Chambre d'écho
Emily Dickinson: à propos d'une promenade et d'une écoute

par Florence Trocmé

plus : liens et ressources Emily Dickinson

 

" ce monde n'est pas Conclusion – Un ordre existe au-delà – Invisible, comme la Musique – Mais réel, comme le son ".
Emily Dickinson.

Ce qui suit est une tentative d'élucidation d'une double expérience, une promenade et une écoute, qui semblaient n'avoir a priori aucun lien commun et qui se sont trouvées, familières, entrer en résonance.
La promenade : dominicale, en famille, temps gris, ambiance hivernale, arbres dépouillés, squelettiques, très peu de promeneurs. Un grand parc public mi-apprivoisé mi-sauvage, sur les coteaux de Seine.
L'écoute : une émission radio nocturne au cours de laquelle le compositeur Philippe Manoury dévoile quelque chose de la gestation d'une œuvre sur des poèmes d'Emily Dickinson.

1. Promenade
Avec un petit appareil de photo numérique dans l'idée de collecter peut-être quelques arbres pour un projet éponyme. Inducteur, cet appareil, d' un état de réceptivité, de conductivité, comme si l'objectif devenait nouvel organe de perception, complémentaire des autres, conditionné autrement ?
Décrire ou cerner ces impressions : végétales, capillaires, circulantes, en réseau. Me frappaient, me parlaient les troncs s'enfonçant ou sortant du sol, ce que j'imaginais du réseau plongeant des racines, en écho aux entrelacs et aux graffitis des branchages sur le ciel ; l'idée d'un monde de sèves, d'eaux, de substances circulant dans des millions de canaux, de vaisseaux, le végétal organique, l'écorce comme peau et livre ouvert, porteuse de traces, de blessures, de marques et de cicatrices, associant en quelques millimètres, ici arête, là creux, un vert mousse et un vert-de-gris. Pourquoi ?
Avec l'appareil de photo, à l'affût de ces signes, moi cherchant, regardant, écoutant, transportée à l'extérieur de moi.

2. Ecoute
Quelques heures plus tard, dans une conscience s'absentant dans les prémisses de l'endormissement mais néanmoins totalement réceptive, l'ébranlement et l'émotion suscitées par la rencontre des mots étrangers, evening, dawn, noon (les deux "non" enlacés) d'Emily Dickinson et des sons étranges de la musique en gestation de Philippe Manoury, des sons de synthèse produits à partir de sons réels déformés en agissant sur certains paramètres, continuum et pulsations de fréquences très graves donnant la sensation de descendre dans un gouffre. Sidération d'entendre le devenir de mots articulés une fois ainsi travaillés, mots policés et civilisés transformés en signaux violents et barbares. Le réel est donc aussi cela ? Ce déploiement, cette dimension cachés dans l'apparent comme l'atome dans la matière.
Fusion de ces deux expériences dans le moment de la seconde. Car familières, de la même famille au-delà des apparences, l'une dans l'autre. L'expérience poétique de Dickinson, la construction sonore de Manoury et les sensations de la promenade photographique, à l'embouchure du même canal secret d'une réalité plus forte que tout et qui sourd continuellement sous les apparences. Non pas épanchement du songe dans la vie réelle, mais bien plutôt l'inverse, épanchement de la vie réelle dans un esprit détourné et diverti du réel par l'artifice. Parc Henri Sellier, le Plessis Robinson, Hauts de Seine.

Emission Atelier de Création Radiophonique, le dimanche 10 février 2002, France Culture, 22h35. : En lisant, en composant (réal. D. Langer); Philippe Manoury, un compositeur à l'approche d'Emily Dickinson. Avec Philippe Manoury, Claire Malroux et Rebecca Ockenden. Extraits de poèmes et lettres d'Emily Dickinson et des musiques de Philippe Manoury.


A propos d'Emily Dickinson
"Presentiment – is that long Shadow – on the Lawn –
Indicative that Suns go down –
"Le Pressentiment – est cette Ombre longue – sur le Pré
Qui indique le soleil couchant –
In Dickinson, Vivre avant l'éveil, Arfuyen 1989, traduction de William English et Gérard Pfister.

Biographie
Celle qu'on a appelé parfois "la recluse d'Amherst" est née dans cette petite ville du Massachusetts aux États-Unis, en 1830, dans un milieu de juristes protestants. Elle a vécu là toute sa vie à écrire d' innombrables poèmes, près de mille huit cents aujourd'hui recensés ainsi qu'une très importante correspondance. Elle a refusé de son vivant toute publication (à l'exception d'une petite dizaine de ses poèmes). Elle est morte en 1886.

Bibliographie
Emily Dickinson n'a donc pratiquement rien publié de son vivant. Elle se contentait d'envoyer ses poèmes dans ses innombrables lettres à ses amies et à une série de correspondants masculins. Une première publication intervient après sa mort en 1890. Mais ce n'est qu'en 1955 que Thomas H. Johnson publiera l'ensemble des poèmes avec notes et variantes en trois volumes, suivis en 1958 de toute la correspondance.
En français, première publication d'Emily Dickinson par Paulhan, en 1939, dans la revue Mesures. Les publications en français vont rester très partielles jusqu'à l'important travail réalisé par Claire Malroux pour José Corti qui a publié trois recueils importants.
Une âme en incandescence, Cahiers de poèmes 1861-1863 (1998), Lettres au maître, à l'ami, au précepteur, à l'amant (1999) soit une part importante des échanges avec les correspondants masculins et tout récemment, Avec Amour, Emily (2001), la correspondance avec des femmes amies ou parentes.
Il faut signaler aussi : un recueil en Poésie/Gallimard, Quatrains et autres poèmes brefs ; quelques sélections parfois bilingues : 56 poèmes suivis de Trois lettres (Nouveau Commerce 1996), Poèmes (Aubier), Quarante sept poèmes (La Dogana), Vivre avant l'éveil (Arfuyen).

Dickinson et la musique
Il faut noter enfin qu'Emily Dickinson semble intéresser particulièrement les musiciens contemporains français puisque deux d'entre eux au moins travaillent ou ont travaillé sur ses écrits, avec la médiation du magnifique chœur de chambre Accentus dirigé par Laurence Equilbey, à savoir Edith Canat de Chizy et Philippe Manoury qui prépare une importante œuvre, sur commande de l'orchestre de Paris, qui sera créée en décembre 2003.
On peut lire un court texte d'Edith Canat de Chizy à propos d'Emily Dickinson sur le site du chœur Accentus

liens et ressources Emily Dickinson

en France, un seul site : les éditions Corti - dossier Dickinson avec trois livres : Une Âme en incandescence / Lettres au maître, à l’ami, au précepteur, à l’amant / Avec amour, Emily

et en anglais:

the Emily Dickinson international society
Emily Dickinson : textes numérisés et corrrespondance à l'université de Virginie
Emily Dickinson : Journal, à l'université du Colorado
Emily Dickinson: Essays - essais accessibles en ligne
Emily Dickinson : biographie et poèmes sur American Poems
et surtout les 597 poèmes en anglais du site Bartleby