Il, et le père (#8)

Ses mains occupent son cerveau. C’est tout ce qu’il a trouvé. Et ce n’est pas encore assez. souvent.

Il regarde ses mains faire et son cerveau essaie de leur commander. de leurs dire ce qu’elles doivent exécuter. Il écoute le bruit de l’outil sur le bois. La râpe qui écorche. c’est le plus efficace et pourtant ce n’est pas celui qu’il préfère. Le bois est griffé. Entaillé profondément. on dirait le genoux d’un enfant qui est tombé en vélo et qui s’est râpé le corps ou le visage sur le sol bitumeux. C’est laid à voir. C’est laid à entendre. Le vibrations dans les mains au contraire lui donnent une impression de puissance. de domination. La forme qu’il donne au morceau de bois allongé sur l’établi est précise. C’est un manche de guitare à qui il donne forme. A le voir on ne dirait pas qu’il deviendra doux au touché et produira un son au moins correct. Pour l’instant ça n’est qu’un morceau de bois blessé allongé sur l’établi. Ses courbes lui donne l’allure d’un membre. d’un corps.

Dans ses oreilles, le bruit de la râpe fait comme un râle spasmodique qui ne veut jamais terminer.

Il est dans une chambre. La peinture usée est rose et s’en va par endroit. Au milieu un lit. avec un corps. La respiration est très forte et très régulière. On dirait qu’il vit. le corps. Mais ce sont les médicaments et les tuyaux dans ses bras et ses narines qui le font vivre. Bientôt ça ne suffira plus. il le sait. Bientôt il n’y aura même plus cette apparence de vie. Le spasme respiratoire ne sera même plus là. Mais ils ne savent pas quand. Dans quelques secondes. quelques jours. Pas plus.

Une autre personne est là. Elle tient la main de ce corps. Le visage tourné vers lui elle ne dit rien. Ses yeux sont un peu rouge mais elle ne dit rien.

Le manche de guitare a pris forme. Il faut le poncer maintenant pour lui redonner la douceur de sa peau. Il met des protection dans ces oreilles pour ne pas entendre le crissement du papier sur le bois. Ça doit être le seul bruit qu’il ne supporte pas. Même le bruit de la craie sur le tableau qui insupporte tant de gens ne lui fait rien. Mais celui-ci il ne peut pas. C’est étrange parce qu’il aime travailler le bois mais il a du mal à en supporter les bruits. Enfin surtout ceux qui crissent et qui râpent. Un son proche de celui de son doigt sur sa barbe lorsque ça fait plusieurs jours qu’il ne s’est pas rasé pourtant. qui lui est agréable. Mais là ça lui fait quelque chose dans les dents.

Dans la chambre on n’entend que la respiration mécanique. chaque inspiration apparaît comme un espoir alors qu’ils savent qu’il n’y en a plus.

Ils savent que c’est la fin alors ils décident de passer la nuit là.

Le visage sur le lit est serein. impassible. Pour des raison médicale, ils lui ont rasé la barbe. C’est la première fois de sa vie qu’il le voit sans. L’autre personne aussi. Quarante ans qu’il l’avait. C’est étrange, il sait que c’est lui mais il ne reconnaît pas le visage. Ces joues râpeuses. le menton effacé. Dans ses moment de lucidité le corps se reconnaît, lui. c’est déjà ça.

Le manche est fini. Il va pouvoir le monter sur le corps de la guitare et lui permettre de commencer sa vie de sons. Il est doux. harmonieux. Les notes émises ont un long sustain. bien plus long que ceux de cet autre corps dans la chambre rose. Le corps décharné comme il ne l’a jamais été lui qui était plutôt bien en chair.

La nuit tombe. Il ne pense plus à la guitare et au travail de ses mains. Il ne pense plus qu’à ce corps à la respiration mécanique et aux vies qu’il a traversées. dont la sienne. À ce corps qu’il connaît si mal et qui est son père pour quelques heures encore. Il pense à la nuit qu’il va passer dans la même chambre que ses deux parents comme quand il était enfant. quand il n’arrivait pas à dormir et qu’il se retrouvait dans leur lit. Il pense à la respiration. Il pense qu’il doit. vivre. l’instant.

2 mai 2014
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