Le prologue
Le texte est écrit par Nicole Caligaris et amendé par Benoît Vincent ; sont barrés les passages jugés inutiles par les deux auteurs.
Vous m’aviez demandé de vous prévenir, voici : nous avons reçu la caisse et délivré le bordereau de réception au lieutenant du corps expéditionnaire. L’homme est seul. Impossible de savoir ce qu’il est advenu des autres, il ne veut parler qu’à vous. Il insiste pour vous remettre en mains propres la pochette qu’il porte et qui compte, dit-il, plus que la caisse elle-même.
J’ai fait apporter la caisse dans votre bureau et interdit formellement qu’on y touchât. Pour plus de sûreté j’ai fait poser dessus des scellés frappés de votre sceau G. I. Je ne sais trop que faire du soldat. L’homme est arrivé épuisé, déshydraté, anxieux. Je ne sais pas si vous voudrez l’entendre vous-même.
[…]
Avez-vous eu mon billet ? Je n’ose passer par les voies officielles. Il s’agit de la caisse, de l’expédition dont vous guettiez le retour. Le dernier soldat est là, il attend de vous voir pour vous faire son rapport.
[…]
Nous avons retenu le soldat pour ce soir. J’ai donné ordre de lui attribuer une cellule et de lui faire porter un repas. L’homme a tenté de se soustraire, il a fallu l’amener de force. Je lui ai personnellement confisqué la pochette. Elle contient une liasse de feuillets.
J’attends vos ordres depuis quarante-huit heures, mon Général. J’ai maintenu sous verrou le soldat et sous scellés la caisse. J’ai pris sur moi de dissimuler la pochette, à l’abri des curiosités. Je ne sais s’il faut la transmettre en haut lieu ni quelle est l’urgence des informations qu’elle doit contenir. Je ne bouge pas pour le moment mais vous devez me relever au plus tôt de cette responsabilité qui dépasse de loin mon grade.
Je ne peux pas me présenter chez vous sans éveiller immédiatement la curiosité du camp au complet.
[…]
Général, je suis votre aide de camp, c’est moi qui vous ai conduit, dans les pires conditions, sur les traces du diable, dans toutes les ornières de cette campagne qui est un désastre par temps serein, un gouffre quand il fait noir, un enfer quand les explosifs ont parlé. C’est moi toujours qui vous ai ramené, qui vous ai soigné, je l’ai fait avec dévouement. Avez-vous eu à vous en plaindre ? Pouvez-vous me reprocher le moindre manquement, la moindre distraction ? N’ai-je pas toujours été aveugle à ce qu’il ne fallait pas voir, sourd à ce qu’il ne fallait pas entendre, empressé à votre service ? Voilà plusieurs jours que je suis sans ordres, plusieurs jours que les stores de votre roulotte sont baissés, plusieurs jours qu’on ne vous a pas vu au mess. Personne encore n’a remarqué la chose et je m’emploie à la masquer en m’agitant comme si l’ordre m’en venait de vous. Mais l’illusion ne durera guère. Faites-moi appeler. Ou faites-moi parvenir un mot.
[…]
Je vérifie tous les soirs la présence de la pochette. Dois-je l’ouvrir ?
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Je n’ai pas donné l’ordre de relâcher le soldat.
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J’ai interrogé le soldat tout à l’heure. Il n’est pas disposé à parler mais j’ai tout de même pu apprendre deux ou trois choses. L’escouade s’est donné un nom, et chacun se reconnaît en lui. J’ai réussi à obtenir ce nom, Général, puisque, comme dit le détenu, la mission est terminée et ce nom est désormais obsolète et ne renvoie plus à personne. Climax. Je n’ai rien su de plus. Climax est personne. Et chacun de ces hommes. Et l’ensemble de ces hommes. Et leurs missions ; et leurs rapports écrits.
[…]
Sinon à vous, Général, à qui en référer ? Le soldat devient difficile, il dit qu’il est tenu au secret, comme tous les membres de l’escouade, qu’ils ont prêté serment, un par un, à vous seul. Il veut sa liberté. Il jure de se taire toujours. Les hommes de garde commencent à se poser des questions. J’ai d’abord fait dire qu’il était malade. Puis j’ai dû compliquer la chose pour tenir les gardes à distance. J’ai fait comprendre qu’il jouait la maladie pour endormir la méfiance. Mais il va devenir impossible de le retenir davantage. C’est une question d’heures, on entendra parler, on vous demandera des comptes. Puis-je mentionner la caisse devant le haut commandement ? et la pochette ? Si elle contient des informations sensibles, je m’expose à la Cour Martiale. Mais transmettre, ce serait dévoiler l’expédition et causer à coup sûr votre perte.
[…]
J’ai tenté un second interrogatoire approfondi du soldat. Je sais que sur les dix hommes au départ initiaux, l’escouade en a perdu quatre, impossible de comprendre comment. Le soldat dit qu’ils sont partis, mais je n’ai pas pu savoir s’il entendait par là qu’ils avaient déserté ou pire… Tous n’ont pas été au bout, notre homme est seul à se présenter au rapport.
Mon Général, vous me demandez beaucoup. Votre silence me demande beaucoup. Car je ne veux pas vous nuire et j’ai déjà trop attendu. Transmettre un rapport à présent serait attirer l’attention sur son retard et risquer de finir aux arrêts avec vous. Ou à votre place ? Il sera commode de reporter sur l’officier sans étoile l’inculpation de trahison. J’attendrai, quoi qu’il arrive, votre retour au commandement. Il y aura des décisions à prendre, tâchons de gagner du temps.
[…]
Je m’étais presque résolu à venir frapper à votre porte. Mais en rentrant au camp cette nuit, j’ai vu le Chinois sortir de votre roulotte avec son petit paquetage dont je sais exactement le contenu. Le temps que les effets de ses pipes s’estompent, il faut compter des heures que je ne peux pas me permettre d’attendre. J’ai exposé à l’État-major mes soupçons sur le soldat, la nécessité de connaître sa version exacte des choses et de savoir s’il a tenté de déserter ou de trahir. Cette enquête justifie désormais sa mise aux arrêts. Il a été transféré, je ne suis plus autorisé à le voir. Il faut que j’ouvre la pochette, que je sache ce que contiennent ces feuillets avant qu’il ne livre toute l’affaire.
J’ai pris l’habitude d’occuper votre bureau à la tombée du soir, d’y allumer la lampe, d’y veiller tard face à la caisse dont je n’ai pas rompu les scellés, dans l’espoir que, rassuré par la petite lumière qui brille toutes les nuits au-dessus des tentes, le camp ignore votre absence.
[…]
J’ai commencé ma lecture, Général, je crains que les hommes n’aient pas appliqué rigoureusement la consigne. Quelle consigne, d’ailleurs ? Leur rapport ne ressemble à rien, mêle les relevés et les notes personnelles, tient plus du journal intime que d’un écrit officiel. N’importe. Il faudra suivre leurs pérégrinations et leurs errements, comprendre leur état d’esprit d’après leur étrange récit. Je porterai mes remarques dans ses marges, ainsi vous saurez comment, sans bouger de votre bureau où je me suis enfermé, j’ai pris part au voyage.