Journal tenu sur le banc d’un cimetière | Samy Langeraert, 1/3

4 septembre
Parfois, le simple fait d’être assis sur ce banc me paralyse. Mais ce matin il n’en va pas ainsi. Aujourd’hui les nuages ne traînent pas en longueur, ils sont précis et brefs. Les allées sont bordées de petites guêpes qui ne bougent plus et que les colonnes de fourmis contournent. Les écureuils ne détalent pas àmon approche. Pratiquement tous les autres bancs sont occupés par de jeunes mères très belles qui lisent ou qui somnolent, une main posée sur la poussette àcôté d’elles. Un jardinier ratisse, un autre arrose. J’ai reposé mon livre. N’est-il pas vrai qu’on commence àécrire entre les lignes des livres qu’on lit ? Et que l’espace entre les lignes devrait toujours être suffisamment grand pour qu’un lecteur puisse s’y installer àson aise, et àson tour tracer ses propres lignes ? À intervalles parfaitement réguliers, les mères se lèvent et promènent leur progéniture tout autour du cimetière. Elles le font en chantant très bas, ou en silence, en regardant les écureuils qui les regardent. Certaines connaissent si bien le dessin des allées qu’elles peuvent les parcourir les yeux fermés, en somnolant. J’ai même vu l’autre fois une mère qui promenait son enfant les yeux fermés tout en chantant. Les écureuils ne la regardaient pas. N’est-il pas vrai que l’écriture consiste àfaire des boucles ? Tout ce qu’il faudrait décrire encore, pour être honnête ! Les graffitis sur les murs du cimetière, les cris d’enfants en provenance de l’école voisine, les trams et les hélicoptères là-haut, là-bas, et toutes les feuilles déjàtombées, toutes les stèles de travers… Mais loin de moi l’idée d’épuiser le cimetière. De toute façon, il s’y passe trop, ou trop peu de choses, selon le point de vue qu’on adopte. Je préfère me positionner quelque part entre ces deux pôles et tenter autre chose. Quelque part entre le trop et le trop peu, tenir cette espèce de journal.

6 septembre
Boucles des écureuils, des fourmis, des jeunes mères. Et puis, par ordre d’apparition : les merles, les jardiniers, les touristes égarés et les parents ou les amis des morts, un pic-vert qui martèle tranquillement sa branche. Des tournesols grands comme des êtres humains adultes. Et aussi de petits oiseaux gris au bec très fin que je n’ai jamais vus ailleurs. Hier, G. disait qu’elle s’attardait parfois au laboratoire où elle travaille pour regarder ses cultures de cellules au microscope sans raison bien précise, peut-être simplement parce qu’elle les trouvait belles. Elle fait même parfois varier l’éclairage pour admirer les changements de teinte et les reflets sur le plateau.

9 septembre
Et les pères, dans tout ça ? Les jeunes pères ont leur jour àeux. Ils sont au moins aussi beaux que leurs compagnes, mais se distinguent de ces dernières par leur comportement. Plutôt que de somnoler, les jeunes pères manipulent leur téléphone. Et ils ne s’assoient pas longtemps. Ils marchent sur les allées, plus vite que les jeunes mères. Les jeunes pères ne chantent pas. Ils ne portent aucune attention aux guêpes et aux fourmis, aux écureuils, aux tombes, aux arbres qui les entourent.

12 septembre
Ce matin, toutes les guêpes ne sont pas mortes. J’en vois qui volent très bas en faisant presque du sur-place, si bas en fait que la terre grise, poudreuse, remue un peu àleur passage.

13 septembre
Le nom des arbres, il faut le connaître àl’avance, mais les morts ont leur nom gravé sur de grosses pierres taillées qui se dressent àla verticale. Pas tous les morts. Sur la tombe d’Emilio, nulle pierre. Des fleurs, des jouets et des moulins àvent aux volants de toutes les couleurs. Le prénom « Â Emilio  » écrit avec de petits morceaux de bois posés àmême la terre.

15 septembre
Chez les Bété, quand on enterre un mort, on ne doit pas prononcer le nom de qui que ce soit mais user au besoin d’une périphrase. On ne regarde pas dans les miroirs, car on y verrait le double du mort, son zuzuko, àla recherche de la personne qui l’a tué. Chacun demande au mort de l’oublier. Puis on part en courant pour éviter d’être attrapé par le zuzuko du cadavre qui rôde près de la tombe. [1]

17 septembre
Ce matin, je ne suis pas assis sur un banc du cimetière. Il pleut depuis des heures, une petite pluie àpeine visible contre le gris-blanc du ciel et le vert-brun des arbres. Une pluie discrète, mais persistante, qui grésille sur le seuil de l’audition. Qui voudrait s’installer sur les bancs du cimetière, mouillés comme ils le sont ? Qui voudrait se tremper froidement les fesses au milieu des morts, et recevoir en plus sur la figure les gouttes tombées des arbres ? Chacun sait qu’en passant de feuille en feuille, les gouttes de pluie ont tendance àse joindre les unes aux autres et qu’au moment de glisser des feuilles les plus basses, de se lancer dans le vide une dernière fois, elles sont nettement plus grosses que lorsqu’elles ont atterri sur la cime. C’est pourquoi elles tombent alors bien plus vite et frappent avec plus de violence la figure du poète qui voulait s’abriter sous les branchages. Elles s’écrasent sur son nez, son front et ses pommettes et on dirait qu’il pleure, alors qu’il attend simplement que la pluie cesse.

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Né en 1985, Samy Langeraert vit et travaille entre Paris et Berlin. Il a étudié l’histoire et la philosophie àla Sorbonne, les arts plastiques aux Beaux-Arts de Cergy et la création littéraire àl’université Paris 8 Saint-Denis. Il tient depuis une dizaine d’années un blog àmi-chemin entre journal de lectures, scrapbook et album de photos. Son premier livre, Mon temps libre, est paru en 2019 aux éditions Verdier.

16 février 2020
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[1Denise Paulme, Les Bété. Une société de Côte-d’Ivoire