François Durif | Après la pluie

Kafka, Homme entre des grilles

Ce n’était pas une pluie de cinéma. Ce n’était pas du cinéma. Ce n’était pas une promenade. Ce n’était pas non plus une performance. Ce n’était pas écrit d’avance. C’est tant mieux si ça ne s’est pas exactement passé comme je l’avais imaginé. La performance, je ne cours pas après, ne cherche pas à lui coller au cul. Du reste, je n’ai aucune idée préconçue de ce qu’est une performance.

Ce n’est pas non plus comme si personne n’était venu. Des gens sont venus. Des gens que je connais et d’autres que je ne connais pas. Parmi eux, il y avait des gens qui m’avaient déjà entendu lors d’une précédente promenade, il y a un an ou deux. Un type s’est pointé en pensant que c’était Eugène Durif qui proposait ces Promenades Durif : il n’avait pas bien lu le carton d’invitation, s’en était tenu au recto, n’avait pas lu ce qu’il y avait au dos. Il est quand même resté un moment avec nous. Quand la pluie est devenue plus drue, il s’en est allé discrètement.

Si ce n’était pas la première fois que je traversais « à sauts et à gambades » le Père-Lachaise, c’était la première fois sous la pluie. Déjà, je me sentais plus exposé en donnant rendez-vous du côté du boulevard de Ménilmontant. Je ne sais pas si c’était une bonne idée de vouloir endosser à nouveau le costume gris du maître de cérémonie : il est resté suspendu dans ma penderie près de onze ans, sans que l’envie me prenne de m’en séparer ou de le mettre sous housse. D’un côté, c’est un artifice, et d’un autre, cela m’aide à adhérer à ce que je dis. Finalement, les gens qui ont répondu présents, je ne les ai pas pris en otage, ne les ai pas pris pour des figurants d’un cortège funèbre, n’ai pas agi à leur égard comme si j’étais un maître de cérémonie, avec des gestes d’automate et des formules apprises.

Pas d’oreillette dans l’oreille, pas de fiches pense-bête dans les mains, même si, en découvrant les photos de Léa, je ne me suis pas reconnu. Dans certaines expressions, on aurait dit Jean-Luc Delarue reconverti en guide-conférencier œuvrant dans les allées du cimetière comme sur un plateau télé. Paix à son âme. Son corps repose au cimetière de Thiais, inhumé dans un carré musulman.

J’ai eu le temps de boire quelques rasades de vodka avant de démarrer. D’emblée, j’ai laissé tomber les citations que je voulais mettre en exergue, avec l’intention de recouvrir les sentences bibliques gravées sur les piliers de chaque côté de l’entrée. J’ai senti les premières gouttes de pluie dès que nous avons franchi le seuil du cimetière. J’ai aussitôt bifurqué vers la droite, vers la tombe de François Piquée : je n’ai pas relevé, n’ai pas dit son nom à haute voix ; ça ne m’aurait pas déplu de m’appeler François Piquée. Je les ai conduits jusqu’à la tombe d’Ernest Caillat (1839-1899), marchand de couleurs, qui repose ici avec son épouse, née Ernestine Dedun (1840-1931). Le monument « art nouveau » signé par Hector Guimard n’est pas sans évoquer les bouches de métro qu’il a dessinées. Ici la bouche est scellée, comme il se doit.

J’ai saisi l’occasion pour rendre hommage au travail des marbriers qui ouvrent la sépulture dans les jours qui précèdent les obsèques. Si la famille possédait une « sépulture de famille », la première question que je devais leur poser, c’était : « Y-a-t-il encore de la place ? » En général, les personnes modestes se souvenaient précisément du nombre de places disponibles dans le caveau ; la réponse des bourgeois était plus évasive.

Que s’est-il passé pendant cette promenade ? Du vif-argent dans les veines ? Pas vraiment. En revanche, je me suis autorisé des coupes, des sauts, des coq-à-l’âne qui ont plutôt contribué à retenir l’attention des quelques uns qui m’ont suivi dans ce périple. À un moment, la pluie, le vent, m’ont coupé le sifflet. Mon regard s’est tourné vers le ciel : les feuilles tournoyaient au-dessus de nos têtes. À un autre moment, j’ai interrompu ma lecture, parce que je n’étais pas du tout présent à ce que je lisais.

Mes livres ont pris la pluie. La parole s’est enfouie. Comme si la terre se gondolait de ce que je pouvais bien leur dire.

28 septembre 2019
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