Et les enfants confinés chantent un chant. C’est un très long et tranquille miaulement d’ennui.

Extraits des notes d’Eugène Savitzkaya en résidence à la Cie Résonances



Et les enfants confinés chantent un chant. Je l’entends, accompagné à la machine à coudre. La machine à coudre est-elle la machine à voler ? Est-elle montgolfière ? C’est un très long et tranquille miaulement d’ennui. Il scande l’espace ouvert du temps, son moulin, sa grande baratte au barattage du lait céleste. Confinement confine à confins, la limite de l’extrême, l’extrême limite de l’état de droit en droite ligne dans le mur. Dans le tissu urbain on longe sans cesse des murs, on flâne au pied des murs, on écrit sur les murs et on foule et piétine des pavés et du béton et du bitume. L’élasticité des pas va de pair avec la souplesse de la pensée raisonnante. Mais résonnons comme résonne la voûte et les clefs de voûte. « Dans ce tombeau, un grignotement de rat prenait des résonances étranges. » Dans cette chambre, le vrombissement du moustique prenait tout l’espace et nos corps.

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Le fil blanc des couturières, le fil noir de l’encre. A cette cadence insensée au milieu d’un dimanche au confinement. La France confine à la Belgique par plus d’une région. La région du cœur est la seule qui m’importe et le tissu pulmonaire et glandulaire je l’élève au rang supérieur. Tout est pneuma, pneumatologique, écologique et ontologique. A la cadence de six machines à coudre maîtrisées par six couturières habiles, la vie va, fil blanc et fil noir, la vie s’étire et tue le temps. Ma mère coud près de moi et, de temps à autre, elle soupire de sa voix rauque, légèrement voilée. Aimait-elle coudre ? Encore aujourd’hui, je ne le sais pas mais le devine. Des brins de fil noir à ses lèvres, ça j’en réponds. Le fil tissé est un support à porter en pagne, jupe, vaste robe des champs, des escaliers de la butte, des maisons de rendez-vous perchées au-dessus du grand marché près de la rue de Clignancourt. Fil blanc de la couture et fil noir de l’écriture.

Dehors, le silence est rompu. Mais, à l’intérieur, dans la salle à manger, l’humble couturière est à l’ouvrage, elle coud et recoud, recousant les poumons quand le foie se déchire, recousant la peau quand se déchire la plèvre, recousant les glandes sécrétrices à l’aide du fil infini d’une longue phrase physiologique conduite par une aiguille acérée…



L’épizootie frappa les grands singes nus qui se pensaient invincibles bardés de cuir, de nylon et de poils pris sur le dos d’autres quadrupèdes. Le poil retient le virus et un rictus en advient. L’épizootie, c’est l’épidémie chez les animaux dont font partie les grands hominidés. Nous irons désormais masqués, cherchant les douceurs, les massages et subissant les massacres. Le grand cerf ne nous protège plus, la vierge est devenue folle et a brûlé trois châteaux et Jésus danse la java à Dunkerque en chasuble. « Pour chanter veni creator, il faut une chasuble d’or. » Adam fut le premier à perdre une grande partie de sa pilosité.

J’aimerais ici chanter le pyjama. « En Turquie et en Perse, sitôt les affaires de la journée terminées, on se met en pyjama. » Tous et toutes confinées en pyjama. Un pyjama satiné pour Leila, un pyjama rayé pour Jean, un pyjama de soie pour Elvira, un pyjama de lin rugueux pour René, un pyjama hindoustani pour Chiara, un pâê-jama pour les deux jambes, pour les millions de paires de jambes du désespoir et du bonheur. Les jambes dans le pyjama étaient alertes et agiles, depuis les chevilles cerclées d’anneaux d’argent jusqu’aux hanches du bassin de la vie, jusqu’à la source, jusqu’à la mouche de la poire…

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Sur la cadence de six machines à coudre aux commandes desquelles six couturières cousent des masques pour le quartier, pour l’arrondissement. Pour la mairie coud Maria, pour la région coud Léon. Et voici que surgit le masque de mon père, le mineur de fond, l’orphelin polonais, le paysan, le faucheur, l’éleveur d’oies et de dindons. Son masque de mineur, de piqueur dans le fond, dans le filon, dans la taille, il ne le mettait pas à cause de la chaleur qui régnait dans les galeries. Mettez vos masques pour préserver vos poumons, buvez du lait, le lait des laiteries, des collines de Liège. Le masque, le mineur ne voulait pas le mettre. Il faisait trop chaud à la taille. Vivement la bière de la surface, et la fête, et les bals, et Nina la plus belle. Le masque était-il nécessaire contre la poussière de silice de la siliceuse boule terraquée, silice même dans chaque brin d’herbe des prairies et des fossés…

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En pyjama, j’irai ma vie, portant un masque de puma, j’irai ma vie. Les rues sont tièdes et vides ; on y défile masqué en crocodile, en lion, en loup ou en renard.


Cela confine à la folie. Cette attitude confine à la folie. Aller à Paris confinerait-il à la folie ? Embrasser femmes, hommes et enfants confinerait-il à la folie ? Voilà les questions que se pose le résident en résidence volante dans le 18e arrondissement de la métropole dont lui manquent et le métro et la coupole. Les mains se gantent de prudence. La bouche boit en abondance. Il rêve, le résident en errance, de pêcher l’ablette dans une anse de la Seine, de parler aux singes de la ménagerie du Jardin des plantes, de marcher jusqu’à Bobigny en longeant le canal de l’Ourcq, boire quelques verres chez les Compagnons Charpentiers. Etre péniche ne fut-ce qu’une fois dans la vie. Si tu devais écrire ta vie sur un mur, lequel choisirais-tu, résident fragile sur la voie de la sagesse mais déjà atteint par la vieillesse.

2 janvier 2021
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