L’Ukrainienne

Roman de Josef Winkler


Dans sa préface à l’édition française, Josef Winkler revient sur la genèse de son livre. En 1981, ayant grand besoin de calme pour finir son troisième roman, Langue maternelle (qui paraîtra l’année suivante), il décide de quitter Vienne et loue une chambre dans une ferme, à Mooswald, village de montagne en Carinthie. Il y arrive avec son manuscrit et sa machine à écrire Olivetti. Dans la journée, il travaille à l’élaboration de son texte et il ne descend que pour la collation du soir. S’ouvrent alors des moments particuliers durant lesquels il commence à échanger avec sa logeuse. Celle-ci, Valentina Steiner, lui parle de son passé, de sa vie rude, semée d’embûches, et lui apprend qu’elle a, elle aussi, il y a longtemps, occupée la chambre où il s’est installé. C’était en 1943. Elle avait alors quinze ans. Originaire d’Ukraine et déportée en Autriche par les allemands, dans le cadre du travail obligatoire, c’est dans cette exploitation agricole, qu’elle n’a jamais quittée, qu’elle fut placée. Sa sœur, qui connut le même sort, fut recrutée dans une autre ferme avant de quitter le pays après la guerre. Quand à sa mère, elle resta en Ukraine et elle ne la revit jamais.

Celle qui se confie à Josef Winkler a épousé l’un des fils de la ferme Steiner, où elle arriva, exténuée et malade, après un long périple à bord d’un wagon à bestiaux.

« Soir après soir, je l’écoutais. Elle attirait souvent mon attention sur le fait qu’elle m’avait logée dans cette même chambre où elle l’avait été elle aussi après avoir été transportée de force en Carinthie et où des années durant elle avait dû dormir près d’une servante. »

C’est l’histoire de cette femme, qu’il rebaptise Nietotchka Vassilievna Iliachenko, et de sa famille ukrainienne que raconte Josef Winkler. Son livre est construit en deux parties. Dans la première, il revient sur l’année qu’il passa à Mooswald et sur le destin de celle dont l’arrachement aux siens ne fut pas la seule des épreuves douloureuses qu’elle eut à traverser. Auparavant, il y avait eu, dans les années 30, la famine organisée par le pouvoir soviétique, la confiscation de toutes les terres et la création des kolkhozes. Ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas y travailler risquaient la mort ou la déportation. Ce fut le cas de son père, amputé d’une jambe pendant la première guerre mondiale, qui quitta le village pour sauver sa peau après avoir été dépouillé de tous ses biens (maison, terre, bêtes et outils) et qui ne donna jamais plus de nouvelles.

« Il fut constamment menacé par les chefs du kolkhoze de Doubynka, ces gros bonnets comme Nietotchka les appelait, et il dut finalement prendre la fuite pour ne pas être pendu, abattu ou envoyé en Sibérie séance tenante. »

La seconde partie, bien plus longue, est la retranscription des propos de Nietotchka, qu’il enregistra au magnétophone et qui lui raconta en détail son parcours, depuis sa naissance en 1928, sans rien éluder, avec une grande liberté de paroles, des redites pour préciser, des interruptions, des sauts chronologiques et de soudaines remémorations qui la font circuler en méandres dans ses souvenirs. Si Josef Winkler se met en retrait, c’est néanmoins lui qui tient la plume et qui donne de l’allant et de l’énergie à ce récit autobiographique saisissant d’humanité et de réalisme. Celle qui parle n’a rien oublié de sa vie en Ukraine. Des souffrances physiques et morales, de la faim qui la tenaillait, de sa détermination à aller mendier dans les villages voisins (où on ne la connaissait pas) pour apporter du pain à sa mère malade, des épidémies qui se propageaient, des kolkhoziens qui menaient la vie dure aux villageois, des nombreux morts et de l’arrivée des allemands qui, vus un moment par certains comme des libérateurs, capturèrent ensuite un membre de chaque famille pour le travail obligatoire.

« En janvier 1943, à Doubynka, on a appris qu’une personne de chaque maison allait devoir partir s’installer en Allemagne pour travailler. Une personne doit aller en Nimetchyna, c’est comme ça qu’on disait pour l’Allemagne, partir, pour ainsi dire s’enrôler. C’était injuste mais dans notre famille, ce sont deux personnes qui ont dû partir, Lidia et moi ».

Suivent le voyage à travers plusieurs pays d’Europe de l’Est dans les wagons à bestiaux et l’arrivée en Carinthie. Où elle s’adapte, travaillant aux champs et s’occupant des bêtes le soir. Avec, là encore, la mort aux aguets. En particulier, celle de sa future belle-mère, qui la considérait comme membre à part entière de la famille. Au fil de son récit, extrêmement vivant, revient régulièrement la figure de sa mère, Hapka Davidovna Iliachenko, restée seule en Ukraine. En fin d’ouvrage, Josef Winkler donne à lire les lettres qu’elle adressa à ses filles. Elles vont de 1957 à 1974 et disent sa solitude, son espoir de les revoir, sa déception de ne pas recevoir de leurs nouvelles aussi souvent qu’elle le souhaiterait. La dernière lettre, écrite en juillet 1974 par des voisins, annonce aux deux sœurs la mort de leur mère.

« Elle a été enterrée au cimetière du village (….) avec tous les honneurs revenant aux défunts. Son plus grand souhait était de vous voir, vous et Lida, ce rêve la faisait vivre. »

L’Ukrainienne se place au-delà du témoignage. Histoire personnelle et grande histoire s’entremêlent, dans des territoires que Josef Winkler connaît bien. Le village de Mooswald surplombe en effet la vallée où se trouve la ferme de ses parents, dont il a retracé la vie dans quelques uns de ses précédents romans ( notamment Requiem pour un père, Verdier, 2013 et Mère et le crayon, Verdier, 2015). Une vie rude, rivée au travail de la terre, corsetée par le poids de la religion, qui rend les êtres taciturnes et rugueux envers les autres, ce qui n’est pas le cas de Mme Steiner. Qui se confie pour que son histoire soit sauvegardée.


Josef Winkler, L’Ukrainienne, traduit de l’allemand (Autriche) pat Bernard Banoun, éditions Verdier

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Jacques Josse

20 février 2022
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