Je « découvre » qu’il y a des Vélib en petite couronne...
© Miliana Bidault
On parle des mots, on mélange nos désirs fluides, je sors dans la rue grise, je suis riverain, asniérois pour toujours, l’émotion sera là toujours, mais il faudra relire.
Ou écrire, ou vivre.
On continue encore, tant bien que mal, alors qu’il fait un peu plus froid. Il n’y a plus de Vélib, je passe par une autre rue, toujours des bicoques à un million, à deux millions, je rejoins la rue principale. Devant moi, une élève, ses grandes jambes, je la vois marcher de plus en plus vite, filer vers l’école, ses grandes jambes en ciseaux, en X, son allure androgyne, son sac en bandoulière, hop, hop, vers l’école.
Je suis charmé par les voix, les élans de certain·e·s, je ne dis pas qui, ils/elles se cachent derrière un genre ou l’autre. Un jeune homme se lève silencieux, à pas de loup, félin, animal, poétique, il observe les grains de poussière dans la lumière et descend dans la cuisine obscure, le soleil n’est pas encore là, tout en bas, un ploc-ploc intermittent résonne sur la casserole – en vrai, son texte est beaucoup plus beau que ça, je raconte le réel et je répète leurs voix, je suis sous le charme d’une voix, écrite et dite, d’un physique christique, d’un jeune acteur qui ressemble à Kurt Cobain. Elle, elle s’élève, elle fonce tout droit, elle dit le manque du théâtre, des répétitions, du jeu et de la résonance, depuis que les lieux de culture sont fermés. Depuis que nous partons comme des voleurs, à 18 heures, dans Asnières qui s’éclaire, dans Asnières qui n’est plus noir, parce que le printemps est presque là. J’écoute religieusement. Ils écrivent des personnages, ils font le portrait de quelqu’un, une élève fait mon portrait, je me reconnais tout de suite. La nuit, je rêve d’être face à eux, à elles, ces petits regards, plantés sur moi, ses corps en attente, en attente de la parole, du jeu qu’on propose.
Ça sent le papier d’Arménie dans la salle, il fait trop froid pour aérer, ils ont audition demain, ou cours de claquettes, expression libre, casting pour Roméo et Juliette, c’est une production maison, ils joueront dans le grand théâtre. Les dames de l’administration sont à leur bureau, et jonglent avec les plannings. Des unes et des autres. L’école est trop petite pour leurs grands corps, pour leurs grands gestes. Ils ont envie d’ailleurs, de dehors, ils piaffent, ils s’ébouriffent, s’ébrouent, quand est-ce qu’on joue. Quand est-ce qu’on se montre, qu’on se donne, qu’on prend la joie, l’amour du public. Ils piaffent, ruent et rôdent dans les couloirs de l’école, entre tirades raciniennes, impro de mime et textes inventés, à l’atelier d’écriture. Parlez-moi de votre mère, de votre vie, de votre ville. De votre rue, de votre immeuble, de votre amour perdu. Parlez-moi de l’enfance, du père absent, du grand voyage, à l’autre bout du monde, de la vocation manquée, ou réussie, des monstres sacrés toujours révérés et rencontrés dans la vie réelle – en vrai, ils étaient plus petits.
Certains, je ne les connais pas encore, mais ils me paraissent immenses, oui, avec leurs grands corps, leurs jambes en ciseaux, leur impatience. Toujours entre deux castings, deux couloirs, deux courants d’air. Ils ne font que passer. Ils vont de la ZAC au théâtre, sont toujours en retard, pitchent pour un metteur en scène à la mode. Ils doivent s’imaginer en 2051. Seront jugés sur ça. C’est la nouvelle mode, on ne leur demande plus de jouer, mais d’écrire. Ils écrivent, ils jouent, c’est un peu pareil.
Kurt Cobain se lève lentement, c’est les derniers jours dans la maison de Seattle. Il est toujours aussi blond, toujours aussi farouche. Violent et doux à la fois, imbuvable et humble. Il fait un peu peur – et on a envie de le protéger.
Elle, c’est Antigone, c’est Olympe de Gouges, c’est la Liberté guidant le peuple, avec son flow, son allant, son énergie. Son texte est une tribune, un manifeste, pour la réouverture des lieux de culture. Une ode au théâtre, une déclaration d’amour à la scène.
En manque, nous sommes.
* *
Tandis que le théâtre de l’Odéon est occupé (manifestants), je reste à Paris, je ne vais pas à Asnières, c’est le début de semaine, il n’y a pas atelier en ce moment, tout recommence jeudi. Les élèves me manquent mais nous devons nous remettre, ils doivent inspirer, respirer, mûrir et écrire leurs idées, je dois les oublier pour quelques jours, avant de les retrouver, frais et dispos, avec un nouvel élan.
Je marche dans Paris après le couvre-feu. Ici, comme à Asnières, les rues sont vides, les murs sont essoufflés de vide, asséchés, la vie s’est retirée des rues, les rideaux de fer sont baissés. Le soleil tourne tout doucement, comme chaque année, au printemps, il se couche un peu plus loin.
Le 21 juin, il se couchera presque au nord, il aura accompli une révolution.
Je marche dans Paris, Asnières me manque, alors je regarde de quoi parle cette ville, quelles furent les personnalités remarquables, ou liées à la commune, comme dit Wikipédia.
Je regarde de plus en plus vers l’ouest, je m’intéresse à Saint-Ouen et à ses guerres de bandes, entre cités de drogue, des Puces à la Seine, de l’éco-quartier thuné au cimetière triste, là-bas, au bout de la commune.
Pour joindre Asnières, il faut traverser la Seine, quitter Saint-Ouen, changer de département, on entre dans le 92 – bye bye, 93, adios, 75020.
Asnières est une commune française où vivent 85 946 habitants... davantage que Béziers, Valence ou Montluçon ! (mais il n’y a pas d’aire urbaine : l’aire urbaine s’arrête aux limites de la commune, où commence une autre commune surpeuplée ; en revanche, à Valence, l’aire urbaine atteint 200 000 habitants... privilège de « capitale » locale).
Asnières se trouve au nord-ouest de Paris-centre.
Asnières est longé par la Seine, bordé à l’ouest par Courbevoie, au nord par Colombes et à l’est par Gennevilliers.
La forme de la commune est particulière : en Y, ou en T renversé.
Bécon-les-Bruyères existe vraiment et sa gare s’en trouve aux limites d’Asnières.
De même, la gare de Bois-Colombes marque l’entrée dans le territoire de Colombes, aux franges d’Asnières.
Au nord de la ville, c’est le terminus du métro. Une branche de la célèbre ligne 13 - la plus redoutée, peut-être à cause de sa lumière ? mais moi j’adore les banquettes de bout de rame, face aux fenêtres, qui permettent d’admirer la traversée de la Seine avant d’arriver à Asnières – y aboutit (ma phrase est aussi longue, cahoteuse, qu’un trajet en métro parfois).
A l’est de la ville, c’est la ZAC, et la gare RER des Grésillons – où le vent soufflait si fort, l’autre jour.
La gare de Bécon-les-Bruyères a été bombardée pendant la seconde guerre mondiale.
A côté se trouvaient les usines Hispano-Suiza.
L’usine Guerlain, aussi.
Bécon-les-Bruyères est une nouvelle d’Emmanuel Bove publiée en 1927.
La nuit tombe doucement, ici, à Paris, il est 19h22.
Nous sommes le 8 mars 2021.
Asnières, alors.
Les personnalités liées à la commune.
Si nombreuses.
Louis Vuitton vivait rue de la Comète. Sarah Bernhardt « y aurait eu » une résidence secondaire. Vincent Van Gogh y a peint « une dizaine de tableaux ». Paul Signac, peintre né dix ans après Van Gogh, y vécut, tout comme la comédienne Réjane, dans une « folie » démolie depuis. L’écrivain Henri Barbusse est né dans cette ville. Guy Lux... tenait une quincaillerie à Asnières, avant de sillonner la France pour Intervilles. Les people Bruce Toussaint (journaliste) et François-Xavier Demaison (humoriste et acteur) y sont nés. DJ Mehdi (hip-hop et électro) y est né. Mais il est mort, il y a dix ans déjà. J’avais acheté son disque – son CD – The Story of Espion, en 2002.
« Magicien des platines, mais aussi producteur audacieux, virtuose des genres musicaux », son éloge funèbre a été prononcé par Frédéric Mitterrand.
Je remonte le temps à Asnières.
J’oublie la mort de DJ Mehdi, la naissance des people, et je m’approche de la guerre, des bombardements alliés ou allemands. La Seine, alors, était bordée d’usines. La Seine-et-Oise avait ses nombreux viaducs, et ses emprises industrielles où l’on fabriquait produits chimiques, automobiles et machines-outils. Sur les décombres de la ZAC, sous les pavés de la rue Olympe-de-Gouges, c’est cette mémoire là, ouvrière, de la petite couronne.
Il faudrait que je fasse des recherches.
Mais je ne fais que traverser.
L’autre jour, des boulistes s’amusaient, square Joffre. Masqués, malgré le grand air.
Remontant la rue Pierre-Brossolette, à la suite de ma comédienne, je me demandais qui étaient Pierre Brossolette, Pierre Semard, Victor Basch et tous ces hommes du 19e siècle (ou du 20e débutant), si importants, à qui l’on dédia ces rues de banlieue.
C’était tout simplement des Résistants.
Asnières compte aussi un petit Versailles, le « château d’Asnières », construit au 18e siècle pour le marquis d’Argenson.
Je ne l’ai pas encore vu, je reste à Paris, j’attends mon heure.