Diogo Maia | Le cabinet des miroirs (#5)
Le Rosenborg est entouré d’un domaine large, mais il est étroit, quelque peu compressé et bas de plafond. Il suit la logique de l’horreur du vide. Le rez-de-chaussée, zone intime, est en opposition avec le dernier étage, qui, quant à lui, est lieu de tous, agora de pouvoir, espace public, salle de trône – salle où il y a deux trônes qui se regardent. L’absolu a, quelquefois, cette nature double ! C’est à partir de la grande salle de toutes les batailles, gagnées par l’absolu du roi, que l’on accède au cabinet des miroirs. Christian IV l’a aménagé afin qu’il abrite sa collection d’objets érotiques, objets eux-mêmes absolus, et désormais absents. Cette absence est, peut-être, construite grâce aux multiples visiteurs, qui se pointent, comme moi devant le miroir. Le rapport miroir-observateur me fait penser à une expression curieuse de la plume du troubadour Guillaume IX d’Aquitaine : joi jauzir, (joie jouir)
jauzir, celui qui regarde ?
Ou serait-ce le contraire ?
Manque de bol !
Les miroirs sont désormais trop flous, trop grattés et le sol, en marbre et bois, craque de timidité. Nous sommes dans un lieu presque intime, et pourtant voisin d’un lieu trop public. Il faut savoir qu’il n’y a qu’un petit couloir reliant ces deux espaces disproportionnés et aux fonctions si différentes.
Ce jour-là, la lumière oscillait et me rendait à la fois relatif et absolu. Je me souviens d’avoir pensé, avant l’arrivée de mon compagnon de visite, à la création d’une histoire qui mêlait la poésie à la science-fiction. Dans ma tête, j’entendais siffler un souvenir du passé, comme si c’était du vent. Il affirmait, grâce à sa transparence, le postulat suivant : la poésie est une arme, une arme civile, une arme inexploitable, une arme à inventer, encore invisible, en train de siffler. Je crois avoir vu ce miroir, par la première fois, Rue Rambuteau, il y a presque onze ans. Accoudé à une table, j’ai lu avec émoi l’entretien de Pasolini à New York. [1] Ce poète parlait d’une arme civile : arme devenue âme, miroir du citoyen, une hiérophanie, une rupture, un cri poétique, politique, il voulait nous sauver.
Mais je reviens au cabinet !
Ce cabinet ressemble à un cabinet d’essayage qui a été lentement oublié par ce palais étroit et rosâtre, le Rosenborg. C’est un endroit sombre dont les miroirs semblent avoir été grattés, comme si quelqu’un avait cherché à déceler en eux l’image qu’ils ne pourront jamais refléter. Les griffes des visiteurs ont délicatement effleuré les surfaces tièdes du cabinet qui sent, maintenant, le magasin fermé, la ville décrépite, enfin, l’envie en péremption.
L’histoire à laquelle je pensais était une simple remontée dans le temps. Il s’agissait de rendre possible à quelqu’un de visiter une autre époque. L’idée de l’intrigue était un lieu commun, et je l’imaginais comme une remontée, un reflet, un reflux dense de poésie. Il fallait conduire l’autre dans une traversée le long d’un poème merveilleux, emmener l’autre à goûter le passé reflet de la vie par le rythme d’une poésie.
Mais je reviens au cabinet !
Le cabinet est le lieu commun de ce texte. La poésie est une chose absolue, glanée dans le reflet de nos histoires, une salle sans trône. Elle émerge sonore, elle rompt, tel um objet érotique, ce qu’elle veut affronter, ce qu’elle veut sauver. La personne remonte dans le fleuve – peixe, poisson, pices - et à chaque ondulation qu’elle traverse - chaque fait historique vécu – le miroir de nos vers est de plus en plus en attente d’autres voix, d’autres reflets.
Mais je reviens au cabinet !
Dans la grande salle des trônes, il n’y avait que des énormes tableaux qui nous montraient les conquêtes du roi absolu : une remontée trop glorieuse, figée par le temps absolu de la misère, de l’oubli et de la violence régalienne. Ils reflétaient la couronne et coinçaient, ainsi, la voix du peuple - ce poisson bruyant en train de remonter le courant contre l’étouffement.
J’étais dans la grande salle du pouvoir, et j’ai décidé de faire une révérence très laide aux trônes vides. A ce moment-là, j’ai entendu les bruissements d’une brisure, juste à côté. Un son fort et unique sifflait. C’était le vent qui soufflait à nouveau afin de nous prévenir que la poésie était en train de se refléter, en silence, dans le cabinet des miroirs.
[1] Voir « L’inédit de New-York- Entretien avec Giuseppe Cardillo », Pier Paolo Pasolini.