pour nous, cest Luc, Lion, Courseulles, Arromanches, Saint Aubin, Riva-bella, Franceville, Le Home. Les maisons poussent sur les champs de bataille, construites par les contremaîtres des usines parisiennes. On peint les volets en bleu. La vie gagne. La première visite aux tombes. On regarde, on lit les noms, lage du mort, lombre des croix dans leau du fleuve. Puis on parle de la mort. Et puis on se tait. Que feriez-vous dautre, vous ? Qui êtes-vous, vous, sans cet anonymat, cette patrie fraîche, moderne, celle des autres morts, celle de cette enfance morte au combat avec son corps. Et puis on parle encore de la mort. On ne peut plus sarrêter de lire les noms dans la forêt des enfants morts de la guerre. Qui êtes-vous, qui seriez-vous dorénavant sans ces enfants-là ? Cest à ny rien comprendre ? Oui, cest ça. On comprend plus. Mais Rien. Alors tout se ressemble et se pleure. On regarde les croix, les stèles de marbres, les noms et les prénoms étrangers. Un grand silence, juste le vent, et ce soleil dété qui devrait être gai. On se tait, on sait quon ne peut pas comprendre. On voudrait vite partir, rejoindre la voiture, rentrer à la maison, aller se laver de tout ça dans la mer. LA MER MAIS ETALE - LE JOUR, MAIS GRIS. Aujourdhui la mer est mauvaise sans plus. Hier il y avait de la tempête. Loin elle est parsemée de brisures blanches. Près, elle est pleinement blanche, blanche à foison, sans fin elle dispense de grandes brassées de blancheur, des embrassements de plus en plus vastes, comme si elle ramassait, emportait vers son règne une mystérieuse pature de sable et de lumière. Du dedans on la connaît la mer, on essaye. Mer grise ou verte dessus, écume blanche, puis de plus en plus jaune. Les vagues en transparence. On plonge les yeux ouverts, la vague agite le fond en soulevant un nuage de sable ; on suffoque, on ressort la tête, on na rien vu, on recommence. Debout dans leau jusquà la taille on scrute ce quil y a dans le ventre des vagues. Algues. Fucus vésiculeux (on fait éclater les yeux entre les doigts, il y a une goutte de gelèe épaisse). Laminaires (longues lames brunes épaisses, arrachées du fond par les tempêtes, on se fait des pagnes, des baudriers). Salade de mer (perruques). Méduses roses. Lodeur des algues pourrissant au soleil. Raisin de mer : grappes noires dans chaque grain une seiche minuscule, grosse comme la moitié dun ongle denfant - on porte solennellement dans leau ces pauvres bébés avant que les mouettes les gobent. Les marées formidables dici ; à marée basse, on a trois kilomètres de plage, comme des contrées, des pays de sable, complètement interchangeable ; le pays de personne, voyez, sans nom. Coques, praires, amandes de mer, palourdes, tout ce quon trouve dans le sable, à pleins seaux. On refuse den manger. Chercher, encore et encore, les ongles usés au sang, les genoux lisses comme des joues, polis par le sable. Os de seiche dun blanc pur, forme parfaite, on en ramasse des sacs pour les poules. Bancs de coquillages vides, moules, coques, huitres, couteaux, pétoncles, ailes danges. Notre pays, ce pays, Marguerite, pays de sable mouillé, dîles et de rivières quon creuse et quon détourne. Les mouettes sont tournées vers le large, plumage lissé par le vent fort. Fondues à la tempète, elles guettent la désorientation de la pluie Sous la pluie, on court et on crie comme les mouettes, on leur lance des coques quelles saisissent dans le bec, elles senvolent, laissent tomber le coquillage sur un banc de sable dur, la coquille souvre, elles plongent et avalent à coups de bec la chair nacrée et rose. Notre pays, ce pays, Marguerite, le pays des enfants et des oiseaux. Que sont les soirées devenues, oisives et lentes de lété, étirées jusquà la dernière lueur, jusquau vertige de lamour même, de ses sanglots, de ses larmes ? Soirées écrites, embaumées dans lécrit, dorénavant lectures sans fin, sans fond. Albertine, Andrée étaient leurs noms. Qui dansaient devant lui déjà atteint par la mort et qui cependant les regardait, et qui cependant quil était là, devant elles, déchiré, anéanti de douleur, écrivait déjà le livre de leur passé de leur rencontre, de leur regards noyés qui ne voyaient plus rien, de leur lèvres séparées qui ne disaient plus rien, de leurs corps embrasés de désir, le livre de lamour ce soir-là à Cabourg. Sur la plage on sallonge en rond autour dun gros transistor. On écoute Salut les copains, Daniel Fillipachi, Frank Téno. Le jingle. Sylvie, Johnny, Eddy, Beatles.... La petite bande de lescalier du bout. Salut les copains cest à cinq heures. Même sil reste une heure ou deux de soleil, il fait déjà plus frais. Deux sassoient en même temps ; sur les serviettes le même livre deux fois. Ils se regardent, surpris. Pas courant, Proust sur la plage, en double, autour du transistor. Ils ne se connaissent pas. On roule les serviettes, on secoue le sable collé aux genoux, ils se parlent ; demain on va faire un tour ensemble à Cabourg, à pied, on regardera par les vitres du Grand Hôtel sur la jetée. Tous ? non, juste ceux qui... Tu en es où toi ? Même page, même chapitre. Une histoire damour de vacances. Un soir on dansera en robe rose et on ira regarder la lune sur la mer. Quand jécris sur la mer, sur la tempête, sur le soleil, sur la pluie, sur le beau temps, sur les zones fluviales de la mer, je suis complètement dans lamour. les textes en italiques sont empruntés à Marguerite Duras Michèle Sales |