François Durif | Demain c’est pluie

Simon Hantaï, Étude, 1969

Demain il pleut. Demain, ils ont dit qu’il allait pleuvoir. Depuis le temps qu’ils le disent. Et puis c’est vrai qu’ils disent aussi qu’on a besoin de pluie. Je ne suis pas une plante verte mais je veux bien me faire leur porte-parole cette fois-ci. Et pourtant, à regarder le bleu du ciel aujourd’hui, on ne dirait pas que demain il va pleuvoir. Mais comme ça fait déjà dix jours qu’ils disent que demain il va pleuvoir et que la veille ils disent toujours qu’il va pleuvoir, eh bien, je commence à y croire qu’il va pleuvoir demain, au moment précis où nous serons en train d’arpenter les allées du cimetière du Père-Lachaise, ou mieux, dès l’entrée, dès les premiers pas, nous serons tout mouillés, ça modifiera grandement mon propos, et l’attention de la petite assemblée en sera aussi grandement modifiée, et moi, refroidi dès l’entrée, à parler comme ça, avec mes mains, dans le vide, j’aurai vraiment l’impression de dire n’importe quoi et ne tarderai pas à tout mélanger : les temps, les espaces. Plus rien de construit dans ce que je dis, ils n’entendront que le vide dans ce que je dis. Si la pluie s’intensifie, je n’aurai qu’à écourter la promenade, je n’aurai qu’une hâte, c’est de rentrer chez moi, c’est de me cacher dans un coin, c’est de me saouler la gueule dans un rade ou d’aller suer dans le sauna près de Gambetta.

Recommence, passe l’éponge, fais confiance au petit « je » pour grossir comme une éponge gorgée d’eau sale : serre fort, c’est de l’eau noire qui en sort, rince encore une fois, et puis essore. Le petit « je », comment il s’en sort ? Maintenant, il a un corps.

Midi : l’heure de l’ombre la plus courte. Fin de la plus longue erreur. Apogée de l’humanité. INCIPIT ZARATHOUSTRA.

Dimanche : dies dominicus « jour du maître, jour du seigneur », s’est substitué à dies solis « jour du soleil », que la Gaule romaine a transmis aux langues voisines : Sunday, Sonntag.

Dimanche : jour seul, jour seuil. Quand on est seul, c’est un jour qu’on sent passer, même si l’on a la volonté de faire comme si c’était un autre jour de la semaine. Et puis, il est des moments dans la vie où l’on a le sentiment que c’est tous les jours dimanche. Aujourd’hui, ce n’est pas un dimanche comme un autre, puisque j’ai rendez-vous avec vous, à midi, devant l’entrée principale du Père-Lachaise, qu’il vente ou qu’il pleuve. Vous serez là ou vous ne serez pas là ; ce n’est pas de mon ressort s’il pleut à ce moment-là. Au fond, je ne suis peut-être qu’un artiste du dimanche, un artiste promeneur qui ne se met en branle que dans ces endroits-là, dans ces moments-là : quand les autres ne travaillent pas, les jours de pluie.

Il y a de l’espace, et puis il y a ce qui s’y passe, et puis il y a tout ce qui se passe à côté, et puis il y a tout ce qu’on rate, et puis il y a tout ce qui ne se dit pas.

Le 22 : je suis né un 22, mais cela ne vous regarde pas à cet instant, mais je vous le dis quand même, comme ça, en passant, pour me présenter rapide, je suis né le lendemain du solstice d’été, quand les jours commencent à diminuer, quand ça bascule dans l’autre sens. Tu n’as qu’à retourner le sablier ailé, ou bien se retourne-t-il tout seul avec ses ailes de chaque côté. Le 22, c’est un chiffre pair. 2 + 2 = 4 (j’ai décidé que le chiffre 4 me porterait bonheur)

Et puis il y a ce qu’écrit Henri Michaux : « L’enfant naît avec vingt-deux plis. Il s’agit de les déplier. La vie de l’homme alors est complète. Sous cette forme il meurt. Il ne lui reste aucun pli à défaire. Rarement un homme meurt sans avoir encore quelques plis à défaire. Mais c’est arrivé. »

Et puis il y a ce que dit le Talmud : « À quoi ressemble un embryon dans le ventre de sa mère ? À un document plié. » Il y aurait donc du savoir emmagasiné chez l’enfant avant même qu’il ne voie le jour. « Tout ce qu’un homme doit savoir pour vivre, il le sait déjà. Mais en naissant, il le perd. » Il revient donc à chacun de reconquérir le savoir perdu à sa naissance.

Et puis il y a ce qu’écrit Antonin Artaud : « On ne meurt pas parce qu’il faut mourir, on meurt parce que c’est un pli auquel on a contraint la conscience, un jour, il n’y a pas si longtemps. »

Et puis il y a les tableaux de Simon Hantaï : c’est quand il déploie la toile peinte en boule que les blancs dans les plis défaits apparaissent et forment des motifs, des étoiles, comme des fleurs.

Et puis, il y a ce que dit Allan Kaprow : « Faire attention transforme ce à quoi nous faisons attention. »

Et puis, et puis. Ça suffira pour aujourd’hui. Demain c’est pluie.

21 septembre 2019
T T+