bien-être
Lisez de tout. Soyez des lecteurs gourmands, vous n’êtes pas
obligés de vous imposer des pensums. Si ce que vous lisez vous
met mal à l’aise ou vous est hostile, vous n’êtes
pas obligé de continuer. Ou alors vous pouvez vous dire : si cette
poésie m’agace, c’est qu’elle a quelque chose
à voir avec moi peut-être ! Parce que, ce qui a quelque chose
à voir avec nous, ce n’est pas forcément dans une
sorte d’adhésion immédiate ; il faut peut-être
même se méfier des adhésions immédiates. Il
faut en tous cas être assez mobile. On peut être parfois rebuté
par des poètes et justement c’est pour cela qu’ils
nous intriguent et nous intéressent... c’est comme les comédies
américaines au cinéma... Prendre un poème parmi d’autres,
ne pas tout lire, mais un poème comme ça quand ça
nous prend ; dans une fréquentation qui doit être gratuite.
Vous lisez trois vers d’un poète, cela suffit pour nourrir
une journée, parfois beaucoup plus. Moi je fais comme ça,
je le dis franchement, très directement et j’en suis heureux.
Je ne prends pas de gros livres de poésie que j’étudierais
un stylo à la main, jamais ! Cela a sa fonction, mais c’est
autre chose. La vraie lecture de la poésie, elle est dans cette
liberté, absolument intransigeante. Vous n’avez de compte
à rendre à personne pour la lecture que vous faites. Vous
avez le droit d’aimer ou de ne pas aimer. Vous avez le droit d’être
agacé, même si c’est un « grand » poète
ou qu’on dit tel ! Vous avez le droit de dire : ce qu’il dit
là, ça ne me concerne pas. Mais essayez de vous donner ce
luxe, et c’est un plaisir immense, croyez-moi, de parcourir la poésie
universelle, dans l’histoire et dans le contemporain aussi, et dans
des langues différentes, en traduction (si vous lisez Pablo Neruda
en traduction, il n’est pas nécessaire de lire dix poèmes
pour comprendre que c’est beaucoup mieux que beaucoup d’autres
choses! Que sa vision du monde, sa force d’évocation passent
à travers la traduction. Donc, pas de scrupules avec des traductions).
J’insiste là-dessus
parce que ce qui doit fonder votre geste pédagogique c’est
d’abord votre propre perception de la poésie et votre bien-être
dans la poésie.
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chanson
Un jour Brassens, à qui l’on avait remis le prix de poésie
de l’Académie française, disait ceci : « Non,
vous êtes bien gentils, je ne le mérite pas, non pas parce
que je me trouve inférieur, mais parce que je ne suis pas poète;
je suis chansonnier et fier de l’être, et j’espère
que la chanson est un art majeur ». Alors, modestie ? Peut-être,
mais pas seulement. Il en avait une compréhension profonde en disant
« je suis dans la tradition des chansonniers et des troubadours
» (il a écrit d’ailleurs une chanson, « Le joueur
de flûteau », qui rappelle la tradition des troubadours) ;
il est très proche de la poésie qui peut vivre sans la musique,
mais c’est rare ; je suis un passionné de Brel, mais beaucoup
de ses textes ne résistent pas sans la musique ! Ils sont pourtant
forts et ont le pouvoir imaginant dont on parlait tout à
l’heure ; cette force d’évocation tient à l’interprétation
de Brel et à la musique. Alors on pourrait dire qu’un poème,
c’est tout ce qui résiste sans la présence de la voix,
la musique... peut-être... La poésie requiert une réception
lente, un retrait, une écoute attentive, l’effort de compréhension…
On règle le « problème » de la poésie
et de la chanson en disant qu’il ne faut pas les opposer. Dans les
écoles, il est souhaitable qu’il y ait de la chanson poétique,
c’est-à-dire à forte teneur en poésie. Cela
est bien parce que c’est une sorte d’antidote à la
chanson niaise, et Dieu sait que les enfants entendent plus de la chanson
niaise que de la chanson exigeante… Et puis, il y a la poésie
chantée : c’est encore autre chose, c’est-à-dire
la poésie mise en musique qui a aussi sa place à l’école.
Je pense qu’on doit éduquer les enfants à cette écoute-là,
parce que ce n’est pas l’écoute distraite, au corps
agité et à la pensée vagabonde, vous savez ! de la
musique de délassement, disco, techno, etc. Là, on a la
possibilité de mettre les enfants dans un autre registre, c’est
notre rôle. Donc, acceptons la chanson à l’école
et faisons-en vraiment un moment d’apprentissage ; on doit transmettre
cela aux enfants, on a cette responsabilité. Mais ne disons pas
non plus qu’avec ça on assume la poésie. On assume
une part du poétique ; le poétique se trouve là mais
le poétique se trouve aussi dans la danse (parlez-en avec un collègue
prof de gym)... La poésie peut se trouver ailleurs, surtout si
elle est cette compréhension problématique du monde qui
engage le cœur, la mémoire, l’intelligence, etc. Oui,
elle peut être dans beaucoup de choses mais elle se trouve tout
de même, d’une façon privilégiée, dans
le poème ; je crois qu’on ne la trouve jamais mieux que dans
le poème, même si elle existe ailleurs aussi. Car le poème
est tout entier dévoué à la poésie et à
rien d’autre, n’est-ce pas ! Originellement poème et
chanson sont liés, on le sait, et à un moment ça
s’est disjoint ; quand ça s’est disjoint, c’est
en partie au moment de l’imprimerie et de l’écrit,
il y a donc une raison historique. Lors de cette séparation, on
a donné plus d’importance au texte, à la langue, qui
est devenue plus compliquée, plus savante, qui exige plus de lenteur;
cela définit la spécificité de la poésie par
rapport à la chanson qui reste un genre oral ; or, le genre oral
joue plus sur la perception immédiate, sur la sensibilité,
l’émotion brute, instantanée ; donc on a deux genres,
issus du même terreau, mais qui ont des spécificités
et des modes de réception différents.
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compréhension
Je crois qu’il faut se déculpabiliser. Bien sûr qu’il
faut comprendre le poème mais le grand malentendu tient au terme
de « compréhension ». Parce que nous sommes justement
dans une tradition scolaire qui privilégie le rationnel, le logico-rationnel,
nous avons le sentiment que « comprendre » c’est entrer
dans cette réception logico-rationnelle de l’écrit
et nous avons à ce moment-là, des modalités de lecture
qui sont très figées, très normées ; on prélève
des informations successivement, on les met en relation, on a des conclusions
partielles, puis on arrive comme ça en général à
une conclusion, une clôture du texte qui nous satisfait parce qu’à
la fin, nous pouvons résumer le texte ; c’est la preuve de
notre compréhension : nous pouvons de façon synthétique,
faire rapport oralement par paraphrases des informations véhiculées
par le texte. Cela, c’est le mode de compréhension dominant
et nous tous enseignants, nous sommes dans ce mode de compréhension
général. C’est une compréhension qui est valide,
fondée sur le logico-rationnel, qui fait intervenir des processus
mentaux, cérébraux essentiellement, si vous voulez. Mais
ce mode de lecture-là, s’il est valide, il n’est pas
valide sur tout et notamment, il est en échec sur le texte poétique.
Si vous utilisez cette modalité-là de lecture, celle qu’on
enseigne d’ailleurs, sans adaptation, sur le poème, ça
ne marche pas. C’est-à-dire que vous utilisez, en fait, le
mauvais outil pour lire ce genre de texte.
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diction
La récitation de la poésie, pour ma part, je n’en
veux pas. Cette récitation dont j’ai fait les frais, comme
beaucoup d’autres, je n’en veux pas. Je veux parler de
la récitation dans son mode traditionnel : « pour la
prochaine fois, vous apprendrez 10 vers et vous viendrez les dire
devant les autres
». Et quand vous allez les réciter, vous vous entendez dire
: « C’est bien ou c’est pas bien, tu ne sais pas ta
leçon, 8/20 ou 19/20, etc... » Ce mode-là a été
l'un des « tue-poésie » les plus affirmés.
Pourquoi ? Parce que la récitation demande aux enfants une performance
sans qu’on ait construit les compétences nécessaires à
la réussite de cette performance. C’est un des rares cas
de pédagogie où on demande à l’enfant un
résultat,
sans avoir préparé, de façon consciente ou programmée,
les capacités de l’enfant à obtenir ce résultat.
C’est injuste... Je parle de sa forme traditionnelle ; il y a
plein de variantes, et les enseignants savent pallier à un certain
nombre de difficultés,
surtout ils savent pallier à l’insuffisance de formation
dans ce domaine. Parce qu’il n’y a rien de plus difficile
que lire un poème
devant un public. Essayez, vous ! Devant un public d’enfants, c’est
peut-être ce que vous savez le mieux faire. Mais devant un public
de pairs ? C’est ce que l’on demande aux enfants. Vous,
si vous deviez lire un poème, debout devant un public, et encore
le lire, le dire par cœur plus exactement ? Avez-vous songé qu’aujourd’hui,
on vous demande ça, là ? Qu’est-ce que cela suppose
de maîtrise et quelle maîtrise ? Et quoi d’abord
? D’abord,
affronter la peur terrible que cela suppose, sauf si l’on s’est
donné pour tâche particulière, ou si l’on
s’est
valorisé en sachant l’affronter par rapport à ceux
qui ont peur.
Donc ce que je veux dire, c’est que je n’ai nullement l’intention
de disqualifier en disant ça : l’enjeu, qui est très
beau au demeurant, essentiel même, de dire à haute voix le
poème, de l’oraliser, c’est un des modes d’accès
à la poésie ; c’est un des modes d’appropriation
: « Familiarisation avec le fait poétique »... Remarquez
que cela n’implique pas automatiquement le « par cœur
».
En fait , le problème est de savoir ce que l’on cherche.
On peut rechercher que, parmi toutes les modalités d’appropriation
de la poésie par l’enfant, il y ait celle-là, parmi
d’autres, ni plus ni moins qu’une autre. Et à quoi
elle sert, celle-là ? Elle sert pour soi-même, éventuellement
si je dis un poème à haute voix pour moi tout seul dans
ma chambre par exemple, mais je n’ai pas besoin de l’apprendre
par cœur car je peux prendre mon livre et lire... Elle sert aussi
à dire un poème devant un public ; mais après tout,
devant un public, je peux aussi lire, je ne suis pas obligé de
le réciter par cœur ! Regardez Antoine Vitez, il a lu Aragon
pendant trois heures au festival d’Avignon et les gens n’ont
pas bougé ; il ne savait pas par cœur, trois heures de poésie
d’Aragon ! Et Michael Lonsdale, le comédien, qui fait souvent
des James Bond, c’est un passionné de poésie ; il
lit souvent de la poésie, il la lit, je ne l’ai jamais vu
dire un poème par cœur. Laurent Terzief, un des grands lecteurs
de poésie, etc. Bref...
Le problème, ce n’est donc pas de savoir par cœur. C’est
plutôt de savoir, devant un public, transmettre le poème
de façon à ce que le public le reçoive. C’est
ça l’enjeu. Et après, on peut se demander : est-ce
que dans ce cas-là, le savoir par cœur c’est utile,
indispensable, nécessaire ou facultatif, ou un empêchement
? Mais qu’est-ce qui est nécessaire pour savoir bien transmettre
un poème à un public ? Pour moi, ce n’est pas la mémorisation
qui me paraît première et essentielle, c’est un apprentissage
raisonné et régulier de la diction du poème, dans
toutes les classes de France.
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éveiller
Il s’agit de rendre familier aux enfants, ce mode particulier d’expression
du monde, de la pensée, des rapports de soi au monde, qu’incarne
la poésie. Il faudrait faire en sorte que le langage poétique
devienne un langage qui soit dans le quotidien, à côté
d’autres langages. Et donc, concrètement, cela veut dire
quoi ? Cela signifie qu’il faut problématiser la notion de
poésie. Faire en sorte de proposer aux enfants un répertoire
si vaste, si large, si contradictoire à l’intérieur
de lui-même, qu’il ne dise pas aux enfants : « la poésie
c’est ça », mais qu’il suscite chez les enfants,
la question perpétuelle : « Qu’est-ce que la poésie
? » Qu’il n’y ait que des réponses provisoires,
toujours révocables, qui nous portent toujours en avant dans la
compréhension de ce qu’est la poésie. Car la poésie
ne se laisse pas enfermer dans une définition et c’est sa
richesse. Les formes poétiques sont multiples : la prose, le vers
libre ; l’aphorisme, le proverbe ou le dicton assument la poésie
autant que le poème stricto sensu. Donc, il faut que vous proposiez
aux enfants des textes qui les déroutent d’une certaine façon,
c’est-à-dire qui leur fassent entendre sous le titre de poèmes,
des choses très différentes. Ils peuvent réagir,
s’ils ont déjà inscrit en eux et construit une représentation
close de la poésie, ce qui se fait très vite, notamment
à travers l’usage de la comptine en maternelle, dont on dit
que c’est la poésie. Ils se font très vite une image
close de la poésie, alors vous leur lisez autre chose et ils vous
disent : « Ce n’est pas de la poésie ce que vous nous
lisez là ! » Mais il faut contester leur représentation
et leur dire que ce n’est pas grave de ne pas savoir tout de la
poésie, que cela se gagne petit à petit... C’est d’être
dans cet éveil perpétuel à la question : qu’est-ce
qu’un poème ? Pour cela, il faut commencer par des lectures
de poésie, fondées sur la diversité, sur la fréquence
et la régularité.
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jeu
Le jeu d’écriture poétique, pour être efficace,
doit être régulier, relativement fréquent, et il n’a
de sens que dans la durée. Faire trois semaines de jeu poétique
ou en faire un peu de temps en temps comme ça, pour ma part, je
n’y crois pas trop. Pourquoi n’a-t-il de sens que s’il
s’élabore dans la durée ? Parce qu’il a pour
fonction essentielle de faire appréhender aux enfants, de façon
artificielle sans doute (mais enfin, c’est ça la pédagogie
d’une certaine façon), de faire appréhender successivement,
niveau par niveau, les différentes ressources du poétique.
Dans le jeu poétique, un jour on va travailler telle composante
du poétique. Un jour, on travaille sur la métaphore, puis
un autre jour sur la disposition spatiale, un jour sur le rythme, la longueur
du vers ou le rythme à travers les strophes ou au contraire, l’éparpillement
du texte, ou sur l’opposition prose et vers. A chaque fois, on touche
à une partie du poétique : parce que l’enjeu d’un
jeu poétique ne peut être que partiel et particulier. Donc
le jeu poétique est utile comme un entraînement, une manière
de s’approprier les outils poétiques. Mais on ne fait pas
un poème à travers un jeu poétique ! Car le poème
n’est pas fondé du tout sur ce processus-là de la
consigne et de l’accumulation de propositions. Il ne faut donc pas
valoriser plus que cela le résultat du jeu poétique et il
y a eu beaucoup de malentendus à ce sujet : on a regroupé
les jeux poétiques pour faire des recueils et on a dit que c’était
un recueil de poèmes. Pas exactement, c’est tout simplement
le témoignage d’un travail poétique dans la classe.
On peut publier cela mais en disant que c’est un « témoignage
» de notre recherche. C’est un travail d’atelier au
sens propre : on essaie des choses et le fait de casser et de rater, c’est
aussi important que le fait de réussir, on le sait bien. Le fait
de comprendre ce qui n’est pas poétique, est aussi important
que le contraire. Il faut donc dédramatiser l’enjeu du jeu
poétique, en sachant que son objectif est limité. C’est
un apprentissage au jour le jour. Il faut en faire beaucoup et plus on
en fait, mieux c’est ; mais en même temps ce qui m’importe
c’est la démarche, c’est l’action des enfants
et c’est, à travers le jeu poétique, d’amener
au fur et à mesure des semaines, tout enfant à s’investir
dans un travail d’élaboration, de créativité.
(On est dans la créativité et pas dans la création,
pour faire appel à une vieille distinction : on donne aux enfants
les moyens d’être créatifs, on bâtit chez eux
des compétences qui leur permettront ultérieurement d’écrire
éventuellement des poèmes).
Pour dire encore un mot sur le jeu poétique, je voudrais ajouter
encore une chose... Le jeu d’écriture poétique est
oral ou écrit, peu importe, mais il faudrait surtout qu’il
ne soit pas exclusivement comme on le voit trop souvent, fondé
sur l’aspect formel. C’est-à-dire travail sur la composante
sonore, rime, allitération, assonance… Bien, il faut le faire
: lorsque j’ai critiqué la position de l’enfant qui
dit « la poésie c’est la rime », cela ne veut
pas dire que la rime ne fait pas partie de la poésie ; bien sûr,
je ne suis pas dans cet excès inverse, mais il faudrait éviter
la sempiternelle reprise de structure, il ne faut pas faire que ça
; travail sur le matériau phonique, sur les rythmes, la structure,
ça c’est tout ce qui concerne l’appareil formel du
poétique ; c’est bien, il faut le faire mais je crois que
la proportion de ce que je vois dans les classes en faveur de ça,
c’est trop... On oublie le travail sur la comparaison, la correspondance,
la métaphore, sur l’analogie ; parce que ça, c’est
un des fondements peut-être plus essentiels encore du poétique.
Qu’est-ce qui fait poétique souvent ? C’est la fonction
analogique : c’est comment, pour dire une réalité,
je fais appel à une autre réalité et que je les confronte.
Par exemple, pour nommer une réalité indicible, quelque
sentiment obscur et confus en moi, je vais solliciter une réalité
visible. Ainsi, Paul Eluard qui veut parler du rire de la femme qu’il
aime... Il a beaucoup à dire sur ce rire, il a tellement à
dire sur ce rire, le rire de la personne dont on est éperdument
amoureux…ça porte un univers, comment le dire d’un
mot ? On ne peut pas. Cela ne servirait à rien de le décrire
en détail, donc on va chercher le raccourci de l’image ;
et à ce moment-là, on va chercher une réalité
visible, tangible et connue de tous qui peut donner l’idée
par suggestion de ce qui est enfoui, obscur, indicible... Et il dit :
« Toi, la seule et j’entends les herbes de ton rire »
Curieux comme image, n’est-ce pas ?
Avec les enfants, on devrait travailler là-dessus, de façon
au moins aussi insistante ; partir de la comparaison et puis enlever le
« comme » et « faire de l’image » et puis
sonder les images, voire les images qui sont stéréotypées,
et comment on peut sortir du stéréotype et trouver des images
insolites qui éclairent des réalités ; si je parle
du silence, je peux avoir des images stéréotypées
comme « le marbre du silence », mais peut-être est-il
plus original de parler du « chat bleu du silence » ou dire
: « le silence est un chat qui dort » par exemple... Mais
chacun va dire quelque chose de différent sur le silence parce
que vous n’avez pas tous le même silence en vous et au moment
où vous voulez parler du silence, ce n’est pas n’importe
quel silence : il y a des silences tragiques et des silences heureux,
etc... On peut imaginer mille images pour dire le silence : « j’entends
les graviers du silence » par exemple...
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maternelle
En maternelle, à la fois il se fait beaucoup de choses dans le
domaine de tout ce qui est expression culturelle et artistique, et en
même temps du point de vue de la poésie, il y a souvent un
grand malentendu. C’est qu’on croit avoir assumé son
rôle du point de vue de la poésie, à travers la comptine.
Il faut que ce soit très clair ici, pour ne pas avoir l’air
encore indûment provocant ! La comptine a sa place à l’école
maternelle. Moi qui suis formateur en I.U.F.M., je ne vais pas vous dire
le contraire. La comptine a beaucoup d’objectifs, d’ailleurs
assez variés : apprentissage du rythme, des sonorités, de
la lecture, de l’articulation, le souffle ; enfin il y a beaucoup
de choses qui sont liées au geste psychomoteur ; et en même
temps, une familiarisation avec un imaginaire, un univers fantaisiste,
ludique et une approche d’un usage insensé, au sens propre
de la langue, à côté du langage fonctionnel, structuré
déjà... Mais ceci dit, la comptine n’est qu’un
cas très particulier de la poésie. C’est comme si
vous pensiez assumer la poésie à travers la fable seulement,
ou si vous ne lisiez que des Haïkus ou que du sonnet... En maternelle
et dès la petite section, il faut à côté de
la comptine qu’il y ait de la poésie au sens plein du terme,
qu’on lise des poèmes aux enfants.
Jusqu’en moyenne section, ce qu’on doit privilégier,
c’est l’éducation à l’écoute. En
précisant que l’écoute du poème ne ressemble
à aucune autre écoute, qu’elle a une particularité
très forte. On a une telle densité de langue et de représentations
à travers la langue, que ça suppose une écoute particulièrement
mobilisée, je dirais difficile ; ça suppose une attention,
au sens le plus beau du mot attention, c’est-à-dire «
tendu vers », une grande disponibilité de celui qui écoute.
On ne peut pas écouter par fragments, il faut être vraiment
dedans. Et donc, il faut proportionner ça aux capacités
des enfants, dans l’étendue du poème, pas dans sa
complexité. Je préfère qu’on lise des poèmes
un peu complexes, même pour des enfants de petite section, mais
que ce soient quatre ou cinq vers. En ritualisant, en disant : «
voilà je vais lire de la poésie ». Et qu’ils
identifient ce qu’ils vont entendre. Ils perçoivent la matière
textuelle particulière qu’est le poème ; ils savent
bien que ce n’est pas la même chose que le conte ou le récit
d’album ou la comptine. Si vous leur lisez : « J’ai
rêvé tellement fort de toi, j’ai tellement parlé,
tellement marché... » etc. Ils entendent bien que c’est
ailleurs que ça se passe ; c’est encore autre chose et c’est
cette révélation-là qu’il faut assumer en petite,
moyenne sections . A côté du récit, du conte, de la
parole de tous les jours, de la parole scientifique... il y a cet autre
état de la parole qui existe et qui est la poésie. Et on
ne la décrit pas mais on se fonde sur la sensibilité, la
« porosité » de l’enfant à ça.
Et si on lit régulièrement de la poésie sous le nom
de poésie et de poèmes, les enfants vont très vite
intégrer ce que c’est que la poésie... Voilà,
ça c’est un vrai apprentissage : on demande aux enfants d’écouter
« particulièrement » ; moi j’explique ça
aux petits : « pour écouter de la poésie, il faut
beaucoup de silence, il faut être tout ouvert, laissez-vous faire
» ; j’explique avec les mots qu’ils peuvent entendre
à cet âge-là. Il faut une sorte d’immobilité,
de suspens de tout, on crée ça, cette sorte d’événement
de la parole ; donc il faut que ce soit bref parce que brièvement,
ils en sont capables : quinze à vingt secondes pour la lecture
de cinq à sept vers. Cela ne paraît pas grand-chose mais
c’est capital, c’est autant de temps de gagné pour
la suite.
En moyenne section, on peut aller un peu plus loin ; on peut déjà
avoir une approche de la poésie plus variée ; on peut faire
verbaliser la poésie par les enfants ; comment ? Pas forcément
mémoriser mais répéter avec vous ; ils disent avec
leur bouche les mots du poème. Qu’ils arrivent à dire
seulement un vers du poème... « A la place du ciel, je mettrai
ton visage... » Vous dites aux enfants simplement de répéter
ça, c’est tout. Pas plus ; d’abord, c’est déjà
élaboré pour eux, du point de vue lexical, syntaxique. Mais
ils auront déjà dans le corps, dans la bouche, cette «
chose » particulière, cette rythmique, cette densité
particulière de la langue.
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médiateur
Un poème par jour. Si vous ne faisiez que cela, vous feriez l’essentiel.
Parce qu’un enfant qui entend un poème chaque jour, dans
la classe, et un poème différent à chaque fois, d’époque
différente, de nature différente, de forme différente,
alors il enrichit extraordinairement sa compréhension de ce qu’est
la poésie. Et il faudrait que vous n’hésitiez pas
à solliciter les tons et les registres différents... La
poésie est grave, cela ne veut pas dire qu’elle est toujours
sérieuse. Le grave peut passer aussi par l’humour, le rire.
Bien souvent lorsque les poètes sollicitent l’humour, c’est
pour parler de choses graves : la mort, la peur de la maladie, de douleurs,
de conflits, etc. C’est une autre manière de parler de la
gravité de l’existence... Du rire pour le rire, je ne crois
pas que cela existe dans la poésie... L’humour dans la poésie
sert aussi à contester le langage, ce qui est encore plus provocateur
pour nous enseignants qui devons enseigner la norme du langage... Le poète
qui joue avec la langue, est sans arrêt dans la transgression, dans
la provocation. C’est vrai de Max Jacob, de Raymond Devos, de Desproges,
Rabelais, Queneau, etc.
Donc lire un poème aux enfants, chaque jour, dans le plus grand
dénuement pédagogique, c’est-à-dire : on dit
aux enfants, « c’est un cadeau », c’est gratuit,
je vous lis un poème, pas de discours avant, pas de discours après.
On dit le nom de l’auteur, dans quel livre on l’a pris, mais
pas d’explication de texte, pas de commentaire. On propose aux enfants,
c’est tout, on n’attend pas qu’ils réagissent.
Parce que la réaction au poème a tous les droits d’être
intérieure et de ne pas s’extérioriser, parce qu’elle
peut être lente, à retardement. Il faut éviter ici
ce besoin d’évaluation dans lequel nous sommes trop souvent.
Il faut imaginer que l’effet du poème peut être un
effet à long terme, que l’évaluation est complexe,
diffuse et qu’elle ne peut pas être immédiate
Une lecture d’un poème par vous, quel que soit l’âge
des enfants. Là, je parle d’une lecture magistrale, c’est-à-dire
cette lecture qui maîtrise la simple mécanique du déchiffrage
et de l’oralisation, de façon à ce que le texte parvienne
aux enfants ; sans avoir de scrupules, car vous êtes enseignants,
vous avez l’habitude de la parole, vous êtes tout à
fait capables de lire un poème. Il n’y a pas besoin pour
lire un poème, dans ce cadre-là, de faire du spectacle.
Vous pouvez tous ici prendre le temps d’une lecture simple, directe.
Evitez les effets d’interprétation car tout effet d’interprétation
chasse l’auditeur de sa propre lecture. Si vous caractérisez
trop par votre interprétation la lecture du poème, alors
l’enfant est
obligé d’admettre votre lecture et d’une certaine façon,
vous imposez votre propre émotion du poème qui ne sera pas
forcément la sienne. Donc lisez en « médiateur »,
en passeur.
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« pour la jeunesse »
On entre dans un débat compliqué... La poésie pour
la jeunesse existe depuis longtemps mais il existe aussi beaucoup de poèmes
qui ne sont pas destinés à la jeunesse et qu’on lui
fait lire : « Demain dès l’aube » n’a pas
été écrit pour la jeunesse, ni les Fables
de La Fontaine ainsi que d’autres poèmes étudiés
en primaire... Dans cette littérature, il y a le pire et le meilleur.
Mais il y a beaucoup plus souvent le pire que le meilleur. La poésie
pour la jeunesse, même quand elle a été écrite
par des poètes tout à fait estimés, importants, a
souvent été une poésie dévaluée. Comme
si le poète lorsqu’il écrit pour les enfants, en voulant
se mettre tellement à la portée des enfants, perdait en
chemin la poésie. Il va vers une si grande simplification qu’il
oublie le mystère de la poésie, la complexité de
la langue. Or ce qui fait la poésie, c’est ça : l’opacité
du texte, la complexité de la langue. Si vous gommez ça,
vous gommez la poésie. Donc on arrive à des ersatz de poésie,
à des fadaises qui peuvent séduire superficiellement les
enfants mais qui ne laissent aucune trace et qui ne peuvent pas provoquer
tout ce dont je parlais ce matin. Donc, il faut se méfier : même
de grands poètes ont écrit des poèmes très
faibles pour la jeunesse et souvent il vaut mieux lire des poèmes
qu’ils ont écrits pour les adultes et qui sont recevables
par des enfants, même en maternelle. Si vous n’êtes
plus culpabilisés par la question « Est-ce qu’il va
comprendre, est-ce qu’il ne va pas comprendre ? », alors vous
aurez une plus grande liberté d’action et vous n’hésiterez
pas à donner des textes complexes où les enfants feront
leur chemin. Les enfants n’ont pas peur du mystère, ils ont
moins peur que nous de ne pas comprendre, si on ne les culpabilise pas.
Ils ont plus de mystère dans leur monde et dans leur environnement
que nous.
Il faut avoir une grande liberté, lire de la poésie, puisée
dans le répertoire ordinaire de la poésie. Qu’est-ce
qui pourrait constituer un empêchement ? Une trop grande complexité
lexicale et syntaxique, des effets de langue si complexes qu’ils
mettraient les enfants hors de portée ? Mais à ce moment-là,
il faut se méfier car La Fontaine, il n’y a pas plus complexe,
du point de vue de la langue pour un enfant d’aujourd’hui.
D’abord, il écrivait pour des adultes ; sa prosodie est très
complexe, la langue est archaïque, sa syntaxe est « chantournée
» comme toute syntaxe de forme classique parce qu’il faut
qu’elle se plie à la rythmique imposée... Je ne dis
pas qu’il faut exclure La Fontaine, mais je veux dire que si on
admet cette complexité avec La Fontaine, il faut l’admettre
pour la poésie contemporaine, le XIX° siècle, etc…
Ce qui pourrait être exclu évidemment, c’est aussi
ce qui peut choquer l’enfant, le heurter violemment. On ne va pas
lire de poésie érotique aux enfants, mais des poèmes
qui traitent de l’amour, de la mort, de la révolte, du sens
du monde, il le faut. Ensuite, en ce qui concerne toujours les supports
de lecture, je continue sur la poésie de jeunesse : il y a aujourd’hui
une meilleure proposition qu’il y a une quinzaine d’années.
On trouve aujourd’hui des poètes qui ont écrit pour
la jeunesse en ayant cette réflexion, en se disant « je ne
veux pas affadir ma poésie parce que j’écris pour
les jeunes ; je fais confiance aux jeunes et à leurs capacités
de réflexion ». Il existe des poètes qui ont écrit
de la poésie pour la jeunesse, en prenant soin par exemple de ne
pas leur parler seulement des animaux ! Le nombre de poèmes pour
la jeunesse qui parlent des animaux, c’est incroyable ! Cela me
met hors de moi : comme si le monde des enfants était réduit
au monde animal ! Cela veut dire qu’on surinvestit le rapport affectif
de l’enfant à l’animal ; soit, mais ce n’est
pas le tout de la vie de l’enfant, et moins
aujourd’hui dans un monde urbain que dans le monde rural d’autrefois
; et ensuite, si on privilégie ce thème, on en exclut beaucoup
d’autres plus importants pour l’enfant.
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résumé
Vous lisez un poème comme ça et à la fin, vous vous
dites que vous ne pouvez pas le résumer ! Les pantoums malais que
je vous ai lus tout à l’heure, vous pouvez les résumer
? Évidemment, très difficile. Et dire ce qu’ils veulent
dire ? Le formuler comme ça ? Si l’on pouvait formuler un
poème après sa lecture, résumer en une phrase ce
qu’il voulait dire par exemple, c’est que ce n’était
pas un poème ! Luc Bérimont, un grand poète mort
dans les années 70 je crois, disait ceci : « Si quand je
lis un poème, à la fin de ma lecture, j’ai le sentiment
que j’ai tout compris, alors ce n’était pas un poème
mais un article de journal ! » Eh oui ! Parce qu’au fond,
ce qui est intéressant dans un poème, c’est ce qui
résiste à la paraphrase, à l’élucidation
claire, sinon il n’y a pas de poésie. Si le poète
pouvait dire de façon intelligible et claire et d’une façon
immédiatement compréhensible, ce qu’il dit dans un
poème, pourquoi écrirait-il un poème ? Ce qui fait
le poème, c’est ce quelque chose qui n’est pas réductible
à la parole, que nous ne pouvons pas formuler et pourtant dont
nous avons le sentiment très fort en nous. Ce qui fait la poésie
c’est ce que l’on ne peut dire avec
les mots, ce que je ne peux pas paraphraser, rationaliser. La poésie,
c’est ce que l’on ne peut pas expliquer dans le poème,
je veux parler de l’explication verbale et rationnelle.
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réciter
Ce qu’il faut, c’est récuser la demi-heure de récitation
hebdomadaire qui tiendrait lieu de la pédagogie de la poésie.
Quand je dis cela, je ne dévalue pas, je ne conteste pas le rôle
essentiel de la diction du poème. Mais la pédagogie de la
poésie ne peut se réduire à ce moment-là.
Et ensuite, si on parle de la diction du poème, il faut savoir
ce qu’on fait. Le mode traditionnel de la récitation n’est
pas celui qui convient. Il n’a pas donné de résultats
: depuis que l’école existe, souvent la poésie en
primaire, voire en collège se résume à la récitation…
et la récitation ne produit pas des lecteurs de poésie à
l’âge adulte. Puisqu’on passe tous par la récitation
et puis on ne lit plus de poésie après… Donc, il y
a quelque chose qui ne se passe pas au fond, dans l’acte d’apprendre
par cœur et de lire des poèmes devant les autres. Cela ne
laisse pas de traces profondes. Qu’est-ce que c’est qu’une
culture qui ne laisserait pas de suite ? Je propose qu’on soit plus
ambitieux que cela. Que l’on construise la pédagogie de la
poésie en considérant que c’est un des fondements
de l’enseignement de la maternelle au primaire, qu’à
travers ça on touche évidemment tout ce qui concerne la
conscience, toutes les représentations du monde, les compréhensions
diverses qu’on a de son environnement, et on touche aussi à
la langue, et à toutes les manifestations de la langue, des plus
académiques aux plus improbables.
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se former
Si l’on ne considère pas la poésie comme un facteur
premier, avec les autres arts, de l’ouverture de la conscience,
on ne fera jamais ce qu’il faut dans les classes. Il faut se permettre
de prendre du temps, d’inscrire la poésie dans les activités
normales et régulières de la classe, il faut être
convaincu du fait que c’est quelque chose dont ne peut pas se passer.
Pour être convaincu que la poésie est essentielle pour l’enfant,
il faut en être convaincu pour soi, comme personne adulte, en dehors
de sa fonction de pédagogue. Il faudrait que vous éprouviez
pour vous-même, si vous ne l’avez pas éprouvé
auparavant, que la poésie est quelque chose qui vous aide à
mieux vivre, à vivre plus peut-être, et à être
dans une compréhension du monde, pas plus sereine peut-être,
sûrement même, mais plus riche. Comment vous convaincre de
cela ? Personnellement, je peux témoigner que la poésie
m’habite pour cette raison (et pas du tout pour faire des citations
brillantes à un moment donné), que la poésie pour
moi, c’est un argument de vie et un argument de pensée. Je
peux en témoigner mais je ne peux pas vous dire : « Il faut
que ce soit pareil pour vous » ! Je souhaite que cela soit pareil
pour tous, comme je souhaite que tout le monde soit nourri du geste artistique,
au sens large, et éprouve ce que le geste artistique apporte d’accroissement
de l’existence. Cela ne s’éprouve que dans l’expérience
personnelle. Il faut lire de la poésie pour vous-même, c’est-à-dire
sans penser à l’enjeu pédagogique, de façon
libre, insolente, impertinente, sans vous soucier de lire les préfaces,
les exégèses, les gloses, etc., en y prenant ce qui doit
vous émouvoir, au sens propre du terme ( du latin « movere
» = qui bouge, le mouvement ; le mot « émotion »
en ancien français c’était « émeute »et
donc quand on parle d’émotion, on peut parler d’émeute
en nous). Il faudrait que vous ayez accès à cette émotion
radicale et fondatrice que procure, à côté d’autres
arts et de leur pratique, la poésie... Avant donc de parler des
actions dans la classe, ce qui est fondateur c’est de vous former
vous-même. Bien sûr, il peut y avoir des stages de formation
continue, mais la meilleure formation c’est celle que vous faites
pour vous-même et elle est simple. Elle consiste à faire
le pas d’aller emprunter des livres dans des bibliothèques,
acheter des livres dans des librairies et de lire avec curiosité
et générosité, lire le plus possible de poésie.
Bien sûr, vous avez
beaucoup d’autres obligations dans votre existence, mais il faut
que cela passe par là.
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subjectivité
Il faut revendiquer la subjectivité :oui, on comprend avec
sa subjectivité. Alors qu’on l’a jusqu’ici écartée
de l’enseignement comme une mauvaise chose tout simplement. On ne
doit pas dire ce qu’on pense soi du poème. Or moi je dis,
comprendre le poème c’est d’abord dire ce qu’on
en ressent soi, ce qu’on en perçoit soi-même. En sachant
que ce que l’Autre en perçoit, augmente ma propre vision.
La lecture de poèmes, elle devrait être collective ; ça
devrait être un échange, une parole autour, une sorte de
rêverie autour.
A des gens qui lui disaient qu’ils ne comprenaient rien à
sa poésie « moderne » et qu’ils auraient voulu
qu’elle leur donnât les clefs pour comprendre, Marina Tetsaiéva,
un grand poète russe, passionnée de français d’ailleurs,
répondait ceci : « non, si vous dites cela, c’est que
vous ne savez pas ce que signifie comprendre en poésie ! Si vous
voulez savoir ce que veut dire comprendre en poésie, il faut retrouver
l’origine étymologique de ce mot en français ; vous
savez ce que veut dire « comprendre » en français ?
Comprendre = aimer. En français, le mot comprendre signifie embrasser,
étreindre ». Là elle nous donne une leçon parce
qu’elle nous renvoie à l’origine latine du mot : «
cum-prehendere = prendre avec, dans une totalité, étreindre
au sens propre ». Je crois que c’est une bonne formule.
Nous sommes des « compreneurs » de poésie, pauvres
parce que nous ne mobilisons que le savoir intellectuel, cérébral,
que la connaissance linguistique . Tout serait dans les mots, il suffirait
de comprendre les mots pour que ça marche ? Non ! C’est bien
au-delà. Donc, vous voyez, il nous faut réviser complètement
notre façon de penser en ce qui concerne la poésie. Le logico-rationnel
bien sûr, on ne le dévalue pas. Je suis capable d’être
rationaliste à mon heure et je me sens tout à fait fils
de Voltaire, Diderot, etc. Mais en même temps, (et d’ailleurs
le XVIII° siècle qui était dans une sorte de célébration
du rationalisme, a été un siècle très pauvre
en poésie !), on ne doit pas opposer le rationalisme et cette compréhension
poétique. Tout ça peut être dans une interaction,
dans une complexité heureuse. Donc, je vous conseille une chose
: quand vous lisez un poème, acceptez de ne pas comprendre. Si
vous comprenez tout dans un poème c’est qu’il n’y
avait aucun inconnu, il n’y avait rien à gagner, au sens
propre aucun manque à gagner, pas de sens neuf. A quoi ça
sert de vous dire une chose que vous savez déjà ? Sauf le
plaisir nostalgique de la re-connaissance, on se reconnaît soi-même
dans le texte de l’Autre... Soit, c’est une fonction identitaire
et après ? On est déjà assez renvoyé à
soi-même, ça sent le rance au bout d’un moment ! Autant
que le poème nous déporte au-delà de ça, nous
attire dans des territoires inconnus, nous donne des modes d’approche
que l’on ne soupçonnait pas. Et comme c’est l’étrangeté
que nous révélerait la poésie à ce moment-là,
ce qui nous est étranger, alors bien sûr, on est désarçonné.
Comme c’est l’inconnu, l’étranger, on n’a
pas de codes, on n’a pas de repères. Est-ce que ça
dévalue l’étrangeté ? Au contraire ! C’est
en cela qu’elle nous « augmente ».
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