Le plaisir de la fantaisie

Les semaines se suivent, engluées dans l’hiver et les épreuves de l’épidémie. Au lycée, après les vacances de Noël, les visages sont gris et las. J’ai retrouvé les élèves du CAP Coiffure la semaine dernière, après les vacances et après qu’ils ont passé trois semaines en stage dans divers salons de coiffure. Je leur demande comment s’est passé ce stage : plutôt bien pour la plupart d’entre eux, qui étaient ravis d’être au contact des clients, de réaliser des coupes et de se retrouver dans l’ambiance du salon de coiffure : ils y entrevoient leur avenir professionnel à court terme. Certains remarquent, avec un petit sourire moqueur, que les personnes âgées sont bavardes mais donnent de jolis pourboires. Les patrons quant à eux ne sont pas toujours agréables. Pour une élève, le stage s’est particulièrement mal passé parce que, dit-elle, sa patronne ne l’a pas autorisée à coiffer les clients et ne lui a donné à faire que des tâches subalternes, comme le nettoyage des sols et le rangement de quelques ustensiles. Cependant pour la plupart, y compris ceux qui doutaient encore, le stage a plutôt confirmé leur envie de continuer dans cette voie.

Nous nous approchons de la fin de ma résidence parmi ces jeunes élèves. La fin d’une belle expérience, qui se resserre désormais sur les enjeux de leur diplôme de fin d’année et laisse moins de place à l’improvisation : je dois progressivement les amener à écrire un texte à propos de leur "chef-d’œuvre". La tâche n’est pas aisée car beaucoup d’entre eux cherchent encore leur sujet, ne parvenant pas, parmi tous les thèmes que j’ai abordés avec eux depuis deux ans et en vue de présenter un travail pratique, à tirer un fil qui puisse leur convenir. Alors, certains hésitent : vont-ils parler du cheveu africain dans leur chef-d’œuvre ? De la blondeur ? D’un style de coiffure lié aux années soixante ?

Anastasia est la plus mutique. Depuis deux ans, c’est elle qui a lutté avec le plus de constance contre tous mes efforts (et les efforts de Souad et Emilie, ses professeures) pour l’intéresser à l’un des sujets que j’ai abordés avec eux. Sa résistance est totale ; un vrai mur : la plupart du temps, elle enfonce sa tête entre ses bras et fait mine de piquer un somme, dont elle n’émerge qu’au moment où sonne la fin des deux heures de cours. Quand elle ne privilégie pas cet état sommeilleux, elle se retranche derrière ses longs cheveux et tripote inlassablement ses affaires, de ses longs doigts aux ongles peints. Assises à ses côtés, ses copines caressent sa tête comme celle d’un enfant, entortillent leurs doigts autour de ses mèches ou répondent aux commentaires qu’elle émet à voix basse. Anastasia est très soucieuse de garder son emprise sur ses deux amies : elle s’inquiète lorsque celles-ci finissent par participer au cours, irrésistiblement attirées par une phrase que j’ai pu prononcer ou une image que je projette au tableau et qui suscite soudain leur intérêt. Si ses voisines se mettent à écrire ou à échanger avec moi, Anastasia semble perdue, paniquée. Il lui faut s’assurer de reprendre le contrôle et de les entraîner à nouveau, avec elle, vers la torpeur et le refus. Pourtant, elle a effectué son stage elle aussi. Dans un salon de coiffure du seizième arrondissement (quand tous les autres ont travaillé à Argenteuil ou dans les banlieues environnantes). Mais elle n’en dira pas plus : elle m’oppose son front maussade quand je l’interroge : « J’ai rien à en dire, c’était le stage, voilà. »

Atem déborde d’idées pour son chef-d’œuvre mais finalement, se noie dans des pistes qui ne mènent nulle part. Il est pourtant très attendu par ses copains, Hassan et Shehan, qui le considèrent comme un élève moteur et comptent bien s’arrimer à son travail pour obtenir leur diplôme. Au départ, Atem voulait, pour son chef-d’œuvre, organiser un concours sur le thème des coiffures des années soixante, auquel tous les élèves de la classe ainsi que ceux de la classe d’esthétique, auraient pu participer. Il a ensuite changé d’avis pour s’intéresser plutôt aux coiffures des années vingt. J’ai rebondi sur cette idée en lui montrant des photos de Rudolph Valentino et en expliquant aux élèves la trajectoire exceptionnelle de ce comédien franco-italo-américain, pur produit de l’immigration à Ellis Island au début du XXe siècle, et dernier feu du cinéma muet. Peine perdue ; la semaine suivante, Atem a encore changé d’avis et souhaite désormais inventer la biographie d’un poilu de 14-18 qui deviendrait coiffeur au sortir de la guerre. Pourquoi pas, mais il faut aboutir à un texte et à la présentation d’une coiffure exécutée sur la tête d’un mannequin... Ses copains regardent Atem, attendent qu’il écrive quelque chose, acquiescent à tout ce qu’il dit devant moi, dans l’espoir de pouvoir apposer leur nom à côté du sien et d’en tirer quelques points...

Pour les autres, cahin-caha, le projet avance ; qu’il s’agisse de Marilyn Monroe ou de Brigitte Bardot, qui ont suscité des défilés frénétiques de centaines de photos sur les téléphones portables des élèves, de la poétesse médiévale japonaise Sei Shonagon qui continue d’enflammer l’imagination d’une élève, des cheveux afro (avec un net intérêt pour Diana Ross, comme une réponse noire et glamour à la blondeur des Bardot et Monroe), ou des boudins de cheveux qui permettent de dépolluer les mers. La personnalité et les obsessions des élèves se lisent aisément à travers leurs choix. Outre le texte qu’ils devront écrire avec mon aide, ils auront, en mai prochain, à présenter devant un jury et sur une "tête à coiffer’, une coiffure qu’ils auront exécutée en lien avec leur sujet. Cela suscite quelques débats techniques avec les professeurs : pour Kendra et Gloria notamment, qui veulent présenter respectivement une coupe de cheveu afro inspirée des photos d’Hélène Jayet, et une coiffure tirée des nombreux modèles offerts par Diana Ross et les Suprêmes, période Detroit et la Motown. Emilie, la prof de coiffure, la coupe dans leurs rêves : « On n’a pas de tête à coiffer avec des cheveux afro. » Elles baissent la tête, déçues.

Je propose : « Peut-être que le lycée peut en commander une ou deux ? Ou alors, elles peuvent travailler sur de vrais cheveux, si elles ont une copine qui accepte de se prêter à l’exercice le jour de l’examen ? »

Kendra et Gloria relèvent la tête, pleines d’espoir, mais de nouveau c’est la douche froide. Emilie argumente sur le fait qu’acheter les têtes à coiffer afro serait une démarche longue et compliquée, tandis que les conditions liées à l’épreuve finale de mai et au Covid excluent la démonstration sur une copine en chair et en os.

« Vous pourriez prendre une tête à coiffer aux cheveux raides et friser les cheveux pour obtenir une coiffure afro », suggère la professeure. Oui mais dans ce cas, cela revient à travailler sur des cheveux raides, et non afro par nature...

Le débat n’est pas tranché, je verrai ce qui aura été décidé en mai prochain, lors de la présentation à l’examen final. Je me concentre aujourd’hui sur le texte qu’ils doivent écrire.

D’abord paniqués à l’idée d’écrire sur le thème qu’ils ont choisi, je réussis à rassurer les élèves et à les faire avancer, pas à pas, dans un cadre très pré-défini par Souad, à leur intention. Je leur explique inlassablement : « Dans un premier paragraphe, revenez sur les deux ans que nous avons passés ensemble, citez quelques exemples de sujets qu’on a abordés, racontez ce que cela a évoqué pour vous : intérêt ? désintérêt ? étonnement ? questionnement ? Dans un second paragraphe, expliquez quel sujet vous souhaitez traiter pour votre chef-d’œuvre, pourquoi ce sujet parmi tous les thèmes qu’on a abordés, qu’est-ce qui vous plait dans ce sujet... »

Les élèves écrivent, avec leurs mots souvent hésitants, souvent phonétiques quand ils ne maîtrisent pas encore assez le français. Je reformule avec eux, je corrige, je questionne... Ils peinent à creuser leurs idées, à revenir sur eux-mêmes et à réfléchir sur leurs choix, leurs aspirations. Néanmoins, ils parviennent à coucher quelques phrases et à mesure que je les encourage, ils prennent confiance. Leurs visages s’épanouissent quand je les félicite à la fin de la séance : « Bravo, vous avez écrit sur la genèse de votre projet et sa présentation, vous avez réussi à trouver un titre à votre projet et à en expliquer les grandes lignes. »

Quelques élèves sont encore à la traîne, mais ils ont presque tous écrit quelque chose. Même Anastasia, qui me donne sa feuille griffonnée à la hâte et se sauve littéralement vers la fenêtre située à l’opposé de la salle, quand je lui murmure quelques mots de félicitations.

Il ne me reste plus qu’une séance avec eux, la semaine prochaine. Leurs écrits peuvent paraître dérisoires, mais je sais, et leurs professeures également, qu’ils ne seraient jamais parvenus à réfléchir et rédiger ces quelques paragraphes sur des sujets aussi "abstraits" que la blondeur, la poésie japonaise, l’esthétique noire, etc., sans les deux ans que nous avons passés à découvrir ensemble des mots, des images, des artistes, à défricher des thèmes, à discuter et surtout, à les inciter à s’accorder le plaisir de la fantaisie et de l’imagination.

La semaine prochaine, nous aborderons la présentation écrite de leur démarche concrète : comment vont-ils s’y prendre pour illustrer, à travers une coiffure, le thème qu’ils auront choisi. Ce sera sous la forme d’un journal qu’ils devront continuer à rédiger lorsque je ne serai plus là. J’aurais aimé pour cette dernière séance, préparer une petite fête avec biscuits et sodas. Mais l’épidémie et les incohérences qu’elle provoque nous engluent toujours...

27 janvier 2021
T T+