Les sportives

Ce mardi, me voici de retour au lycée Nadia-et-Fernand-Léger après la sortie effectuée la semaine passée au musée national de l’Histoire de l’Immigration. Un vent glacial balaie la dalle d’Argenteuil. Je hâte le pas. Le quartier est saupoudré de neige fondue. Le ciel est cotonneux, les rues sont grisâtres. Le béton a ces contours nets dessinés par la lumière d’hiver et le vent. Paula, la prof de coiffure, m’accueille dans la classe avec un sourire chaleureux. Silencieux et concentrés, quelques élèves découpent et collent avec application des carrés de papier où sont dessinées les différentes étapes d’un brushing ou d’une mise en pli. Ils doivent remettre les gestes techniques dans le bon ordre. Paula passe entre les rangs, pose la question qui aide, pointe du doigt une erreur, sermonne ceux qui n’ont pas révisé. Au bout de dix minutes, elle relève les copies. D’autres élèves arrivent. Ils ont l’air fatigué aujourd’hui. Les garçons se collent aux fenêtres et fixent l’extérieur sans mot dire. Les filles ont du mal à retirer leur blouson. Elles parlent de cette météo qui met le moral à zéro. J’apprends à ne pas m’arrêter à ces mines fermées, ces regards fuyants qui ne disent rien des pensées et ne permettent pas de deviner à l’avance la couleur de la séance.

Souad, la prof de français, arrive. Elle demande aux élèves des nouvelles d’une camarade qui ne s’est pas montrée depuis la rentrée. Les filles de la classe répondent en chœur :

« Elle ne veut plus venir.
– Mais elle est encore inscrite. Il me faut une lettre de démission si elle ne veut plus suivre la formation.
– Elle ne vient plus, vous voyez bien » répond Malika, toujours prête à défier gentiment l’autorité.

Souad ne se démonte pas, déroule l’implacable logique du choix qui s’offre à eux tous :

« C’est son droit, elle a seize ans. Si elle n’a plus envie de venir à l’école, très bien. »
Les filles attendent la suite :
« Mais j’ai besoin d’une lettre de démission, sinon elle continuera d’être notée absente.
– Elle s’en fiche. Ce sont ses parents qui lui ont dit d’arrêter.
– Il suffit qu’elle démissionne. Sinon elle prend la place de quelqu’un pour rien. »

A ce dernier argument, les filles se poussent du coude, acquiescent. Il est facile de les faire pencher du côté de ce qui semble juste : leur copine ne doit pas bloquer une place au détriment d’un autre élève en attente.

Je prends la suite. J’ai amené mon roman jeunesse, qui vient de sortir en librairie. Je leur rappelle que j’en avais parlé avec eux, je leur dis combien je suis contente de cette sortie. A leur demande, le livre circule de table en table. Julia le feuillette plus longuement que les autres. Je l’entends murmurer :

« J’aimerais trop pouvoir écrire une histoire comme ça. »

Je projette sur l’écran de la classe l’une des photos de la façade du musée, prise la semaine dernière. J’aimerais revenir quelques minutes sur cette sortie. Gloria émet un petit soupir entendu en revoyant la façade sculptée de l’ancien palais colonial, puis baisse les yeux. Difficile de savoir si cela lui rappelle un bon souvenir de balade ou si le bâtiment continue de la mettre mal à l’aise.

« Quelqu’un peut expliquer ce que c’est à ceux qui n’étaient pas là ? »

Quelques phrases sont murmurées à propos de la France et ses colonies, puis le silence. Je les relance :

« Vous vous souvenez que vous vous êtes arrêtés sur une œuvre de Kader Attia ? C’était un film. Vous avez même dansé sur les scènes de mariage. »

Des sourires timides apparaissent sur quelques visages. Les garçons près de la fenêtre reviennent momentanément vers nous, regardent leurs camarades, curieux. Une fille charrie Ahmed de l’autre côté, tassé sur sa chaise :

« C’est Ahmed qui a dansé. »

Le garçon rougit légèrement. Les autres rient.
Je reviens sur Kader Attia. Je leur explique qu’il est né et a vécu son enfance pas très loin d’Argenteuil, qu’il est issu d’une famille en partie native de Bab El Oued, où il est souvent retourné. Je raconte sa trajectoire : peu d’intérêt pour l’école, puis la découverte des musées grâce à un professeur de dessin. Ses premières photos, ses installations, le fait qu’il est aujourd’hui un artiste mondialement reconnu. J’explique brièvement ce qu’est le marché de l’art contemporain, les grandes foires où les œuvres de Kader Attia sont exposées. Voilà, je capte leur attention. Ce n’était pas très compliqué, Kader Attia est un artiste facile d’accès, passionnant et qui possède plus d’un point commun avec eux.

« Il a des enfants ? me demande une jeune fille.
– Je ne sais pas, on peut regarder (je clique sur sa page Wikipédia).
– Avec un nom comme ça, il a déjà douze enfants au moins - suggère sa voisine, qui se fait aussitôt reprendre par l’autre :
– C’est quoi ces clichés ? »

Sur Wikipédia, rien n’est dit de la situation familiale de Kader Attia. Je navigue sur les images proposées par le Net. J’ai prévu de leur montrer quelque œuvres : "Flying rats" d’abord, une installation qui fit les beaux jours de la biennale d’art contemporain de Lyon. Au cœur d’un périmètre grillagé, des enfants sculptés grandeur nature dans une matière faite de pain et de graines, vêtus avec réalisme, sont figés dans des postures de jeu. L’ensemble a des allures d’innocente cour de récréation, mais les enfants sont progressivement dévorés par une vingtaine de pigeons vivants.

« C’est pour montrer que seuls les enfants se soucient des animaux » avance Malika.

Je propose d’autres sens possibles : l’évanescence de l’état d’enfance, la violence de notre société vis-à-vis des enfants, ou simplement la répulsion de l’artiste pour les pigeons, terreurs de sa propre jeunesse. Ils écoutent, vaguement amusés. Je passe à une autre œuvre, "Fridges". Un paysage urbain composé de vieux frigidaires sur lesquels l’artiste a peint des dizaines de petits rectangles noirs, figurant ainsi une forêt de buildings et leurs fenêtres.

« Ça ressemble à Joliot-Curie » murmure un garçon du premier rang, regard timide.
Je n’ai pas compris. Une fille m’éclaire aussitôt : « C’est un quartier d’Argenteuil ».

La discussion s’ouvre sur la façon dont on considère ce genre de quartier, fait de barres d’immeubles : froid et repoussant pour certains, chaleureux pour d’autres. Chacun évoque son rapport à l’endroit où il vit. L’attachement domine. Je raconte ma propre expérience ; combien mon quartier d’enfance, à Créteil, me tient à cœur alors que ceux qui le visitent avec moi pour la première fois sont horrifiés par ce qu’ils voient. Je leur montre une dernière œuvre : une armée d’araignées. En fait, de simples baleines de parapluie posées sur le sol ou fixées au mur. J’explique comment la rencontre de deux idées sans lien apparent peut en faire jaillir une troisième : un frigo, des carrés noirs, et la ville surgit. Des baleines de parapluie alignées sur un parquet ciré, et c’est l’inquiétude. Ils me suivent, parlent des formes qu’ils voyaient, enfant, dans un vieux portemanteau ou dans les nuages.

J’enchaîne avec mon idée de travail pour la matinée. J’affiche à l’écran une photo des Bouffant Belles ; une équipe de jeunes Texanes qui couraient sur les stades d’athlétisme dans les années soixante. Elles brillaient non seulement par leurs performances sportives mais aussi par leur allure ultra-étudiée et notamment leurs coiffures sophistiquées. Sur le cliché, elles sont quatre. Blonde, brune, rousse, châtain. Trois agenouillées dans les starting-blocks, la quatrième debout, brandissant le pistolet du départ. Belles, très maquillées, probablement très modernes voici soixante ans. La photo surprend les élèves. Ces poupées aux cheveux peroxydés sont-elles vraiment des sportives de haut niveau ? Je confirme, explique leur démarche : être à la fois performantes et jolies. Ce qui relève d’un certain féminisme pour l’époque. Les filles du fond de la classe sourient. Les garçons font les yeux ronds. Je compare avec les footballeurs d’aujourd’hui aux coiffures hyper étudiées. Je suggère que les Bouffant Belles ont compris soixante ans avant eux comment utiliser et valoriser leur image sur les stades. Paula en profite pour donner des explications sur leur coiffure :

« Elles ont toutes les quatre les cheveux crêpés et portent des "boudins", ces postiches qui servent à faire du volume. Aucune n’a sa couleur naturelle, on le voit au brillant de leurs cheveux. Il est très rare d’avoir des cheveux aussi brillants à l’état naturel. Vous vous souvenez comment on obtient ce genre de coloration ? »

Malika s’extasie sur la qualité de l’image, en effet exceptionnelle. Les Bouffant Belles ont l’air d’avoir été photographiées hier après-midi. J’explique que cela faisait partie du soin apporté à leur image et renchéris sur la qualité des appareils photo de l’époque, loin des portables d’aujourd’hui.

« Mon portable fait de super photos, madame !
– On verra si tes photos ressemblent à ça dans cinquante ans » réplique Souad.

Je leur demande de choisir l’une des femmes sur la photo et de m’écrire son histoire. Chacun sort un stylo et une feuille de papier, l’air dubitatif. La crainte face à la feuille blanche, comme toujours.

« Madame elles m’inspirent pas, j’ai rien à dire ».
J’insiste.
« Commence par lui donner un nom et un âge, ensuite, imagine sa vie. »

Près de la fenêtre, les garçons écrivent quelques lignes, raturent, se regardent en riant. Atem se concentre. Il écrit avec application. Son front touche presque sa feuille. Comme lors de la première séance où je leur avais demandé d’écrire, Malika se ferme. Elle ne touche pas sa feuille. Me dit qu’elle n’écrira rien. Finalement, tout le monde planche sauf elle. Au bout de vingt minutes, les nez se relèvent. J’interroge.

Les premiers textes sont très courts ; un prénom, un âge, une phrase hésitante à la première personne : « Je m’appelle Blondinette, j’ai 26 ans, j’aime faire du sport. »

Je note au tableau le prénom et l’âge inventés par chaque élève, quelques caractéristiques attribuées au personnage : « Je viens de Paris », « Je viens de Brooklyn », « Je viens du Bronx ».

L’imaginaire du cinéma américain marche à fond. On invente des vies de quartier difficile à ces filles aux allures de battantes. Atem a choisi la brune. Elle s’appelle Zahira. Il lui attribue une mère américaine et un père marocain. Il en fait une championne qui se distingue particulièrement dans la course au 100 et 200 mètres et qui aime aussi le football. Fadila écrit que son héroïne aime changer de coupe de cheveux à chaque compétition. Elle évoque la solidarité entre filles du stade, donne un prénom à chacune des quatre. La famille entre en jeu, surtout les figures paternelles : les filles de la photo ont un oncle entraîneur, un grand-père ancien champion d’athlétisme, quelqu’un qui leur a servi de modèle et ouvert la voie. A mesure qu’elles entendent leurs camarades lire leur texte, certaines élèves commencent à étoffer leur histoire, esquisser une progression : premiers succès sportifs, qualifications, finale internationale...

Mary, l’élève ghanéenne, rédige la première phrase de son texte en français, puis poursuit en anglais. Son héroïne s’appelle Mary aussi. Elle habite à Montigny. Elle a les lèves roses, les yeux bleus et un petit nez pointu. Elle insiste sur son teint pâle et ses cheveux blancs à force d’être blonds. Elle conclut en disant « J’aime ma vie car je suis une sportive et j’aime courir. Ça me fait me sentir bien. »

Et soudain, Fenza, une mince jeune fille à la peau très sombre arborant une longue perruque lisse sur ses cheveux tressés, lit son texte depuis le fond de la classe. Elle a choisi de faire parler la femme du fond de la photo, celle qui tient le pistolet de départ et dont le rendu flou empêche de bien distinguer les traits :

« Mon nom est Catherine Walter. Je suis âgée de 56 ans mais toujours en forme, je pense que ça se voit sur l’image en face de vous. Je suis née à Atlanta et j’ai grandi dans un foyer où ma mère se faisait battre par mon père. C’est ce qui m’a poussée à faire de l’athlétisme dès mes 15 ans. A faire de la course ; course que je gagnais souvent. Pour pouvoir d’abord me défouler de cette haine envers mon père, mais aussi pour prouver aux hommes qu’une femme ne sert pas qu’à faire des tâches ménagères ni pour se faire battre ou être sous l’ordre d’un homme. Les femmes peuvent faire ce qu’elles veulent et vivre pleinement leur indépendance.
A l’heure où je vous parle, je suis coach de trois jeunes et belles filles : Clara, Samantha et Anne. Toutes âgées de 20 ans. Je leur apprends que la vie est un challenge. Tous les jours, je leur donne un défi. Aujourd’hui, je leur ai donné le défi de courir en restant belles et bien coiffées. »

Les élèves applaudissent. J’écris sur le tableau quelques détails glanés dans le texte de Fenza. La cloche va bientôt sonner la fin de la séance. C’est alors que Malika m’interpelle :

« Madame, donnez-moi cinq minutes. »

Elle se met à écrire frénétiquement. Tout le monde l’attend. Personne ne sortira avant de l’avoir entendue. Elle écrit dans le silence. Son stylo court sur la feuille. Voilà, ça y est, elle est prête. Nous retenons notre souffle :

« Je m’appelle Sarah, j’ai 26 ans. A cinq ans, j’ai été hospitalisée pendant un an à cause d’une grosse maladie. Pendant un an, j’ai passé mes journées devant la télévision à regarder des programmes sportifs. Dans la ville où je suis née, aucune fille ne pratiquait le sport. On disait que c’était pour les garçons. Avant d’être hospitalisée, je n’avais jamais pratiqué un sport. Donc à mes 6 ans, mes parents m’ont offert un chien qui s’appelait Rokie et avec qui j’adorais faire la course. J’ai ensuite demandé à mes parents de m’inscrire en athlétisme. J’ai intégré une équipe de garçons. J’étais mise à l’écart mais je battais tous mes camarades. J’ai donc intégré une nouvelle équipe avec deux filles, Lisa et Rania. Aujourd’hui j’ai bien grandi, et me voici une grande sportive. »

On applaudit Malika, qui fait mine de ne pas en être émue et range en hâte ses affaires. J’espère qu’ils seront aussi inspirés à la prochaine séance.

Photo des Bouffant Belles, d’après la photo originale de © Neil Barr

7 février 2020
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