Alain Viala / De la création littéraire
© Presses Universitaires de France – " Le Dictionnaire
du littéraire "
La littérature est création au sens où elle produit
des textes neufs. Dans une acception stricte, " création
" serait à entendre comme écriture d'un texte à
tous égards original, mais dans la pratique, la création
littéraire contient toujours une part de reprise de modèles
antérieurs. En un sens plus large encore, la littérature
est création en ce qu'elle invente des idées, des images,
des personnages voire des mondes nouveaux.
Dès l'origine, quatre façons de représenter l'acte
créateur sont en présence et en lutte. L'une consiste
à regarder le poète comme un " enthousiaste ",
habité par l'inspiration divine (Platon, ion). Une autre consiste
à le voir comme un fabricateur, un artisan disposant d'une technique
propre (poeïen signifiant, en grec, " faire ",
" fabriquer ") ; dès lors, on peut définir des
démarches appropriées pour produire des oeuvres : c'est
l'objet de la Poétique d'Aristote. Une troisième
s'attache aux auteurs de textes d'éloquence, aux orateurs : elle-même
se subdivise en deux, selon que l'on tient l'orateur pour un homme de
bien qui parle avec raison, justesse et émotions sincères
(Aristote, Rhétorique) ou qu'on le considère comme un
manipulateur du langage et des opinions, un sophiste (que Platon condamnait).
Enfin, une quatrième représentation porte sur celui qui
parle ou écrit pour énoncer le vrai tel que la raison
l'établit. Il s'agit par excellence du sage, le philosophe. Une
autre image est venue s'y ajouter rapidement, celle du témoin
(histor), l'historien, qui lui aussi est traité soit
en homme de bien, auquel cas il rejoint le philosophe et le bon orateur,
puisqu'il parle en vérité, soit en menteur, auquel cas
il rejoint le sophiste et le poète. Ainsi s'est instauré
d'emblée un cadre polémique (par exemple le choix entre
les termes d'orateur ou de sophiste en témoigne) qui influence
ensuite toute l'histoire des conceptions de la création littéraire.
Celle-ci se trouve aussi marquée, très tôt, par
une question supplémentaire : celle de l'imitation et de l'invention.
Ainsi à Rome, Virgile entreprenant son épopée de
l'Enéide imite le modèle homérique. Horace, dans
son Art Poétique, défend l'auteur qui a de la
raison mais aussi du savoir, et prétend ne pas être un
" génie inspiré ", un " original ".
L'idée que la création se fait par imitation domine longtemps
la scène littéraire. Elle ne su - prime pas celle d'inspiration,
mais elle donne e pas au travail spécifique sur le langage. Aussi,
e e implique une focalisation de l'acte créateur vers a forme.
Les moralistes classiques, de Pascal à La Bruyère, reprennent
l'idée que " tout est dit ", mais que l'on peut "
le dire comme [s]ien " ou encore, que " la disposition des
matières [peut être] nouvelle " et que là réside
l'apport même de l'auteur.
Les trois termes principaux pour désigner ceux qui créent
des textes ont été : " poète ", longuement,
pour désigner le versificateur et/ou l'inspiré, puis "
auteur ", qui implique qu'il n'y a pas seulement une mise en forme,
mais un apport neuf et, à partir du XVII, s., " écrivain
" qui suppose que la forme est un apport en soi.
Au temps des Lumières, un autre terme intervient, avec un sens
en évolution : " génie ". jusqu'alors, "
génie " désigne le naturel propre à chacun
; mais au 18ème siècle il devient, chez Diderot notamment,
un don particulier réservé à quelques-uns. Cette
vision s'impose ensuite chez les romantiques. De sorte que, dans le
champ littéraire moderne, les images de la création littéraire
se trouvent à nouveau fortement contrastées. D'un côté,
certains considèrent l'écrivain, et le poète en
particulier, comme un génie inspiré, donc un porte-parole,
voire un " mage " (Hugo) qui dévoile des vérités
que le langage commun ne sait pas dire, ou même un prophète,
donc un personnage sacré dont la création est en fait
l'accès à un message d'origine transcendante. Une autre
attitude privilégie la représentation de l'acte d'écrire
comme un travail, un artisanat des mots et du style : elle domine avec
le Parnasse et l'Art pour l'Art. Enfin, les auteurs de littérature
de large diffusion, les romanciers feuilletonistes, les journalistes,
sont regardés non comme des créateurs, mais des "
producteurs ". Ces clivages se prolongent aux 19ème et 20ème
siècles. La création comme accès à une transcendance
se retrouve chez Rimbaud (dans l'image du " voyant "), chez
Mallarmé, chez les surréalistes, chez Blanchot. Elle porte
en corollaire l'idée d'une malédiction : le créateur
est différent, donc incompris (ainsi la figure symbolique de
L'albatros chez Baudelaire). L'image de la création comme travail
minutieux de la forme, de son côté, parcourt l'espace littéraire,
jusqu'à l'OuLiPo et au Nouveau Roman. Les deux façons
de voir peuvent d'ailleurs se conjuguer. Mallarmé voit le travail
de la forme comme le moyen d'explorer le langage à la recherche
d'un sens caché, et Valéry estimait que le destin (ou
" dieu ") donne l'idée initiale et que le reste appartient
au travail de l'écrivain.
Une autre conception encore s'est dessinée avec l'apparition
de la figure de l'intellectuel, de l'écrivain qui, tout à
la fois, est en quête de formes neuves et ne recule pas devant
les prises de position sur la scène publique. En ce cas, la création
littéraire contribue non pas à susciter un monde autre,
différent du présent, ni un langage autre, mais à
faire évoluer le langage et le monde, à essayer de les
changer progressivement. Au présent, il semble que l'image dominante
soit celle de l'écrivain comme artiste-artisan du langage.
En Amérique du Nord, depuis la fin des années 1960, la
création littéraire, en plus de faire l'objet d'un enseignement
dans des " ateliers d'écriture " animés par
des écrivains reconnus, est inscrite dans les programmes de formation
des collèges et des universités et peut mener à
l'obtention d'un diplôme au deuxième comme au troisième
cycle.
L'histoire même de l'idée de création littéraire
montre qu'elle est sujette à représentations diverses,
contradictoires et, dès l'origine polémiques. Aussi serait-ce
une impasse que de vouloir faire autre chose que relever les termes
de ces débats, qui sont constitutifs de l'histoire de la littérature.
L'histoire de ces débats impose deux constats et deux hypothèses.
Le premier constat est que les conceptions de la création sont
tributaires du corpus concerné, donc de ce qu'on rattache à
l'idée de " littérature " : ainsi, y inclure
ou en exclure l'éloquence et l'histoire, se limiter à
l’action ou y inclure le lyrisme et l'autobiographie, etc., modifient
les conceptions. De plus, il est manifeste que les modes de publication,
par l'oral ou par l'écrit, influencent les images de la création
: l'écrit, surtout imprimé, suppose une stabilisation
du texte, donc favorise l'image de l'écrivain-artisan, alors
que l'oral, surtout impromptu, appelle celle de l'inspiré. On
renverra donc les conceptions de la création littéraire
à celles de la littérature et à leur histoire.
Un second constat, cependant, est la tension permanente entre l'idée
d' " inspiration " et celle de " travail " (avec
son corollaire, le savoir). L'inspiration a reçu diverses représentations
: " enthousiasme " ou " fureur " divins, "
démon " ou " génie ", mais aussi des explications
par l'anthropologie. Dans la médecine classique, un déséquilibre
des humeurs, en particulier de la bile noire ou mélancolie, entraînait,
pensait-on, une propension au rêve, à l'imagination, un
des exutoires de cet excès de mélancolie étant
de donner expression aux rêves et imaginations, dans la création
artistique et littéraire. Dès lors, la création
est un moyen, non une fin. Mais en retour, les textes, comme les autres
œuvres d'art et à certains égards davantage parce
qu'ils sont plus reproductibles, offrent une extraordinaire résistance
au temps. La création littéraire devient, en cela, le
moyen d'exister dans la durée, de résister à la
mort, donc une valeur en soi : non plus seulement un acte curatif, mais
un acte de vie. Cette problématique a été reprise
en d'autres termes par l'anthropologie psychanalytique. Elle éclaire
possiblement l'acte créateur, mais ne dit pas ce qu'en sont les
objets, ni la valeur collective (laquelle est la condition même
de la résistance au temps). D'où une réflexion
nécessaire sur la nature de la création littéraire
comme acte social. Si l'on entend le terme en son sens le plus général,
sa socialité est flagrante : écrire a pour fin d'être
lu (et éventuellement, de vivre des revenus de sa plume). Alors
la création est, en tout état de cause, un travail : c'est
d'ailleurs ce que la législation sur la propriété
littéraire enregistre. Mais entendu en un sens plus strict, la
création littéraire suppose un acte d'originalité.
À partir de cela, deux façons de voir sont possibles.
L'une qui voit dans la création un effet et un reflet de l'histoire
: créer une œuvre, c'est donner à voir, pour le présent
et le futur, le monde où l'on vit. Cette conception a eu du succès
au 19ème siècle (" Un roman est un miroir ",
Stendhal, Le Rouge et le noir), et est encore en vogue. En ce cas, la
création fondamentale est l'histoire, et l'écrivain en
est en quelque sorte le " secrétaire " (Balzac). Son
originalité se mesure à sa différence avec les
autres producteurs de textes. Une autre interprétation consisterait
à voir dans la littérature un réservoir de scènes,
de schèmes et de scénarios pour l'imaginaire humain, et
dans l'auteur, leur créateur. À l'échelon anthropologique,
des contes, des mythes, des modèles narratifs se retrouvent dans
diverses aires culturelles. La création littéraire consisterait
alors non à inventer de nouveaux schèmes, niais à
reprendre, réinterpréter et réorganiser quelques
schèmes fondamentaux pour les adapter aux situations historiques
et culturelles changeantes. Ces deux interprétations ne sont
pas radicalement incompatibles, mais elles correspondent à une
tension entre deux façons d'envisager le travail créateur
et ses finalités : en un cas, la littérature est régie
(par l'histoire, par la société, par une idéologie)
et l'écrivain porte la plume en greffier - si habile soit-il
dans la mise en forme ; dans l'autre cas, la littérature est
régente : au sein même des variations historiques et sociales,
l'acte créateur de l'écrivain consiste à réactiver
sans cesse les schèmes de l'imaginaire pour que l'humain s'adapte
aux changements du temps. Dans la première hypothèse,
on peut dire que la littérature est créée par la
société, et dans la seconde, que la création littéraire
est une façon de créer les sociétés humaines.
> BLANCHOT M., Le livre à venir, Paris, Gallimard, 1959. -
COMPAGNON A., Le démon de la théorie, Paris, Le Seuil,
1999. - KLIBANSKi R., PANOFSKY E., SAXL F., Saturn and melancholy [1964],
trad. Saturne et la mélancolie, Paris, Gallimard, 1989. - ZILSEL
E., Le génie, histoire d'une notion de l’Antiquité
à la Renaissance [1926] trad. de Michel Thevenaz, préf.
de N. Heinich, Paris, Minuit, 1993. - Coll. : Critique et création
littéraire en France au 16ème siècle, siècle,
Paris, CNRS, 1977.
© PUF / Alain VIALA
> Art pour l'art; Auteur; Écrivain; Imaginaire et imagination;
Imitation; Inspiration; œuvre; Poète; Propriété
littéraire; Publication; Utilité ; Valeurs.