François Durif | Carrière hachée

FD, Formes en plâtre, 1998
francois.durif

Fait pas bon être une banque en ce moment. Si elle se trouve sur le trajet d’un défilé contre la réforme des retraites, ses vitres sont brisées, ses murs abondamment tagués. Je me demande si les vitrines des boutiques de pompes funèbres sont aussi exposées ces derniers temps, parce qu’elles aussi, elles peuvent sembler narguer tous ces gens inquiets de leur retraite et qui, dès la cinquantaine, sont ciblés par les publicités des assureurs les incitant àsouscrire un contrat-obsèques. Ils sont sans-gêne ces gens-là, savent pas comment nous pomper notre fric, n’ont aucun tact ànotre égard, n’hésitent pas ànous rappeler l’âge qu’on a, l’échéance prochaine.

Avec le parcours que j’ai, je peux vous assurer que les points retraite, je n’en ai pas beaucoup accumulés au cours de ma « carrière hachée  », des confettis, oui ! C’est comme si j’avais fait semblant de travailler toute ma vie, m’étais roulé les pouces, avais attendu le prochain convoi, m’étais abstenu, avait fui la tâche, et tout ça, au nom de quoi ? Au nom de l’art. Et ce ne sont pas les trois années de salaires réguliers àL’Autre Rive qui vont peser bien lourd dans la balance, pas plus que celles passées dans l’atelier de Thomas Hirschhorn. Quant aux chantiers de plâtrier-peintre que j’ai accepté de faire ces dernières décennies pour renflouer les caisses, làaussi, rien de très lucratif. Un dilettante, je vous dis.
Pourquoi t’as pas voulu être prof d’arts plastiques ? devenir auto-entrepreneur ? te mettre àton compte ? ouvrir ta propre agence de pompes funèbres ? Un peu d’ambition, que diable ! Ces jeunes devenus vieux, faut que ça leur tombe tout cuit dans le bec, veulent pas bosser, ont peur de la vie, ils attendent quoi, au fond, de la vie ? Ils réfléchissent trop. Ça ne sert àrien de faire des études aussi longues si ça te rend aussi frileux devant la vie. N’ont pas le sens de l’effort, c’est tout. Nous, nous n’avions pas le choix. Fallait bosser pour payer son loyer, ses charges, et tout. Tandis que ces privilégiés se rendent tête baissée chez leur psy pour comprendre les raisons qui les rendent inaptes au travail, d’autres triment sans avoir le luxe de temps dont ils disposent pour se poser autant de questions. Et c’est comme ça qu’ils arrivent àla trentaine, indécidables, déjàflétris àla quarantaine, et, la cinquantaine atteinte, leur velléité d’accéder àune vie autre devient risible, voire pathétique : ils ne se sont pas vus vieillir, portent sur eux les stigmates de leur indécision. Comment les qualifier ? des ratés ? des désÅ“uvrés ? des artistes sans Å“uvre ? Alors autant se faire tout de suite croquemort et se faire le plus discret possible.

Tous ces constats, je les avais déjàfaits au moment de m’orienter vers les pompes funèbres. C’était une façon comme une autre de m’en sortir. Au moins, le choix intriguait ou faisait rigoler l’entourage, et j’avais encore l’énergie de m’engager àfond dans ce que je faisais pour y trouver un intérêt. C’était aussi une façon d’en rabattre, de me coltiner la réalité, d’atterrir comme on dit, en tenant compte de mes capacités effectives et en expérimentant une forme de vie aux antipodes des allées sur-éclairées du monde de l’art. Tout cela, je le savais dès mes premiers pas dans l’École des beaux-arts de Paris, que ce monde-là, c’était pas pour moi, que je n’arriverais pas àtirer mon épingle du jeu, n’avais ni les qualités, ni la confiance en ma destinée pour me distinguer et hisser haut le drapeau, d’où la tentation de quitter l’école chaque fin d’année. Ce sont les profs qui m’ont retenu, y ont cru pour moi, c’est comme ça que je ne me suis pas vu arriver en cinquième année et qu’il a bien fallu que je joue le jeu de l’artiste en déployant dans l’atelier le monde en miniature que je m’étais constitué durant toutes ces années dans ma chambre sous les toits. Soudain mà» par je ne sais quel aiguillon, j’ai alors su donner forme àce qui couvait en moi depuis longtemps, mon campement au sein de l’atelier a tenu bon, pas un centimètre carré que je n’avais pas travaillé, j’aurais presque pu me taire devant le jury, mais non, il a bien fallu que je les embarque dans une sorte de récit-gigogne qui relie ces formes-fossiles au sol. Pas fait mieux depuis.

28 janvier 2020
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