L’effet Moulinsart en arts et en sciences.

A propos de l’exposition des frères Smolders au Centre Wallonie-Bruxelles (Paris)

Devant « Beaubourg », au Centre Wallonie-Bruxelles se tient une étrange exposition consacrée aux deux frères Olivier et Quentin Smolders, l’un cinéaste limite underground (quoique professeur de cinéma à l’INSAS), l’autre, artiste plasticien, peintre, graveur, sculpteur. Le principe de l’exposition est de mettre en regard les œuvres cinématographiques, plutôt macabres et chirurgicales du frère cinéaste, et l’œuvre foisonnante et lumineuse du plasticien. Mais évidemment, une exposition n’est jamais aussi réussie que lorsqu’elle échappe à toute épure et devient, en elle-même, une sorte d’œuvre d’art-méta dans laquelle le visiteur est immergé.

Mais qu’est donc donné à voir ou à ressentir dans cette immersion, lorsqu’on passe de scènes de dissection ou d’anthropophagie, à des autoportraits multicolores, des vitrines d’animaux crypto-zoologiques, ou des vignettes de monde à l’envers ? Le ressenti, c’est l’effet Moulinsart.

Dans l’œuvre également double, d’Hergé, le Trésor de Rackham le Rouge puis le Secret de la Licorne, Tintin part à l’autre bout du monde à la recherche d’un trésor. Il sillonne les mers et échoue après mille aventures à retrouver le fameux trésor, qui se trouve en réalité à portée de main, simplement caché dans la cave du Château de Moulinsart : point n’était besoin de parcourir le monde pour le retrouver. Cette histoire se résume à une métaphore : on peut épuiser tous les chemins ou les mers du monde à chercher la réponse à un mystère, en réalité, la clé en est juste là. Cette situation se rencontre dans tous les domaines qui interrogent le mystère, de l’être, de la connaissance, de l’art. Récemment Etienne Klein faisait observer qu’on se focalise beaucoup sur la question de l’origine du temps et de l’univers, alors qu’en réalité, la simple question de la perpétuation de l’univers, et de l’ajout constant de nouveaux instants, est une question aussi profonde et mystérieuse ; le mystère de l’origine de l’univers qui nous paraît infiniment lointain, n’est pas plus grand que le mystère du passage de chaque instant, lequel est sous nos yeux.

De même en biologie, de très grands efforts sont consentis pour explorer les archives paléontologiques à la recherche de l’origine de la vie, des animaux organisés, et au final de l’homme, alors qu’en réalité, dans chaque ventre de femme enceinte se perpétue un mystère total, qu’il suffirait de comprendre pour résoudre le problème dans toute sa profondeur historique, et d’ailleurs, des travaux récents couplant la biologie et la physique vont dans ce sens en montrant que les formes des animaux et des plantes se ramènent à des principes premiers, instanciés dans chaque être vivant, dans leur généralité.

Les artistes suivent d’autres voies, d’autres grilles d’analyses qu’un critique d’art pourrait déchiffrer au détour de l’exposition, par exemple, on pourrait interroger la question de la chirurgie et de la dissection, dans l’œuvre d’Olivier Smolders : il paraît évident que c’est un outil pour disséquer le cinéma lui-même, dresser l’anatomie de l’image, le métabolisme du mouvement.

Mais en tant que scientifique je vois dans l’exposition « Démons et merveilles -Critique de la raison pure » l’aporie de la coïncidence : on a fait se rapprocher, coïncider, des œuvres, le temps d’une exposition, qui n’est justement pas une coïncidence.

Cette exposition se décline d’abord en oppositions classiques : le noir contre le blanc, le creux contre la bosse, le négatif contre le positif, l’animé contre l’inanimé, le mouvement contre la fixation, la couleur contre le Noir-et-Blanc non pas la couleur s’opposant au Noir-et-Blanc, mais la couleur comme opposition à l’opposition, le Noir-et-Blanc étant déjà la figure d’une opposition. Evidemment, cette mise en scène de l’opposition est couronnée par l’opposition frère aîné/frère cadet subtilement cachée dans la scénographie de l’exposition.

On entendra ou verra dans ces oppositions, que, en réalité, le creux n’existe que par la bosse, le noir n’existe que par le blanc, l’animé par l’inanimé et évidemment, le mal par le bien. En réalité, dans l’univers qui est le nôtre, on ne peut pas les écarter, enfoncer de coin entre les deux, il est impossible de graver un trait noir, sans enlever la matière du trait blanc, de même qu’on ne peut pas, en physique, séparer des quarks, sans faire apparaître une nouvelle paire de quarks entre eux. Ainsi le mal et le bien sont à la fois très éloignés, et tout ensemble au même endroit. De même que chaque mètre cube de l’espace-temps présent autour de nous est un mystère aussi grand que l’univers dans son entier, dans lequel nous nous déplaçons pourtant avec une saisissante aisance, de même l’art convoque dans le même geste le bien et le mal, le laid et le beau, l’affirmatif et l’interrogatif, la peur et le rire (en particulier dans l’horreur ou le sépulcral) dans leur entièreté, simultanément, au même point de contact qui n’a pour ainsi dire aucune extension ; l’exposition est là pour que nos yeux s’ouvrent à ce phénomène.

Une visiteuse me faisait observer que l’œuvre de Quentin Smolders, le peintre, est plus lumineuse et gaie que celle de son frère Olivier, œuvre cinématographique plus sombre et dérangeante, les deux frères se répondant comme des enfants, par-dessus le point de bascule, aux deux pôles d’une balançoire.

C’est oublier que dans les films d’Olivier Smolders, c’est Quentin Smolders qui réalise les monstres, les cicatrices, les membres amputés en cire et autres éviscérations hyperréalistes, c’est-à-dire trompeuses (En ces temps de scandale Pavlenski-Branco, on appréciera la lucidité d’Olivier Smolders dans une des projections visibles dans l’exposition : « L’image n’est jamais du côté de la vérité »).

En réalité, dans le monde de l’art, comme en sciences, et comme pour le trésor de Rackham le Rouge : il n’y a pas de distance. Tout est infiniment là. La réunion des œuvres des deux frères, dans une exposition qui est en elle-même une œuvre, matérialise la figure de l’unité et de l’immédiatement-là des contraires, qui ne peuvent exister l’un sans l’autre

Dans la chanson bien connue Gracias a la vida, Violeta Parra remercie la vie pour tout ce qu’elle lui a apporté. Dans cette chanson, la chanteuse déclame tout ce grâce à quoi elle « distingue le noir du blanc » et « le bien, si éloigné du mal », (lo bueno tan lejos del malo). En réalité, ni le mal ni le bien ne sont à chercher ou trouver séparément, rien ne peut les éloigner, ils sont présents ensemble, juste-là, partout. Et la chanson de Violeta Parra se comprend mieux en sachant que c’est la dernière qu’elle ait écrite avant de se suicider.

L’exposition Olivier et Quentin Smolders est à voir jusqu’au 1er mars au Centre Wallonie Bruxelles 127-129 rue Saint-Martin, en face du centre Georges Pompidou.

24 février 2020
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