Dominique Sorrente / Les mots pour
signe distinctif |
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Cet entretien a été réalisé par Sophie Chambon et Marie-Christiane Raygot pour la revue Filigranes n° 47, août 2000 (à retrouver sur le site d'Odette et Michel Neumayer: ecriture-partagee.com retour page Dominique Sorrente |
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Filigranes: Et si nous commencions par cette dimension collective qui traverse lensemble de votre travail et de votre action en poésie ? De lécriture personnelle à lengagement collectif en poésie, il semble que laller-retour soit pour vous une nécessité. Un poète dont lécriture est geste secret, quête individuelle, peut-il espérer quelque chose dune entreprise menée avec dautres, comme le Scriptorium ? D.Sorrente: Le Scriptorium, cest une histoire
qui mhabite depuis longtemps. Il y en a même des traces dans
mes poèmes, par exemple dans La Terre accoisée où je
parle du scriptorium à double vue. Quelle est lidée
fondatrice de cette action ? Dans lAuditorium, les rôles
sont attribués, il y a dun côté ceux qui interprètent,
donnent le spectacle et de lautre côté, ceux qui écoutent.
Au Scriptorium, la démarche se veut différente. Il y a
une table commune. Les écritures en solitude sont échangées.
Ici on croit à la fertilité de la vraie rencontre, à sa
magie créatrice... Cest un idéal, toujours un peu
trahi par lexpérience du réel, une véritable
utopie que je revendique pour aujourdhui car elle me semble indispensable
pour revivifier notre relation au langage et à la création
dans notre époque dhyper-individualisme et de consommation
envahissante. Ecoutez comment commence la charte du projet: Traditionnellement
dévolu au travail denluminure et dinscription, le
Scriptorium est ici proposé dans une version contemporaine: un
espace inédit créé par quelques poètes qui
désirent oeuvrer ensemble pour que la poésie mette en lumière
le réel daujourdhui. Filigranes: Nous voilà donc revenus à la démarche décriture personnelle. Il peut être intéressant de sy attarder. Lentreprise pour habiter la terre en poètes est sans aucun doute, et dabord, un acte de retour sur soi. On entre dans sa propre habitation, son château ou labyrinthe intérieur. Comment écrivez-vous ? Est-ce le fruit d'une maturation, d'une " rumination " ? Ou obéissez-vous à une inspiration ( ex-piration ) ? Le temps, le vécu sont-ils déclencheurs de cet élan ? Dominique Sorrente: La question trouve évidemment
son origine dans la sphère de la philosophie. Oserais-je dire,
la sphère de la philosophie à lheure où elle
demeure encore muette ... Cette question est bien celle des deux moitiés
du monde, lune donnée comme extérieure à soi
et lautre qui vit à lintérieur du sujet. Je
sais aussitôt que la nature du lien qui unit ces deux expériences
est infiniment plus subtile que le partage des eaux en deux. Mais daccord
pour tenter avec vous délucider la question! Le langage
est aussi fait pour cet effort-là. Allons-y pour une première
exploration du mouvement à loeuvre. Comment cela se passe-t-il
quand jécris ? Filigranes: L' écriture est donc conduite par des éléments du quotidien, des figures prosaïques, elle ne part pas que du sublime mais vous êtes toujours en état d'attente poétique? Dominique Sorrente: Allons-y pour la métaphore du veilleur! Oui, en état de veille ou d'éveil, dans une sorte de tension permanente. Il y a des états de l'être où des certitudes affleurent, une expérience de vibration intense de ce que je ne peux appeler autrement qu' un signe distinctif. C'est l'état de poésie avant les mots, la parole encore muette qui régit lunivers personnel, tout autant que lunivers avec ses micro-vibrations et ses dispersions détoiles. Inutile de dire que les relations entre ces deux univers constituent le sujet de ma recherche de vie. Ma quête en poésie est de cette nature, toujours amoureuse comme il se doit. Je tente de rapporter les rencontres claires-obscures que je fais avec la vie... Vous comprendrez que je ne me donne pas le temps de rédiger des pages d'écriture comme exercices dentraînement. Filigranes: Et langoisse de la page blanche, la panne décriture ? D.Sorrente: Cest clair: si jai un problème à résoudre, docteur, cest plus du côté de la surabondance que de la panne ! Il faut canaliser le flot, l'endiguer, arbitrer devant la multitude des possibles. Chaque poème invite à une infinité de résolutions. Où et comment choisir ? Mon anxiété loge bien là, avec un insatiable besoin de temps qui, je le sais, ne peut être apaisé que par une double action de lâcher prise et de respiration. En médecine naturelle, il faudrait aller du côté du millepertuis et du kawa-kawa, lherbe de saint-Jean et le poivrier des îles pour tempérer ces excès de désir créatif. Je my emploie. Amusant, non? Et puis les noms sont si aventureux... Filigranes: Qu'est-ce qui vous conduit, une image qui se développe ou bien la phrase, les mots? D.Sorrente: J'ai, pour ainsi dire, versé dans les deux attitudes : la manière la plus instinctive que j'ai d'écrire est conduite par des mots, des phrases qui me stimulent, m'orientent. Tout commence par une phase où je ne vois rien... Lobscur couloir, le brouillard salutaire. Mon poème La chope de café (tiré de Du pays de lHerm, dont je me suis amusé à produire moi-même un commentaire de quelques pages ) dit au fond cela à sa manière:
Les choses ensuite vont se livrer peu à peu... Cest loeuvre de maturation lente. Loeuvre au noir a sa place ici. Filigranes: Quelle est alors lautre attitude qui vous emmène dans lacte décrire ? Quelque chose qui ne passerait pas par ce labyrinthe initial ? D.Sorrente: Le deuxième état est un rapport d'hommage,
une reconnaissance de l'altérité, une commande que me fait
le monde extérieur. Le monde se déploie devant moi à chaque
instant, et cela tient du prodige. Bien sûr les terreurs (dont
notre époque nest pas exempte) font partie de ce déploiement
toujours à loeuvre et toujours blessé. Ma création
aspire à reconnaître cela. Elle est signe de remerciement.
A titre dexemple, c'est le cas en ce moment avec les peintures
de L.X. Cabrol dont on pourra retrouver létonnant travail
dans notre région lan prochain à la galerie Sordini à Marseille.
La peinture de Cabrol me fait écrire en contrepoint de ses abrupts
et de ses caractères. Impossible de résister à une
telle présence dénergie. Autre commande du demi-cercle
extérieur : lors du festival franco-anglais de poésie
auquel je viens de participer à Paris, jai composé des
portraits des auteurs, tous de différentes nationalités,
qui éveillaient en moi des images nouées à leur
forme décriture. Dans un autre registre, il mest arrivé décrire
sur des figures immenses de lart comme Turner ou Mozart pour tenter
de mieux appréhender la relation que j'avais avec eux... toute
distance respectueuse gardée ! En fait, je ne crois quaux
rapports dinspiration dune personne à lautre.
Cela fait écho à une parole dEluard qui dit à peu
près ceci: Le poète est celui qui inspire plus que
celui qui est inspiré. Ceux qui me font écrire (ailleurs,
ce peut être une salle de classe, un épouvantail, un oeuf
ou Milarepa...) sont toujours pour moi des expressions vivantes de la
poésie, des inspirateurs. Si je les célèbre à ma
manière, cest quils nous montrent un éclat
de la poésie. Et pour cela, ils nous sont infiniment précieux. Filigranes: Attendez-vous une confirmation à chaque fois? En avez-vous besoin? Dominique Sorrente: Pas besoin, nécessairement. Cela vient comme ça. Pour moi, vie et poésie sont chevillées l'une à l'autre. Des carnets de l'origine à la parole donnée en public, le parcours est fait de ces rencontres imprévues dont le poète est le medium. Mon existence quotidienne est guidée par ces signes distinctifs qui sont souvent là sans que nous les voyons. Filigranes: Pouvez-vous identifier des étapes dans votre travail ? Dominique Sorrente: Au commencement est le verbe. Puis suivent tant
bien que mal les noms, les adjectifs... Non, les choses sont un peu moins
glorieuses! J'ai un carnet de notes, mon luxe, souvent un livre dor
transformé pour lusage quotidien. Je pars de là :
c'est un carnet avec toutes sortes d'écritures : notes, réflexions,
citations. Là, par exemple, à la date du jeudi 23 mars,
un poème écrit sur la peinture de Laurent X. Cabrol avec
son titre: " Le blanc de tous les yeux du monde ". Filigranes: Combien de versions, d'états du texte avant la version définitive? Vous est-t-il arrivé de reprendre des textes? Comment évoluent-ils ? Dominique Sorrente: En général, j'ai envie d'une résolution assez rapide du poème. Mais ce nest pas ma volonté qui choisit. Il y a un petit dieu intérieur qui fait signe et vous dit: Ce nest pas encore ça. Continue. Patience. Un jour viendra. Ensuite, il lui arrive de disparaître et de ne pas revenir. Je range alors mes poèmes, rayon archives. Certains disparaissent ainsi sans gloire. Dautres resurgissent dun profond sommeil, type Belle au bois dormant. Cela peut prendre vingt ans ou plus... Cest le cas de quelques poèmes parus dans La Terre Accoisée. La relation avec le temps du poème est infiniment variée et cest plutôt réjouissant... Filigranes: Etre poète est-ce un état de grâce, de communion, ou au contraire de séparation d'avec le monde? Dominique Sorrente: Une image se promène en moi depuis un certain temps: celle d'Homère, le poète aveugle, défalqué du présent pour voir dans une autre dimension. Je cite souvent à mes étudiants un vers du Bateau ivre qui figure sur le monument d'Amado, à la mémoire de Rimbaud, sur la plage du Prado à Marseille : "...et jai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir." Un poète, tel que je le conçois, doit chercher à voir. On peut appeler cela de l'orgueil. J'affirme cette conscience là en tous cas. Elle résonne dailleurs plus comme une injonction que comme une forme douteuse de satisfecit. Dans l'attitude poétique, tout en restant dans le temps présent, on voit le réel dans une relation autre. Pour faire simple, on est séparé de l'actualité pour atteindre un niveau différent de l'être. Si je reprends l'exemple des chevaux de l'hippodrome, chacun peut prendre connaissance de leurs noms dans le journal. Mais si un écrivain en fait quelque chose, ils parleront différemment. La poésie est l'expérience de cette séparation pour atteindre la rencontre au monde. Il y a un angle de vision très différent, ce n'est pas seulement le temps mais le regard que lon porte sur le temps. Il ny a certes pas que le temps linéaire... Filigranes: La poésie, ce serait une question de sensibilité plus qu'une dimension intellectuelle? Pensez-vous l'écriture avant de la vivre? Dominique Sorrente: Il y a mille manières dappréhender
la forme dêtre quon appelle poésie. Filigranes: Il y aurait donc comme une architecture pensée qui donne à l'écriture l'apparente liberté de mouvement dans l'espace clos du livre... Dominique Sorrente: Ma relation avec la poésie n'est pas vraiment de cet ordre, je crois. Je ne délimite pas un espace construit, clos. Le rythme est nettement plus déterminant, je dirai plutôt que je fais route vers une construction de type musical: moins l'architecture d'une maison, ou d'un temple, que les différents mouvements d'une pièce musicale. Cette notion me plaît bien, car j'y retrouve à la fois une aération et une répartition dans le temps. Filigranes: Avez-vous des formes d'écriture "choisies"? Dominique Sorrente: J'ai observé des successions de nature assez différente : quand on construit son texte, le langage a sa propre dynamique qui s'impose à vous. Par exemple dans Les voix de neige, le premier poème " Constellation de la vierge " fait entendre la basse continue dun violoncelle, un mouvement lent. Par contre, pour " Entre les dunes " dans Petite Suite des Heures, je travaille dans un autre registre, un texte avec silences, reprises, progression. Pour chaque poème, et pour chaque ensemble de poèmes qui constitue un livre, il y a un enjeu rythmique. Une de mes préoccupations est de ne pas répéter la même forme à mon insu ( il y a, bien sûr, des répétitions désirées, mais cest autre chose), d'écrire des poèmes originaux à chaque fois. Aller au plus près de son rythme. Je revendique cet aspect de variabilité. Filigranes: Donc pas de côté obsessionnel ? Dominique Sorrente: Il y a continuité dans la pratique, mais au prix de constantes ruptures. Voilà une piste, peut-être: la thématique de la surprise, de l'imprévu. Ne pas donner le mot auquel le lecteur ou lauditeur s'attend, moduler en permanence... C'est l'imprévu rencontré, le titre qui a été donné à un ancien numéro de la revue Sud. Filigranes: Comment envisagez-vous la relation Poésie/ Musique? Cela fait un certain temps que vous proposez des lectures accompagnées musicalement... Dominique Sorrente: La clef de tout cela se trouve certainement dans la présence de la voix qui elle-même renvoie à la notion de vibration. La voix est un élément de rencontre et de convergence. Je m'aperçois quen musique jaccorde une préférence sensible pour la musique chantée. Il y a autre chose: la musique ne doit pas être tutélaire et confisquer la poésie ; il faut trouver une situation d'équilibre. Je voudrais établir des relations de correspondance, des opérations de résonance. Mon ensemble Materia Mater mest venu à partir dune création du compositeur Lucien Guérinel. Jai voulu travailler à la chambre déchos. Filigranes: Aimez-vous lire vos poèmes, les "installer" de cette façon? Pensez-vous que la voix recompose, multiplie, justifie le texte ? Sa séduction rend-elle le texte plus accessible ? Dominique Sorrente: Avec la lecture à haute voix, la poésie sort du livre et redevient parole. En forçant le trait, je souhaite vivre ce moment comme si le livre était une partition. Le lecteur l'interprète. Et le poète réinterprète à son tour quand il dit ses textes. On suit les traces d'une écriture qui désire se donner comme un " livre ouvert ", dans le secret espoir d'entrer en résonance. Filigranes: Lire ses poèmes pour sortir la poésie de l'enfermement où elle est confinée ? La poésie n'a pas beaucoup de lecteurs... Dominique Sorrente: Mais elle peut aussi avoir des auditeurs, il ne faut pas loublier. Quand j'ai commencé à écrire dans les années soixante-dix, la voix haute mimportait déjà, y compris avec laccompagnement de la guitare. Mais j'étais en porte-à-faux avec ce qui se faisait à l'époque. La rencontre de poésie des années 70 évacuait souvent le poème lui-même, et le poète par la même occasion... Il existait des échanges critiques essentiellement, des discussions, des débats... mais le poème était dune certaine façon non grata! Filigranes: Parlez-nous de ces années de jeunesse, de la découverte de la poésie ? Que voulait dire écrire en ces heures-là où vous étiez jeune étudiant ? Dominique Sorrente: Quand j'ai commencé à écrire, à dix-sept ans, c'était en effet pour moi une année charnière avec le bac, l'entrée à l'Université en Sciences économiques. Une année extraordinaire, que j'ai vécue à Aix-en-Provence, où j'ai écrit des livres de poèmes, de véritables ensembles. Jai consigné dans des Chroniques de lArgelas ( que je garde au chaud dans mes tiroirs pour quand viendra le grand âge...) latmosphère de cette époque. Comme javais résolument déserté les cours, je métais offert une liberté inouïe. Je donnais tout le temps au temps... en ce temps-là! J'ai fait des rencontres marquantes: le père Alexis, moine cistercien de labbaye dAiguebelle, lécrivain Michel Orcel qui était un camarade décole et mon voisin de rue, mais indéniablement, la personnalité la plus impressionnante sur le front de la poésie, la figure la plus extravagante pour moi quil mait été donné de rencontrer cette année-là fut Christian Guez devenu plus tard Christian Gabriel/le Guez Ricord. Il était mon aîné de 5 ans. Mais il avait un univers davance sur ce que je connaissais alors de la poésie. La poésie met en jeu des énergies de l'être insoupçonnées, Christian qui disparut tragiquement en 1988 était la pointe avancée dune problématique totale de la poésie au croisement de la mystique, de la poésie et de la psychiatrie. Il a vécu cela à l'état d'incandescence et dune certaine façon la payé de sa vie. Son livre Du fou au bateleur, publié aux Presses de la Renaissance est une bonne façon d'entrer dans son univers. Son oeuvre poétique, multiple, immense, est évidemment difficile à appréhender, sans risque de la dénaturer. Des revues et des éditeurs s emploient aujourdhui, peu à peu, à la faire connaître et cest une bonne chose. Mais ce qui mimporte à ce sujet est que lesprit de la quête de Christian soit justement nommé; cest là son bien le plus précieux. Filigranes: Est venu vite le temps des revues, Avalanche, le Lamparo, puis Sud, avant la rencontre avec léditeur Cheyne... Dominique Sorrente: C'est Christian Guez qui m'as mis en relation avec
la revue Sud, le contact a été lent à se faire.
Jai participé à la revue, notamment avec le groupe
des poètes dIf que javais animé, ma collaboration
officielle au conseil de rédaction de Sud a commencé véritablement
en 1989. Faire partie de Sud a permis beaucoup de rencontres, par l'intermédiaire
de numéros consacrés aux poètes étrangers,
par exemple, ou à loccasion du travail de jury du prix Jean
Malrieu. Filigranes: Etre publié est-ce une nécessité pour poursuivre un effort décriture ? Dominique Sorrente: Je crois à limportance de la publication pour une raison simple. Hormis le cas du journal intime ( pratique parfaitement légitime, au demeurant) qui revendique le droit de rester secret, les poèmes que lon écrit sont des adresses. A un moment ou à un autre, ( cela peut prendre du temps et cest très bien ainsi), ils veulent être partagés. Les publier, cest leur donner la chance de trouver des lecteurs. Le reste est de la coquetterie... Jajoute que de la publication en revues ou en livres découlent des rencontres. Cest Jean-Pierre Siméon, auteur de Cheyne et directeur de collection, qui ma fait connaître la Semaine de Poésie à Clermont Ferrand, puis les Langagières de la Comédie de Reims. Grâce à lui, jai peu développer des rencontres fructueuses avec les scolaires... Sans la publication et notre rencontre à Cheyne, laurai-je rencontré ? Les revues comme la vôtre, Filigranes, les vrais éditeurs comme Cheyne sont des lieux d'accueil, d'hospitalité, de pratique communautaire. J'ai toujours rêvé que la poésie soit une expérience de solitude partagée, et non un acte individuel replié sur lui-même. D'où le Scriptorium dont nous avons parlé tout à lheure... Filigranes: Puisqu'aujourd'hui la poésie n'obéit plus aux règles de prosodie classique, comment reconnaître un poème? Dominique Sorrente: Un poème ? On appelle poème ce qui est nommé poème par celui qui le dit... Sourire... Disons quil sagit dun passage de parole, où l'expérience de vie et celle des mots coïncident, se rejoignent sous une forme insaisissable. C'est la forme du poème qui cristallise cette rencontre. Un poème, c'est un point d'énergie, la rencontre de vibrations dont les mots agencés dune certaine façon sont porteurs. Mais je conçois quil y a autant de définitions que de poètes, et même autant de définitions que de poèmes.. Filigranes: Envisagez-vous un jour de ne plus écrire de poésie et d'essayer une autre forme d'écriture? Dominique Sorrente: La réponse nest pas de l'ordre du vouloir. La poésie est ma forme naturelle dexpression. Il marrive aussi décrire autrement: textes critiques, articles de recherche, documents administratifs, nouvelles, etc... Il sagit toujours décriture. Mais la relation avec les mots est plus ou moins instrumentalisée. Sur une échelle de liberté, la poésie serait le point extrême de lécriture. Mais ne plus être sous tension poétique, je reconnais que cela a du bon parfois... Cela dit, jai du mal à faire miennes les conventions du roman, s'il y en a... Ce n'est pas ma conformation... Filigranes: Et puis votre réponse est aussi contenue dans ce texte déjà cité: Aimer la poésie "...parce qu' elle nous relie à plus que nous mêmes, elle nous rend capable d'aller où nous ne savions pas, de donner forme à ce que nous ignorions..." . Il y a de lesprit daventure dans cette attitude. Dominique Sorrente: Peut-être s'agit-il d'une volonté récurrente chez moi. Partir à la rencontre de linattendu qui est aussi ma belle vie, mon espérée de Paraboles à lOrient du coeur . Mon ami Francis Cann qui collabore activement au Scriptorium a pour idée quil sagit de la recherche de l'enfance intérieure. Je suis sensible à cette analyse. Jy ajouterai le désir de retrouvailles avec linstant magique, le goût dun certain lâcher prise . Tout cela va de pair. Laurent X. Cabrol a peint un tableau à la fois troublant, serein sur deux vers d Une seule phrase pour Salzbourg . Je pense quil y a trouvé une part essentielle de ce qui nous lie:
Filigranes: Ce numéro de Filigranes est consacré au thème de lObscur. Vous nous avez donné déjà quelques clefs de vote relation avec ce concept. Un de vos livres sappelle La combe obscure. Votre goût de lenfance est-il compatible avec cet univers de lexploration secrète ? Dominique Sorrente: Une constante pour moi est dalterner les états
dombre et de lumière, de creux et de plein. Cela se lit évidemment
dans les titres de mes livres. Lapparent de lumière,
La combe obscure, La lampe allumée sur Patmos, Une route au milieu
de la nuit... Cela peut également séprouver dans
les poèmes. Mais je ne voudrais surtout pas tomber dans le systématisme.
Sil y a une face cachée et une face exposée, la vie
errante de lâme est plus subtile que cette seule alternance.
Max Weber a parlé en son temps du désenchantement du monde.
Le pari dun poète contemporain est de désirer réenchanter
le monde au côté de ses semblables. Son lieu est le langage.
Un de mes derniers manuscrits non encore publiés s'intitule La
poésie en habits d'Arlequin : c'est un habit composite, coloré,
espiègle, inattendu, et ... méditerranéen. Ma façon
de rendre compte de léclatement des savoirs, des expériences,
des mots mais aussi de dire quil nest jamais trop tard pour
saluer un chant nouveau, convier à une fête, défier
les pesanteurs et rire en toute innocence. Oui rire avec les mots. |