Martin Winckler / Quand on est médecin, écrire à quoi ça sert?

suivi d'un texte inédit de Martin Winckler

 

 

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Martin Winckler sur le site de son éditeur POL

plus : un entretien avec Winckler sur l'écriture à propos de
Le mystère Marcoeur / éditions de l'Amourier (mai 2001)

photo Marc Monticelli

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Bien avant de devenir médecin, j'écrivais. Mais quand on est médecin, écrire, à quoi ça sert?

J'aurais voulu, j'ai peut-être eu l'idée déjà - je l'ai aujourd'hui, en tout cas - de coucher sur le papier le nom de tous les patients que j'ai vus mourir. De tous les bébés que j'ai vus naître.

Et, tant qu'à faire, celui de tous les gens qui sont venus me voir, qui m'ont un jour fait venir. Mais lesquels? Ceux que j'ai véritablement soignés? Ceux qui m'ont appelé pour quelqu'un d'autre (car on soigne toujours celui qui demande quelque chose, même s'il dit que ce n'est pas pour lui)? Ceux qui n'ont fait que m'aborder dans la rue avec une question anodine? Ceux qui sont restés debout dans la salle d'attente et sont partis en me voyant? Ceux qui m'ont demandé un simple certificat? Ceux qui prennent rendez-vous et oublient de venir? Ceux dont ne comprends jamais pourquoi ils viennent?

J'aurais peut-être pu ou dû le faire, mais je ne l'ai pas fait. On ne pense pas à faire ce genre de choses quand on se met à soigner. Aujourd'hui, on incite les médecins à tout engouffrer dans un ordinateur, à des fins épidémiologiques, statistiques, comptables. Mais personne ne semble vouloir graver dans sa mémoire le nom et le visage des gens, se rappeler la première rencontre, les premiers sentiments, les étonnements, les détails comiques, les histoires tragiques, les incompréhensions, les silences. J'ai vu passer des milliers de personnes, mais en cet instant même, je ne pourrais spontanément en évoquer qu'une douzaine, vingt en me détendant, cinquante peut-être en me forçant un peu, mais guère plus...

Alors, je crois qu'écrire, pour un médecin comme pour n'importe qui, c'est prendre la mesure de ce qu'on ne se rappelle pas, de ce qu'on ne retient pas. Ecrire, c'est tenter de boucher les trous du réel évanescent avec des bouts de ficelle, faire des noeuds dans des voiles transparents en sachant que ça se déchirera ailleurs. Ecrire, ça se fait contre la mémoire et non pas avec.

Ecrire, c'est mesurer la perte.

MW.

 

L'oreille au mur
par Martin Winckler, inédit

 

Bon, moi je sais pas, mais si j'étais à sa place, je me laisserais pas faire . Quand on la voit, on dirait pas. On dirait rien, sauf qu'elle a l'air vraiment triste, elle met tout le temps du noir, elle est maigre comme un clou, elle parle tout bas, elle dit à peine bonjour, j'ai beau prendre l'ascenseur une ou deux fois par jour avec elle depuis des années, elle n'en décoince pas une, et des fois elle a les yeux rouges. Mais faut dire qu'elle n'arrête pas de pleurer la nuit, je l'entends parce que sa chambre est juste à côté, les appartements sont construits pareil, et forcément elle a la chambre du bout, comme moi, et quand je colle l'oreille au mur, j'entends presque tout. Je l'entends pleurer, c'est abominable, parce que pendant longtemps je me suis demandé pourquoi elle pleurait comme ça, j'entendais des coups sourds au milieu de la nuit, ça me réveillait et je me demandais ce que c'était, mais je me rendormais. Ça arrivait presque toutes les nuits, et puis ça s'est calmé. Et un jour, ça a recommencé, sauf qu'il y a eu des cris, enfin un cri, elle a crié " j'en ai marre " et puis ça s'est arrêté, mais le son de sa voix, ça m'a glacée, tu vois. Là, j'ai collé mon oreille au mur et j'aurais mieux fait de m'abstenir, parce que ce bon, c'était pas vraiment beau à entendre.

Je la vois jamais avec ses parents, je ne sais même pas quelle tête ils ont, je ne suis pas tout le temps là à surveiller qui entre et qui sort, je ne sais même pas si elle a des frères ou des soeurs, j'espère que non, parce que si on leur fait la même chose... mais d'un autre côté, si elle n'en a pas, ça ne doit pas être marrant tous les jours... Non, j'ai rien dit à personne, là tu vois je t'en parle, mais c'est parce que tu ne la connais pas et que tu ne la verras jamais, mais je crois pas que je pourrais aller raconter ça... à qui, d'abord ? Elle, elle n'en a jamais parlé, sûrement, elle a plutôt envie qu'on lui fiche la paix, je suis sûre... Ce que j'en dis, c'est qu'un jour, dans l'ascenseur, j'ai vu qu'en plus elle avait une lèvre gonflée, comme si on l'avait mordue, ou elle s'était peut être fait toute seule, je ne sais pas, mais je lui ai dit "Ça va ? " enfin un truc banal, une connerie, et elle m'a regardée de travers, genre " Je t'ai rien demandé".

Ça fait des années que ça dure, je sais pas combien de temps ça va durer encore. Moi, c'est sûr, je me laisserais pas faire si j'étais à sa place, je comprends pas qu'elle dise rien, qu'elie supporte ça presque toutes les nuits, remarque, j'imagine que ça se termine plus vite quand on se laisse faire, mais quand même. Je me demande parfois si je suis la seule à m'être rendu compte de ça. J'en ai pas parlé à mes parents, de toute manière ils ne me croient jamais quand je leur parle de mes copines de classe, alors dire que la fille d'à côté, sa mère... Tu imagines ? Et puis je connais la mienne, d'abord elle me collerait une trempe en me disant qu'une femme, c'est pas possible, il y a que les mecs, mais après tout le quartier serait au courant en moins de deux et elle, de l'autre côté, elle le sentirait passer dès la nuit suivante, et moi je ne veux pas entendre ça.

D'ailleurs, maintenant, j'ai mis mon lit contre l'autre mur, ça bloque la fenêtre et ma mère râle pour passer l'aspirateur, mais pour moi, c'est plus supportable.

 

MW, octobre-février 1998