J’arrive à Asnières. Et tout est différent. Les cafés sont ouverts...
Je n’avais pas connu Asnières ainsi, je n’avais connu que l’enfermement.
Mon double express à la boulangerie est désormais superflu, le temps est toujours aussi gris mais je pourrais aussi bien aller le boire « au café », en terrasse, ou à emporter.
Et tout recommence.
Et ils sont là.
Et la jeunesse est toujours la même, la belle jeunesse.
8 garçons, une fille.
C’est dans le silence que s’éprouve la jeunesse, mais je parle, je parle, mon silence est derrière mes mots. Ce que je ne peux dire, je le tais, mes mots sont un barrage, tout ce que je dis est inutile, ou pas, mais le silence est vrai.
Il est réel.
C’est mon corps muet.
Leurs corps vivants, comme s’ils me transmettaient un peu de leur chaleur.
J’adore le sourire de Clémence, elle est la seule fille dans le groupe, parmi tous ces garçons. J’ai déjà mes chouchous, ces deux garçons sensibles. Le garçon sensible aime les mêmes auteurs que moi. L’autofiction bien sûr, Annie Ernaux, Duras. L’autre garçon aussi, Virginia Woolf, Milan Kundera. A ma gauche, je ressens une onde de douceur, beaucoup de bienveillance. A ma droite, ça va aussi. Je ne veux pas parler de ça. Je ne veux pas décrire, raconter les garçons, la fille. Je veux me taire. Je suis face à eux et je me dis que, cette fois, je ne les lâcherai pas. Il n’y aura pas de Covid, pas d’écrans. La présence parfaite. Les textes que je susciterai. Je ne lâcherai pas.
Je suis silencieux, puisque tout recommence.
Je parle plus que d’habitude.
Trois garçons s’appellent Thomas.
Les autres prénoms s’égrènent, se succèdent, mon esprit les retient, ils se collent déjà à moi. L’un a le prénom de l’aimé, celui que j’aimais avant. L’autre a un prénom anglais. L’un était enfant acteur, l’autre le fils d’un acteur célèbre. Il dit que sa copine « lit après lui » (la nuit), tout le monde rit. Le garçon d’origine ivoirienne n’écrit que quand il est triste. Il est prolixe de sommeil. On définit le mot prolixe. Prolixe, c’est ce que je suis : abondant, mais vide. Un élève me reconnaît d’il y a cinq ans, quand je venais dans cette école, au spectacle de fin d’année, mis en scène par mon ami Ch.
Je quitte Asnières, plein d’eux, plein de leur vie, heureux de les avoir retrouvés – eux, comme les autres ; eux, pareils que les autres.
Je suis vide et silencieux, alors je suis présent et fort, je captive mon auditoire, je gesticule, je me vois en eux, comme dans un miroir parfait, je ne suis pas tout à fait dupe, c’est donc ça, enseigner ?
Je suis arrivé à Asnières par le métro, reparti par le train.
J’ai déjà envie de quitter Paris, retourner sur une plage, me noyer dans l’océan.
Ne plus être.
Ou simplement dire merci au soleil.
Je suis avec eux, je n’ai encore entendu aucun texte.
Les textes, ce sera demain.
J’ai donné les sujets, planté l’idée.
Je rentre en métro, ligne 3, visages masqués, penchés sur les téléphones. Lumière affreuse. Ciel gris, jour long de mai. Terrasses ventées, pollution. Paris. La ville. L’éternelle.
Elle dit qu’elle procrastine, qu’elle écrit pour que ce soit fini.
Il dit qu’il fait du rap, du slam, du flow.
Il dit qu’il ne lit pas, n’écrit pas.
Il lâche les livres pour dormir.
Il a lu Virgile, Romain Gary et Houellebecq.
Il lit des livres à propos de l’Afrique.
Le nom de Jack London revient souvent. Celui de George Orwell aussi. Je note scrupuleusement.
Il est fou de manga. Malgré son jeune âge, il a presque le ton du chroniqueur, du spécialiste passionné, qu’on entend à la radio, incollable, passionné, heureux de communiquer son amour des BD japonaises, œuvres fleuves que j’ignore totalement (aujourd’hui, un célèbre mangaka est mort). J’apprends des termes, j’apprends que l’application Vine n’existe plus, j’en joue, on rit, je croyais connaître une appli tendance mais c’est déjà fini.
Il aime les biographies, la littérature documentaire, les livres de sciences humaines.
Les garçons sensibles sont passionnés, si émouvants, je pense à ce qu’ils ont pu subir, à l’école, au lycée, même en 2021.
Je suis impatient – oui, vraiment – d’entendre leurs mots. A tous. Et toute - mais elle seule, à elle seule, elle est un monde. Comme tous.
Le lendemain, le voyage continue.
Je lis Nicolas Bouvier, mais en terre comédienne, sur les rives de la jeunesse,
je découvre toujours et j’ai les yeux grands ouverts.
Nicolas Bouvier roule vers l’Asie, je parle de lui aux élèves, Nicolas Bouvier s’étonne des mœurs des Kurdes aux longs fusils, de l’avarice des Arméniens, de la beauté de l’uniforme iranien, et moi je m’étonne des jeunes gens : de leurs visages, de leurs corps, de leurs univers frappants - je prends des leçons de rap, de slam, de manga, j’écoute les textes qui portent les vies différentes, cette langue étrangère et commune m’atteint ; après tout, Nicolas Bouvier aussi comprend quelques mots de persan. Et il passe un hiver à Tabriz.
Je passe le printemps à Asnières, les premiers textes surviennent.
Je décris la vie comme l’écrivain voyageur, je décris ce que je vois, ce que je ressens, les contrées que je traverse. Noah vit dans une maison luxuriante, géraniums, lauriers et hibiscus emplissent le jardin, Hugo parle avec un ami dans un club ouvert pour l’occasion, une boîte de nuit, j’entends le bruit de la fête parvenir par-dessus les paroles, « question de bpm », dit quelqu’un, c’est cent vingt battements par minute, je ne comprends pas le texte de Hugo, je discerne à peine les personnages – deux garçons ? un garçon et une fille ? – mais ce qu’ils se disent est très important, comme ces confidences qu’on se fait à trois heures du matin, dans la fumée des clubs, par-dessus le son, qui devient tellement puissant, il suffit de chuchoter, de regarder le visage, d’être connecté, et tout se comprend. L’un des garçons (ou est-ce une fille ?) avoue à l’autre sa séropositivité. Ils partent danser, ils rejoignent le flou de la musique, de la techno, de la house et disparaissent dans l’obscurité. Ici, à Paris, il se remet à pleuvoir.
Je revis mon voyage, je revois les élèves, assis autour de moi, dans cette salle recommencée. Je crois qu’à la fin du voyage, avec ce quatrième groupe, le rythme est atteint. On parle de rythme de croisière. Au bout d’un long voyage, on se sent bien. On n’est pas arrivé tout à fait, il y aura encore de longues journées, bien des pays à traverser. Mais on sait. On est soi, mouvant, en voyage. On continue, avec légèreté. L’état du mouvement est l’état réel, notre vie quotidienne. On se laisse porter, guider, emmener.
Guillaume avait grandi dans une famille sans amour, ou dans une famille trop aimée. Enfant non désiré, il poussa de travers, tout droit dans sa vie, sa férocité, il était bouclé, joufflu, sensible, il était différent, il aimait les gens différents (comme Ahmed dans un de ses textes), il grandit dans une maison en meulière, à l’orée de la ville, entre un grand frère et une grande sœur, Guillaume écrit comme Gide ou Emmanuel Bove, Guillaume écrit une enfance cadenassée, libérée par les livres, les fringues, le travestissement et le rire du grand-père qu’on devinait par-delà la photo. Guillaume lit calmement, des phrases simples, et tous nous écoutons. Nous regardons l’enfant grandir. Les sourcils de Guillaume me fascinent, longues arcades brunes au-delà des yeux, par-dessus la voix. Guillaume déménage, Guillaume pleure trop souvent, Guillaume commence et vit.
Je n’ai pas réussi à dire Guillaume, sa puissance, sa sensibilité, la puissance de la douceur qui émane de lui. Et son intelligence.
(dans la rue à Asnières, je croise Fanny qui est au téléphone, elle parle avec son amoureux – oh, y a Julien Thèves qui passe ! plus tard, je la retrouve dans la cuisine de l’école, elle réapparaît).
Je n’ai pas réussi à raconter Guillaume, mais je vais retrouver Guillaume dans une semaine, et la suite de son histoire. Son texte est comme une autobiographie qui pourrait courir sur des centaines de pages.
Je me laisse porter, je n’ai plus besoin de quitter l’école d’Asnières, je n’ai plus besoin de décrire la ville, en ce mois de mai pluvieux qui n’en finit pas.
Les élèves sont comme la mer, changeante et recommencée.
Dimitri est tellement sensible et drôle, il arbore deux boucles d’oreilles, il raconte l’histoire d’un cactus avec tant de précision, un cactus qui meurt, qu’on laisse mourir, malgré sa floraison superbe, épuisée. Il meurt de fleurir et nous on le balance dans la poubelle un dimanche matin. Ça s’appelle « la mort de quelqu’un » - sujet du jour – et c’est aussi beau que la mort durassienne de la mouche, ce cactus qui vit seul, qui attend que le garçon revienne, de ses fêtes et de ses cours d’acteur – quelques gouttes d’eau suffisent, mais c’est de l’attention dont on meurt. Du manque d’attention. L’économie de l’attention nous est fatale, dans le monde aux signaux pluriels, étouffants.
Je regarde à droite, je regarde à gauche, je tends l’oreille.
Côme est assis par terre, la Joconde est dans son dos. Il admire les Noces de Cana, vaste comme un océan, avec ses 133 personnages et son chien, sous la table du banquet.
Alma se baigne dans la mer, nourricière, enveloppante, bleue comme au premier jour – la mer de Grèce, qui porte en elle un peu du souvenir du père, des yeux de la grand-mère.
Thomas file à 1 000 kilomètres heure, à 8 km au-dessus du sol, il traverse l’océan et part en voyage pour la première fois de sa vie.
Achille essaie de raconter, il dit qu’il ne lit pas, qu’il n’écrit pas, mais je le vois quand même : il aborde cette fille qui s’est assise sur les marches devant le lycée, Achille est grand et mince, c’est comme dans les années soixante, c’est un film, une rencontre, le début d’une histoire.
Quand je rentre en train, la vie a repris.
Les magasins ont ouvert à la gare Saint-Lazare, dûment masqués, distanciés, nous revenons au rituel du commerce, « jusqu’à 50 euros, privilégiez le sans-contact ».
La FNAC est vide, quasi, avec ses romans de l’année, présents, alignés, comme les fruits d’une récolte gâtée.
Je photographie quelques pages au sujet d’un voyage, dans un guide touristique, pour emmener chez soi. Pour peut-être, l’été, fuir la ville.