Jacques Séréna / pour un piratage éhonté, suivi de "Rats"

Jacques Séréna publie en octobre 2002 chez Minuit "..." - L'occasion de revenir sur le statut du collage dans nos pratiques de création littéraire, et on sait comment telle pièce de Séréna a voulu se considérer comme un hommage à Didier Gabily...

"Rats", extrait d'une pièce de théâtre à naître, est inédit

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Pour un piratage éhonté

Pas se faire d’illusions, il y en aura encore pour venir braire qu’on a pompé ci, s’est inspiré de ça, et même carrément repris un passage, preuves à l’appui. Qu’ils aillent donc reprocher à Picasso d’avoir piqué le plan des Ménines à Velasquez, ou d’avoir pris une selle de cyclo pour faire la tête de sa sculpture de chèvre (la firme Peugeot aurait eu bonne mine de hurler au plagiat). Qu’ils aillent accuser Bashung de pillage pour ses coups de «excuse-moi part’naire», « c’est ma dernière surprise-partie », «la mer le long des golfes pas très clairs». Le fait est que le recyclage de matériau est aujourd’hui un acte résolument créatif, et le déplacement d’un élément dans un autre contexte, un geste important et passionnant. Dans pratiquement tous les domaines, c’est maintenant revendiqué, reconnu comme pratique et ne pose plus de problème, il n’y a plus guère, aujourd’hui, que chez les garde-barrière du champ littéraire qu’on guette encore les ressemblances pour les dénoncer en tant que « tricherie ». Comme à l’école, du temps où, pendant l’examen, on devait dresser le livre de géographie entre chaque élève pour éviter qu’ils se copient les réponses les uns sur les autres.

Il y bien sûr les quelques uns, comme le cher Cadiot, de qui on tolère la pratique, puisque c’est, dès le départ, l’essence même de son travail, la réorganisation subtile du verbe de seconde main, mais sinon, pour les autres, c’est toujours chasse gardée.

Alors, même si, personnellement, on ne m’a encore jamais trop rien reproché de ce côté-là, avant qu’on finisse par me mettre la main au collet, j’aime autant prendre les devants : Moi je pille, de partout, et j’entends bien continuer, et de plus en plus, et sans vergogne. Pirater, détourner, truander. Je le dis et le revendique. Me suis reconnu parfaitement le droit de prendre ce qu’il me faut où je le trouve, et si c’est juste ce qu’il me faut, je le prends tel quel, et si ça n’est pas tout à fait ça, je le gauchis pour le besoin. Jamais pour le déguiser, toujours pour soit l’améliorer, soit le faire mieux coller à mon topo.

En général, quand, dans la page d’un autre, tout un paragraphe fonctionne de bout en bout, je le lui laisse, mais quand dans le tas il n’y a qu’une phrase à sauver, je m’autorise à la sauver, à lui redonner sa chance.

Dans l’édition de mon Gouaches, j’ai fait figurer en préambule les noms de ceux à qui j’avais cette fois-là taxé des bouts de répliques, même si, à force de répétitions et de réécritures, ça n’était plus flagrant.

Tout le monde, dans la même page, ne lira pas la même chose. Ce que j’y vois moi est à moi. Quand je suis dans l’acte créatif, ce dont j’ai besoin m’appartient. L’artiste doit prendre l’élément qu’il lui faut où il le trouve, quelque soit l’endroit, même si c’est dans la poche du frère. Pour ma part, je m’en reconnais pleinement le droit. M’en fais même carrément un devoir.

Pléthore quotidienne de mots, images, histoires. Que rajouter encore, comment, et pourquoi. Nous sommes entrés depuis pas mal de temps dans l’ère des épouvantails. Dis-moi ce que tu récupères, je te dirai qui tu es.

Le génie des Stones, par exemple, ou oe Dylan, ou de Warhol, a bel et bien été de rafler là ou là et de devenir ce point d’espace où on pu se focaliser les éléments épars d’un temps.

Et quant aux quelques grincheux que ça pourrait encore défriser, le mieux est de les laisser accrochés à leurs vieux livres de géographie, ils ne gêneront bientôt plus grand monde, ou à peine dix secondes, et encore, neuf pour rire, une pour les pousser sur le côté.

A nouveau la nuit. Trop, des nuits, une par jour, autant que de jours, rien à faire. Et trop longues, tellement longues, avec tout ce qui y grouille, on n’a pas idée. Dans leur élément, eux, la nuit, au milieu des poubelles, tapis dans l’ombre des portes, avec leurs bouches pleines de grossièretés, leurs mains pleines de cutters, leurs queues pleines de frustrations. Et on aura beau sortir nos flingues, aussi vite on pourra tirer, aussi vite ils se reproduiront, ne pensent qu’à ça, et avec nos filles et nos compagnes, de préférence, qu’est-ce que tu veux. Non, moi, je le sens que, à des moments, ça pullule, pas loin, leurs corps lents, qui se glissent, partout, leurs espèces de corps, je sais que je peux, si je veux, entendre leurs glissements, je ne sais pas si je veux, je sais que, quand je ne les entends plus, je cherche sur les murs des preuves de leur passage, je sais que je veux leur crier de se montrer un peu, que j’essaye, que ça ne donne rien, à part une vague gène. Mon flingue non plus, ne donne trop rien, j’arrête de tirer, je ne suis pas sûr d’avoir entendu de détonation, et même, de toute façon, si j’ai entendu. Ils rodent, continuent, cherchent un à voler, une à violer, ou une, et c’est encore le pire, une qui voudra bien, ou, encore pire, c’est elle qui les cherche, eux, elle qui rode pour se trouver des rats pour se faire bien mettre, la fille, et, cette fille, qu’est-ce que tu veux, que ce soit toi, j’ai fini, à force, par en être pratiquement sûr, en tout cas, maintenant, toutes les nuits, c’est toi. De temps en temps, on dirait, tu reviens vers moi, comme si tu voulais revenir avec moi, mais toujours tu repars avant que je puisse te tendre les bras, pourtant je les tends n’importe quand, mais ça ne tombe jamais au bon moment, c’est arrivé qu’on ne soit décalés que de deux, trois secondes, ce qui est quand même assez étonnant, vu la rareté des fois où tu as l’air de revenir, c’est, je ne sais pas. Après, tu repars, tu y retournes, là-bas, vers eux, et je me mets à trop entendre, d’un coup, les corps des uns et des autres qui se jettent sur toi et, j’ai beau savoir, m’y attendre, savoir que, qu’est-ce que je pourrais attendre d’autre de toi, et d’eux, et savoir que même toutes les poubelles que j’ai pu dans l’après-midi essayer d’entasser sur leur passage, ça ne les empêchera pas de t’atteindre, et là, toi, à partir de là, moi. Ça ne se passe peut-être pas si loin, à deux pas de là, si ça se trouve, toujours dans le même coin, ça se passe, le coin de la pute à rat, c’est comme ça que je l’appelle, ce coin, comme ça que, toi, je t‘appelle. Parfois, sursaut de conscience, tu te caches la figure avec tes mains, ou juste tu fermes les yeux mais, ce qu’il y a, c’est que tu n’as jamais appris à leur dire non, tu ne sais pas leur refuser, rien, celui qui veut, avec toi, il peut, sans problème, écarter, regarder, où ça le chante, si ça le chante, soulever, examiner, entrouvrir, je vois bien ça, c’est, bordel de Dieu, toujours, ce que je vois. Et en voilà d’autres, je le sens, ils avancent, lentement, une seule chose en tête, je le sais, d’avoir leur tour avec la pute à rat, voilà, et c’est pour ça que tes cheveux, ta robe, ta tête, tes lèvres, ont été déjà trop souvent relevés, écartés, et, par la même occasion, je sais bien. Tu es dos au mur, ou plaquée la figure contre une porte, ou les mains appuyées sur les poubelles, n’importe comment que tu sois, je te vois, mais, est-ce que tu as du plaisir, c’est ça, qu’il faudrait savoir, bien sûr. Arrive que je te voies un peu résister, alors ils sont obligés de t’immobiliser, te disposer, te maintenir, et j’entends tout, je sais ce qui arrive, exactement, pas loin, rien qu’à entendre. A des moments, je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’ils sont obligés de se retenir tant que j’entends, que je veille, surveille, j’arrive à le sentir, à des moments, ça, qu’ils se retiendront là tant que je surveillerai, entendrai, alors j’écoute, tant que je peux, j’écoute, et puis, bien sûr, je commence à fatiguer, me relâche. Alors, il y en a un, qui. J’ai beau savoir, m’y attendre, savoir que, qu’est-ce que je pourrais attendre d’autre de toi, et d’eux, à chaque fois c’est. Quel prophète, déjà, quel triste connard, a dit, à peu près, qu’il y avait deux endroits dans le monde où l’homme ne laissait pas de trace, à la surface de l’eau et sur le corps des filles.