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Jurko Prochasko est un intellectuel ukrainien, psychanalyste et traducteur de l’allemand (aussi bien des œuvres de Freud ou Kafka que d’auteurs contemporains tels que Katja Petrowskaja ou Ingo Schulze). Engagé dans la révolution orange, profondément européen, il fait partie des voix ukrainiennes actuellement les plus sollicitées en Autriche et en Allemagne. Ce texte constituant la troisième et dernière partie d’une série de trois – a été écrit àLviv le 20 mai 2022.


La question n’est pas de savoir s’il y a encore une vie culturelle àLviv mais s’il y a des capacités d’attention suffisantes pour accueillir les nombreux événements et phénomènes culturels qui se déroulent ici. Et qui sont tant par leur quantité et que par leur qualité d’un niveau impressionnant. La créativité est sans limites, on improvise partout, et avec une grande exigence. Il ne faut pas oublier que c’est actuellement àLviv que se concentrent les meilleurs talents du pays, de quelque côté qu’on tourne ses regards : arts plastiques, théâtre, architecture, photographie, journalisme, cinéma, science… Cela donne des rencontres et des constellations uniques, des coproductions aux réalisations grandioses. Du point de vue institutionnel les théâtres, les musées et les bibliothèques ne sont restés fermés que jusqu’au 1er avril, depuis ils ont tous rouvert. Les musées ne peuvent évidemment pas proposer de grandes expositions nouvelles, c’est pourquoi il y en a d’innombrables petites dans des galeries privées ou dans des espaces non conventionnels, sans parler des expositions de rue. La Philarmonie propose, comme d’habitude, des concerts dont la fréquentation ne se dément pas et qui sont retransmis gratuitement en direct, en streaming, le bénéfice des entrées étant reversé àl’armée. Le traditionnel festival de musique classique de printemps, un rendez-vous important, n’a pas été annulé. Pareil pour l’opéra. Il n’y a naturellement plus de nouveaux films mais on organise des festivals de cinéma en permanence, on montre des revues cinéphiles, on fait des rétrospectives, on donne des conférences.
Les plus affectés par la guerre, ce sont le livre et l’édition : il n’y a presque plus de nouveautés qui soient éditées ou imprimées, les librairies ne peuvent vendre que leur stock et le marché numérique prospère.
Quant aux textes, àla poésie qui naît en ce moment, leur urgence et leur force sont sans équivalent.

Il a fallu que je décide de prendre le temps de lire autrement - étant donné les innombrables tâches, anciennes et nouvelles, et les devoirs qui m’incombent, je n’aurais autrement jamais le temps de lire. Mais cette décision a été prise en toute conscience dès le premier matin de la guerre : je ne laisserai pas la guerre me priver de toute normalité, de ma routine, de toute continuité. Le fait de lire tous les jours en fait fondamentalement partie, je ne parle évidemment pas de la lecture des informations, articles, essais et autres contributions actuelles àla guerre qui existent en grande quantité. Je parle de la vraie littérature. Le hasard veut que la plupart des livres que je lis depuis le début de la guerre et que je continue de lire proviennent de notre cave. Pas d’angoisse, c’est une très bonne cave, qui est sèche et où j’ai rangé une grande partie de mon énorme bibliothèque qui ne trouve plus place dans l’appartement. Les livres sont très bien conservés. Je les ai redécouverts pendant la première alerte aérienne, quand il a fallu y descendre. J’ai commencé par la poésie d’Erich Kästner, continué avec une histoire de la littérature du Moyen-Âge et de la Renaissance qui fait référence. Puis j’ai remonté deux de mes ouvrages préférés : le splendide Journal de guerre de l’auteur polonais Andrzej Bobkowski, qu’il a tenu pendant la Seconde Guerre mondiale, Szkice piórkiem, dans la traduction ukrainienne de mon ami Oles Herasym (àrecommander vraiment !) ; et un roman que je voulais relire depuis longtemps : Le Voyageur et le Clair de lune de l’incroyable auteur hongrois qu’est Antal Szerb.
Comme je voyage beaucoup dans la région, en Galicie orientale, dans le train je lis des choses d’un niveau assez exigeant, non tant pour faire diversion ou m’absorber dans la lecture que pour ne pas perdre l’habitude de la réflexion et de la concentration. Il s’agit de l’Interprétation des cultures de Clifford Geertz et d’une petite introduction àLacan, ancienne et merveilleuse, de Samuel M. Weber sous le titre Rückkehr zu Freud. Jacques Lacans Ent-stellung der Psychoanalyse, Retour àFreud, La dé-formation de la psychanalyse par Jacques Lacan. Et puis un autre bon livre qui est aussi ancien. Kritik und Krise de Reinhard Koselleck.
Tout aussi important pour moi sinon davantage, ces dernières semaines et mois, est le travail de traduction littéraire dont j’ai déjàparlé. J’essaie de m’y mettre tous les jours, même si je ne peux y consacrer que peu de temps. Comme j’en ai l’habitude depuis toujours, je travaille sur deux textes àla fois, qui sont très différents et n’ont àpremière vue aucun rapport avec la guerre actuelle – ce sont deux de mes vieux rêves : l’Hyperion de Hölderlin et l’Enfance berlinoise vers 1900 de Walter Benjamin.
Traduire en temps de guerre a infiniment de sens pour moi : ce n’est ni du refoulement ni du déni, ce n’est pas non plus un moyen d’évasion. C’est un exercice routinier, c’est maintenir les continuités, c’est comme prendre soin d’un jardin, ce qui, même en temps de guerre, est loin de devoir être négligé, tant que cela est possible, bien sà»r. C’est un travail de culture, un travail sur la culture, même si je ne crois pas que la culture puisse empêcher ou éviter les guerres, ni même en adoucir la brutalité.
J’écoute de la musique aussi, même si c’est peu souvent et pas très longtemps, de la musique classique uniquement, mais je ressens souvent une certaine honte àla pensée que je m’offre du bon temps pendant que d’autres combattent, les armes àla main, combattent aussi pour moi et meurent, pendant que d’autres souffrent tellement. Cependant je suis toujours branché sur BR-Klassik, la radio classique bavaroise.
Ce qui me manque le plus, ce ne sont pas des choses matérielles - nous en disposons (pour l’instant) en quantité suffisante - mais des choses idéales : la tranquillité, la confiance, la sécurité, la possibilité de faire des projets àlong terme, et avant tout bien sà»r la paix.

4 juillet 2022
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