Giorgio Agamben | Quand la maison brà»le

L’incendie de la Chambre des Lords et des Communes, J.M.W. Turner, 1835


« Â Le langage n’est pas un instrument, il est notre visage,
l’ouvert dans lequel nous sommes.  »


Pour ses admirateurs, la sortie d’un livre de Giorgio Agamben est toujours un événement, non pas parce que ce serait le moyen de relancer une polémique autour de l’engagement politique ou de l’état d’exception [1], mais d’abord parce que c’est l’occasion de se mettre àl’écoute d’une voix aux accents incomparables. Je ne parle pas de position philosophique - encore que - mais d’une sensibilité àlaquelle l’écriture livre accès. Plus que jamais, le philosophe tisse ensemble pensée et affects, raison pour laquelle il rapproche l’écriture philosophique de l’écriture poétique. C’est qu’il rêve d’un espace littéraire où poésie et philosophie ne cesseraient de dialoguer. La vitalité de sa pensée et de son écriture sont, je crois, àce prix que la notion de domaine ou de genre vacille sur son socle. L’ouvert dont il nous parle, c’est aussi cela, une porte qui nous conduit ailleurs, qui disqualifie les définitions et les catégories au profit d’un élan initial qu’on aimerait pouvoir appeler liberté.

Le premier texte qui ouvre ce livre [2] exceptionnel àmaints égards et qui lui donne son titre est tout simplement magnifique. Il s’y dit beaucoup de choses essentielles dont certaines apparaitront peut-être discutables. Il n’y aurait toutefois pas grand intérêt àles discuter si l’on n’est pas d’abord réceptif àl’incroyable tension qui le gouverne de part en part. Son écriture a quelque chose d’aphoristique, àceci près que l’énergie que chaque cellule renferme se communique àla suivante, composant ainsi un texte àla cadence rapide, aux battements vifs et intenses. Agamben n’a pas seulement conscience de penser et d’écrire tout en le faisant, il réalise de surcroît cette jonction momentanée entre poésie et philosophie qu’il appelle de ses vÅ“ux, notamment lorsqu’il écrit ceci :

« Â Y a-t-il une langue de la philosophie comme il y a une langue de la poésie ? Comme la poésie, la philosophie demeure intégralement dans le langage et seule la façon dont elle y demeure la distingue de la poésie. Deux tensions dans le champ de langue, qui se croisent en un point pour ensuite se séparer sans relâche. Et quiconque dit une parole juste, une parole simple, jaillissante, demeure dans cette tension.  »

Raison pour laquelle notre capacité d’entendre comme d’être saisi est capitale pour la compréhension. La compréhension est préhension, saisie d’un sens, mais une telle opération n’est possible qu’après que notre corps a lui-même été traversé par la flèche d’un énoncé. Dans la compréhension d’un énoncé, fà»t-elle intuitive, il y aurait donc ce mouvement double de saisir et d’être saisi, si bien qu’on aurait tort de qualifier de strictement intellectuelle une telle opération puisqu’elle est tout autant sensorielle. Comprendre mobilise tous les sens et convoque également le passé, tout un réservoir d’affects prêts àbondir. Il y a bel et bien un côté animal chez le philosophe comme chez le poète, leur Å“uvre véhiculant de manière plus ou moins explicite le rêve d’un « Â nouvel animal  » porteur de promesses comme d’avenir, sachant que celui que nous sommes semble décliner àgrande vitesse et être promis àune disparition prochaine, comme le sont les éléphants ou les tigres, les singes ou les mouflons.

En mettant l’accent sur le langage et en en faisant le lieu d’expression et de conquête de la liberté, Agamben ne se détourne pas du monde comme il va. Ses prises de position récentes ont montré que rien ne l’affectait plus que la régression politique àlaquelle la pandémie a contraint les démocraties du monde, que rien ne l’offusquait davantage que la réduction de la vie humaine àune existence biologique. « Â La vie biologique est une abstraction, écrit-il, et c’est cette abstraction que l’on prétend gouverner et soigner.  » La crainte qui anime le philosophe et qui se réalise en partie, non seulement aujourd’hui mais depuis de nombreuses décennies, c’est que l’homme soit ravalé au rang de chose et que ce qui faisait son humanité - essentiellement son visage et son aptitude às’adresser àautrui tout autant qu’àl’accueillir - disparaisse. Peut-on échapper àune telle pente pour ne pas dire destinée ?

Afin de répondre àune telle question Agamben convoque ni plus ni moins que la notion de salut. Ses lecteurs savent combien les concepts hérités de la religion et plus précisément du christianisme irriguent sa pensée. On aurait tort pourtant, je crois, d’évaluer sa pensée selon le critère de la foi. La question serait plutôt de comprendre en quoi cet héritage lui permet de penser ou repenser le présent, jusqu’àen contester la toute puissance, l’hégémonie. Le salut pour lequel il milite n’a rien d’abstrait, au contraire il est le lieu même de la vie partagée, le lieu même de la politique. « Â Il n’y a de salut que parce qu’il y a les autres », écrit-il. Peut-on être plus clair ? La question de savoir comment chacun vit son rapport àautrui dépasse le cadre de notre réflexion et sans doute de toute réflexion. Il y a la vie privée, la vie collective, la vie professionnelle, l’amitié, l’amour, la compassion, l’empathie. Il y a la solitude aussi, laquelle n’est pas toujours séparée d’autrui mais représente parfois une manière décalée, indirecte, d’entrer en rapport avec lui ou elle. Solitude peuplée de visages, de noms et, par-delàces pseudo-présences, solitude en lien avec le sans nom et le sans visage qui préparent la rencontre avec l’inconnu ou l’étranger. Si, comme l’écrit l’auteur de Quand la maison brà»le, seul je suis insauvable, il n’en reste pas moins qu’il est des formes de solitude ouverte, telles que l’art les explore, qui composent avec le monde ou le ressuscitent après sa mise entre parenthèse, ceci afin qu’un rapport digne àla vie redevienne possible, envisageable, un rapport pluriel et peut-être anhistorique. La question du prolongement de la réflexion dans la vie est bien sà»r capitale, mais pour autant il y aurait quelque chose de hasardeux àen faire une pierre de touche de la philosophie. L’existence n’échappe pas au jugement moral, devrait-il en être de même de l’œuvre ?

Agamben dresse un portrait plutôt désenchanté de la trajectoire humaine, et plus précisément de la société dite occidentale. Reprenant donc ce motif du salut, il reproche àl’Eglise d’avoir confondu sa recherche avec son histoire. L’histoire du salut, écrit-il, « Â ne pouvait finir que dans la santé  », c’est-à-dire la vie biologique. Dérive dont il a retracé la généalogie, notamment dans Qu’est-ce qu’un dispositif ? [3], mettant l’accent sur ce moment particulier, IIème siècle après notre ère, où le concept d’ « Â oikonomia  » (économie) a été introduit dans le discours théologique. On parle effectivement d’une économie du salut, et ce n’est peut-être pas exagéré de dire que la gestion de la pandémie en est un des ultimes avatars. On aurait donc d’abord géré les âmes comme les corps, puis les corps comme les choses. Si c’est cela gouverner, alors il paraît clair que toute l’œuvre d’Agamben conduit àune critique radicale de toute forme de gouvernement, et cela au profit, si l’on peut dire, de l’affirmation d’une subjectivité ingouvernable dont la définition est aussi séduisante que parfois difficile àsaisir.

Aussi, l’auteur de La communauté qui vient [4] aspire-t-il àun salut en dehors de l’histoire, ce qui ne veut pas dire en dehors du monde ou sans la population humaine (peut-être d’ailleurs ne s’agit-il plus vraiment de salut mais plus exactement d’existence). Il ne s’agit pas de trouver refuge dans l’abstraction ou la croyance, même si certaines expressions que l’on trouve sous sa plume peuvent laisser songeur dans la mesure où elles débouchent sur quelque chose qui résiste àla figuration. L’horizon d’Agamben est politique, quand bien la politique qu’il ébauche implique l’abandon de nombreuses catégories de pensée qui peuvent sembler incontournables. Il écrit par exemple, usant d’infinitifs comme pour mieux faire entendre que la question du « Â sujet  » politique est àquestionner : « Â Sortir d’un lieu ou d’une situation sans entrer dans un autre lieu, abandonner son identité et son nom sans en prendre d’autres.  » Perspectives pour le moins en rupture avec le monde que l’on connaît où rien ne semble possible pour quiconque ne passerait pas par l’assignation identitaire et géographique (localisation). Peut-on penser la vie collective sans en passer par un Etat et un gouvernement ?

Devons-nous, pour penser l’avenir, entrer dans une fiction, en appeler àl’imaginaire (Mais ne sommes-nous pas déjàpris dans les rêts d’un récit, et ce depuis longtemps ?). C’est souvent àl’approche de ce seuil critique (réel versus fiction par exemple) que l’incompréhension surgit face aux textes du philosophe, et que certains regimbent, lui reprochant de ne plus fournir d’armes capables d’étreindre le réel en vue de sa transformation. Certes, l’action politique a du mal àcomposer avec l’incréé, mais ce n’est pas le cas de la poésie, ni de la théologie, ni de la philosophie. Doit-on renoncer àl’incréé qui est en nous au nom du pragmatisme ? En dépit des catastrophes qui s’annoncent, quelque chose ne peut pas mourir, et c’est précisément ce qui n’est pas encore né. Le prophétisme d’Agamben s’aventure dans ces régions incertaines avec les moyens qui sont les siens, linguistiques, langagiers. Et s’il touche au non-linguistique comme au silence ou àla non-connaissance, c’est en usant du langage de sorte que sa matière s’hybride avec une antimatière. L’expérience linguistique qui est au cÅ“ur de sa philosophie, et qui en constitue l’acte fondamental, exige d’être partagée et non jugée. Elle ne ressortit pas àla morale mais au poème et, en tant que tel, elle actualise ce qui n’est pas encore. A ce titre, et tant pis pour les matérialistes, on ne peut pas attendre d’elle autre chose que ce qu’elle accomplit sans cesser de l’annoncer.

*

Ce qui s’annonce s’annonce dans la langue mais àcette condition que son usage rompe avec la grammaire, le lexique et la syntaxe. Rompre ne veut pas dire ici bafouer des règles - encore que cela puisse arriver, quand les mots semblent s’extraire de tout discours pour trôner seuls quelque part dans la page - mais les utiliser en vue de leur destitution, de leur transgression. Les noms cessent alors de désigner des corps ou choses et les règles d’entraver l’essor d’une voix pour en rendre la libération possible. Agamben nomme dialecte cet usage « Â jaillissant de la parole  » qu’il oppose àla notion de langue. C’est la poésie, qui en tant que telle risque àtout moment de retomber dans la langue comme dans une forme de trivialité. La poésie est en effet tension, en direction d’une parole sans écriture et sans grammaire, et si cette tension peut-être maintenue c’est au prix de grands efforts. A cet égard, la parole poétique est assez proche de la parole de témoignage abordée àla fin du livre, toutes deux témoignant par la parole d’une impuissance àdire et d’une confrontation àune parole qui fait défaut. La solitude du témoin et la solitude du poète se rejoindraient en cela que tous deux témoignent pour une langue qui se tait ou pour une « Â langue sans monde  » - dont le monde a été détruit ou dont plus rien n’atteste l’existence, présente ou passée. C’est pourquoi Agamben peut dire du témoignage qu’il est essentiellement appel. Appel lancé depuis les ténèbres, auquel rien ne semble devoir répondre, comme s’il provenait d’ailleurs, même si rien ne paraît plus urgent que d’en recueillir l’écho, ici et maintenant.

14 novembre 2021
T T+

[1Entendons par làessentiellement la suspension des lois en vigueur dans un Etat de droit, ceci afin d’élargir les pouvoirs de l’exécutif, àsavoir le contrôle de sa population voire le cas échéant sa répression.

[2Giorgio Agamben, Quand la maison brà»le, du dialecte de la pensée, Payot & Rivages, octobre 2021

[3Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Payot & Rivages, 2017

[4Publié en 1990 au Seuil (Librairie du XXè siècle), cet ouvrage expose l’idée de la communauté que se fait l’auteur, et la notion de singularités quelconques et anonymes qu’elle implique. Le sujet pluriel d’une telle communauté est en puissance et en devenir. Mais de sorte que ses puissances d’être s’actualisent et se communiquent par une expérience du langage qui soit ouverture au monde, àl’autre, comme àsoi. On peut y lire les expressions suivantes : « Â exode irrévocable de l’Etat, construction d’un corps communicable  ».