Frédéric Lefebvre | Réunion





Avant que Marina ne nous quitte pour toujours, nous avons fait une réunion.

(Je ne l’avais pas vue depuis des années. De mon fait.)



un 30 juillet
nous avons pris la voiture et roulé 200 kilomètres pour « le concert du siècle »
– en famille –
David G. chantait sur la scène
dans le ciel, sur l’herbe, devant les écuries du château
à Chantilly

le groupe s’appelait Pink Floyd
– quelque chose de rose –
et toujours il manquait quelqu’un, un membre, un partenaire, un chanteur, une voix, une âme
il manquait Roger W. ce soir-là
depuis des années, tous les soirs, tous les concerts

et puis un jour, quelques années plus tard, j’ai rencontré Marina
nous avons pris la voiture et nous sommes allés entre amis
à Chantilly

nous chantions
Bella ciao, parce qu’il fallait une langue commune
une voix, une âme
Barbara Marina Andrea et Mo(i)a

nous riions et plaisantions
comme Richard W. et surtout Nick M., le batteur
– un comique, celui-là –
à leur époque les hommes aussi avaient les cheveux longs
c’est sans doute ce que nous nous sommes dit, en riant, au bord d’un étang près de Chantilly
en mangeant je ne sais quoi
– croquant dans la vie
qui était comme une longue ligne droite dans la forêt
l’immense forêt du monde
et de Chantilly

tout est factice
Chantilly est reconstruit, reformé, refait, réuni
c’est une copie de château ancien
mais les trésors sont là
les vraies miniatures dorées
les livres
les statues dans le parc
– parc à l’anglaise, ça ne s’invente pas –

et je me souviens des lumières de Pink Floyd
de l’immense son de Pink Floyd

  Breathe, breathe in the air
  Don’t be afraid to care


les gens disent qu’ils s’en souviendront toujours
l’un avait 20 ans, l’autre 33
et David G. un jour reviendra
là où les chevaux dansent
et il jouera
et l’homme de 33 ans en aura 55
et avec son fils sur l’herbe il écoutera
chantera

  Leave but don’t leave me
  Look around and choose your own ground


et puis le temps a passé
avec Marina nous avons voyagé
– mais elle, beaucoup plus que nous
beaucoup plus que nous tous réunis
Marina a vu le monde dans un demi-cercle
elle s’est retournée, a levé la tête, a vu le monde dans l’autre demi-cercle
elle aurait quitté la Terre, si possible

et nous sommes revenus à Chantilly
à quatre
nous avons pris la voiture – une voiture, je ne sais plus laquelle

et puis le temps a passé
et l’impossible auquel nous sommes tenus
eux, les Pink Floyd, avec leur espoir rose
leur passé rose, leurs cochons roses
leurs noires pensées remisées
– Bob G., qui jouait dans The Wall, le film,
Bob G. en entremetteur, en impresario d’un monde meilleur
organisateur bénévole de concerts dans tous les demi-mondes en même temps
et plusieurs fois même –
eux le font

Bob G. rencontre Nick par hasard, lui demande : « Et alors ? Vous le faites ? »
Nick dit : « Demande à Roger, c’est à lui d’appeler. »
et Roger appelle David
surpris, David, qui n’a pas parlé à Roger depuis des années
– vraiment fâchés, ceux-là –
dit non puis oui

un 2 juillet ils remontent ensemble sur scène
ils n’ont pas vieilli, ils ont changé
ils n’ont pas changé, ils ont vécu
ils remisent la guitare de la discorde
David G. reprend sa vieille guitare noire
– pour la scène seulement –
c’est une reformation, une réunion
ils jouent Breathe, Money, Wish you were here, Comfortably numb
ils jouent 24 minutes, autant que d’années passées sans se voir
un solo de guitare éternel à la fin
une accolade

et puis le temps a passé
et puis un jour
nous avons reçu un appel – un message électronique, les temps changent –
un appel à nous retrouver
nous réunir

et nous avons, chacun à notre tour, pris l’avion
sur la longue mer Méditerranée

moi d’abord, Marina ensuite
sur le long fleuve droit qu’on appelle Rhône
sur le cap de la Corse, pointe doucement effacée
sur l’Italie
puis virage à droite
sur une fin de soleil dans l’été
peut-être chantions-nous sous le casque
l’appareil photo ou le téléphone à la main
modernes
à notre façon
pour nous retrouver
à Palerme

Joselita était l’entremetteuse
elle se mariait elle-même
c’était comme Roger appelant David
– plus fort que Goliath,
irrésistible

et un 28 juillet nous nous sommes réveillés
dans une salle blanche de répétition – et salle à manger –
nous nous sommes réunis
ceux qui ne se parlaient plus et ceux qui avaient des enfants
– car le temps, lui, avait passé
et nous avons créé, pensé, ri, imaginé
les enfants ont dessiné
nous avons fait notre surprise
l’avons préparée
Orietta Ludovico Marina Andrea et Mo(i)a

et la scène était belle, arborée, c’était un jardin public
dans la chaleur forte et tendre
et la foule était colorée, souriante, jeune et de tous les âges
on célébrait
on levait des coupes
on disait oui devant des témoins
on s’alignait pour des accolades et des photographies
on prenait les gens de profil
on surprenait

et au bord de l’eau, toujours, ces choses-là se terminent
mer Méditerranée
baie, îles, montagnes, rochers, soleil
et de la musique a résonné
dans les amplificateurs

et puis le temps n’a pas eu le temps de passer
et Marina nous a quittés

il y a des preuves, des photographies
sans doute au-dessus de la ville, sur les toits d’une cathédrale, nous avions l’air de nous resserrer pour entrer dans le champ
mais c’était spontané

« C’était fantastique », a dit Roger – et Nick, et Richard, et même David –
« Je voulais le faire, je voulais voir dans quelle direction ça allait nous mener. »
et puis Syd B., pour qui ils avaient chanté ce soir-là Wish you were here,

  How I wish, how I wish you were here
  We’re just two lost souls
  Swimming in a fish bowl
  Year after year


Syd B. les a quittés
et Richard W. aussi

il n’y aura plus de réunion

peut-être, nous aussi, avions-nous l’air heureux de la tournure des choses
chacun avec son instrument de vie
comme « au bon vieux temps »

le temps, le temps…

nous nous réunirons autrement
d’ailleurs nous l’avons fait
un 14 juillet


Frédéric Lefebvre sur Remue.net.

19 mai 2022
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