Graaaaave !

Vous vous souvenez du projet « Écrire le travail, écrire les métiers » dont j’ai parlé dans le dernier épisode de cette série Écrivain en résidence en lycée hôtelier ? L’idée étant de mêler écriture et danse pour accompagner les élèves dans une réflexion et une création originales autour de leur apprentissage de la restauration.
Eh bien, figurez-vous qu’en ces temps contraints où restaurants et salles de spectacle sont docilement fermés – et après avoir été royalement servie « comme au restaurant » par les élèves –, me voilà assise en leur compagnie, sur les tapis de sol de l’immense gymnase (à bonne distance les uns des autres) pour assister à… un spectacle ! Oui, je vous le confirme, cette résidence est un rêve éveillé ! Marie Fereyrolles, leur prof de français, se cache évidemment encore une fois derrière cette manigance grandiose. Un partenariat avec la Scène nationale de l’Essonne, et hop, voilà que débarque à Étiolles la compagnie Fêtes Galantes, dirigée par Béatrice Massin, spécialiste éminemment reconnue de la danse baroque.

– Baroque ? Madame, c’est quoi ce mot ? Délire franchement, jamais entendu !
– Regardez, observez, vous allez comprendre – ou pas –, mais il se passera forcément quelque chose. Le spectacle, c’est ça.

Silence. Nous sommes sagement assis, attendant que le rideau se lève, mais il ne se lèvera pas, c’est vrai, nous sommes dans un gymnase. La danseuse arrive donc par la gauche, elle s’est simplement levée de la chaise où elle se trouvait assise depuis tout à l’heure, sans que l’on ait identifié que c’était elle, la danseuse. Baskets, legging, sweat à capuche rose, elle avance jusqu’au grand rectangle bleu qui délimite la scène devant nous. Elle fait comme si nous n’étions pas là. Elle s’installe dans un angle du tapis et commence à délacer ses chaussures, tranquillement. La voilà en chaussettes blanches, se baladant sur le tapis comme pour en jauger l’espace. Je le comprends immédiatement : nous sommes dans les coulisses du spectacle, la chorégraphe a choisi de nous faire assister à ce qui normalement ne se voit pas, le travail préparatoire, les essais, les échauffements. Je me fais la réflexion que ce genre de procédé fait partie des « codes » du spectacle. Je les connais parce que je vais régulièrement au théâtre, mais qu’en est-il des élèves ? Ont-ils compris ce qui se passe ? Je les observe, je ne vois que leurs dos mais c’est fou comme un dos peut réussir à exprimer l’ennui. Je sens bien que certains attendent déjà juste que « ça passe », pensant délibérément à autre chose. D’autres sont plus curieux, mais je sens aussi qu’ils attendent que « ça démarre ». Or, la danseuse prend son temps : pour l’heure elle est seule dans sa salle de répétition et elle réfléchit. Elle pose quelques gestes qui sont des esquisses pour elle-même, quelques pas en avant puis retourne à sa place pour les répéter, elle trace au sol des marques de déplacement, elle sifflote une mélodie. C’est lent, introspectif, ce n’est pas spectaculaire, précisément parce qu’elle joue le fait qu’elle n’est pas en représentation et je me dis que cela doit complètement dérouter les ados qui m’entourent. Je me dis aussi que c’est bien, d’être dérouté. Que c’est même essentiel. Et que je vais prendre un malin plaisir à observer, pendant le reste du spectacle, les signes de cette déroute.

Quand la danseuse revient à l’angle du tapis où elle a tout à l’heure déposé ses chaussures, quand elle enlève son sweat pour se retrouver en soutien-gorge jaune avant d’enfiler une grande robe « d’époque » qu’elle tire de son sac à dos, je vois les garçons baisser la tête, et les filles la lever avec curiosité. C’est peut-être là que ça commence, que leur intérêt s’éveille, une petite provocation, dans ce gymnase où nous venons d’entrer dans un autre espace-temps. Nous sommes désormais sous Louis XIV, la danseuse raconte la passion du roi pour la danse, la manière dont il l’utilise comme un symbole de grandeur, de force, de prestige. Elle expose quelques bases, sur les gestes, les mouvements puis, quand la musique surgit soudain des haut-parleurs, elle nous en donne l’illustration, dans son costume de scène – robe corsetée, lacée dans le dos, qui modifie sa morphologie, sa posture, par contraste avec le sweat rose qu’elle vient d’ôter. Elle nous montre la grâce, et en même temps la puissance. Elle est tour à tour féminine, séductrice, et masculine, guerrière, selon l’intensité qu’elle choisit de donner à ses gestes. Gestes répétés, gestes extrêmement codifiés, que l’on peut esquisser avec douceur mais aussi le poing levé.

À la fin du spectacle, Brigitte Massin vient présenter la démarche de sa troupe, le choix du baroque, puis demande si les élèves ont des questions à poser. Évidemment, ils piquent tous du nez. Et on ne leur jette pas la pierre : qui aime prendre la parole face à un groupe, au sujet de quelque chose dont il ne sait pas quoi penser ? Même si je me dévoue en posant une question sur la manière dont s’est fait le choix entre les passages parlés et les passages dansés, personne ne suit. Brigitte Massin semble déçue. La troupe se retire, et c’est justement là, quand Marie s’approche des élèves de sa classe et commence à leur demander ce qu’ils en ont pensé, que les langues se délient. Certains ont aimé, d’autres pas, mais tous se questionnent, relèvent un passage ou l’autre du spectacle qui a particulièrement attiré leur attention. Ce qui est sûr, c’est que le mot « baroque » ne leur sera plus jamais étranger.

– Et le moment où elle a crié, c’était trop bizarre..., murmure une élève.
– C’est vrai que c’était surprenant… mais ça ne t’a pas donné envie de crier toi aussi ?
– Graaaaave ! me répond-elle avec un grand sourire.

Lou Cantor dans le spectacle « Lou », chorégraphie de Mickaël Phelippeau.

17 février 2021
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