François Durif | Peur, pas, peur

FD, Poussière de pierre

Peur de perdre tête. Peur de perdre forme. Et pourtant, non. Pas la peine d’avoir peur. Pas le moment de faire comme si. Ou plutôt si. C’est le moment d’entrer tout entier dans le « comme si » - une façon comme une autre d’entrer dans le boyau d’une fiction.

À l’arrêt depuis un moment. Trop longtemps. C’est une épreuve, c’est une expérience, c’est un exorcisme. C’est tour à tour une épreuve, une expérience, un exorcisme, ça dépend de quoi, de qui ? Au fond, c’est comme si je n’en étais pas vraiment revenu de ce long séjour sur L’Autre Rive. Et depuis, je ne me lasse pas d’en faire le récit. Je reviens sans me lasser sur ces années dans les pompes. Pourquoi ? Parce qu’elles étaient finalement tout sauf funèbres. Alors que le monde de l’art, à l’usage, m’avait paru si funèbre, si mortifère. À tomber malade.

Y-a-t-il une vie après l’art ? C’est la question à laquelle je me tiendrai durant cette résidence. Comme une coupe dans le temps. Recoller morceaux, recoller moments.

La « promenade », pour moi, ce n’est rien d’autre qu’une forme – une forme orale, une forme de remémoration. C’est aussi bien une forme graphique – un tracé dans l’espace – qu’une traversée dans le temps ; une forme biographique, qui convoque des fragments de biographie ; une forme autobiographique – une vie qui s’évide – ; et, ce que Louis Marin, en son temps, nommait une forme autobiothanatographique. La vie la mort comme les deux faces d’un même ruban. D’un côté un rouleau qui se déroule, tandis qu’un autre s’enroule à petit ou gros débit, selon les jours, les heures du jour. Un jour, on ne sait quand, le lent défilement d’une bobine à l’autre s’arrêtera, et cela fera une vie.

Lors de cette prochaine virée au Père – le 22 septembre –, je me contenterai de prélever quelques-uns des fragments autobiographiques datés de ces années que je nomme « Pompes funèbres » ; je les astiquerai un peu avant votre arrivée, les associerai comme à mon habitude à des textes d’écrivains qui m’accompagnent depuis les années de formation : Kafka, Musil, Nietzsche, Foucault, Deleuze, Beckett…L’été dernier, le coup de gong, ça a été la lecture du Voyage au bout de la nuit, ça m’a complètement retourné, c’est à se demander pourquoi j’ai attendu si longtemps pour le lire. Sa voix, ses voix, maintenant, je les ai en moi, leur débit aussi – Bardamu, Robinson, ils sont entrés, me turlupinent –, et puis, il y a sa façon bien à lui de regarder les hommes et de se débrouiller avec le traumatisme de la Grande Guerre. Quant aux pamphlets antisémites qu’il a commis ensuite, eh bien, personne ne m’oblige à les ingurgiter, je ne les lirai pas. En revanche, je ne peux pas faire comme si je n’avais pas goûté à la langue célinienne – sa façon de la travailler du dedans – et, encore une fois, c’est lui qui résorbe tous les malentendus, quand il nous rappelle simplement ceci :
« Une langue, c’est comme le reste, ça meurt tout le temps. Ça doit mourir. Il faut s’y résigner. La langue des romans habituels est morte, syntaxe morte, tout mort. Les miens mourront aussi, bientôt sans doute. Mais ils auront eu la petite supériorité sur tant d’autres, ils auront pendant un an, un mois, un jour, vécu. »

Donc, à chacun, avec ses outils, il revient de faire comme si le « tout mort », par sa langue, sa syntaxe, c’était possible d’y remédier un instant, en y mettant du sien, du vécu, de l’altérité, la plus grande altérité que l’on puisse tirer de soi, sans se ménager, sans se regarder en train d’écrire. Cela suppose de savoir au préalable à qui l’on s’adresse. Aux vivants ? aux morts ? Aux morts qui donnent accès à ce que nous avons de plus vivant en nous ?
Un récit de pas. Un récit bricolé à partir de reliques de sens. À un moment donné, se dire : « C’est fou de parler. » Et puis, se taire.

13 septembre 2019
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