Downtown comme avant

suivi de Sombritude

par Olivier Cazeneuve

Il y a eu avant : quand gosse,on l'a vue, dos des cartes postales d’amis des parents et aussi la photo couleur en garde collée de l’atlas mondial : Manhanttan l’île hérisson des bâtis les plus hauts du monde.

Il y a la première fois, soudaine, dans l'autocar, en venant des raffineries du New Jersey depuis Philadelphie, les deux hautes barres et tout de suite : qu’est-ce que c’est que ça ? L'arrogance nue, lustrée, de deux rectangulaires cigarettes géantes plantées verticales à l’avant-bout de l'île, surplombant de loin les autres cimes, à ne même plus pouvoir là-dessous imaginer la statue Liberté.

Je ne savais pas qu’on venait de les construire et quand j'étais petit elles n’étaient pas sur les images ; l'Empire State restait encore le plus gratte-ciel au monde, King Kong y tentait toujours d’attraper les avions. C’était l'Empire State de la victoire des Ford au Mans 67 ou des blonds Steve Mac Queen contre tous les méchants de la terre, l'Amérique entière en New-York, comme une enfance rêvée, la même que le sourire noir et blanc de Fitzgerald Kennedy à moi gosse.

Comment elles s'appellent les deux là j'ai demandé. Et ce ne sont même pas les plus hautes du monde ni même de l'Amérique ?

Dans les vitres de l’autocar c'était gris sur l'Hudson sans coucher de soleil ; on a ajouté : quand elles réverbèrent downtown c’est beau.

Un quart de siècle à grandir, s’y faire visites, photos, ascenseurs, hélicos, s’y frotter d’Hoboken le soir à Brooklyn breakfast, les sentir gris platanes de pierre plate, les savoir droites planantes au dessus des U-N, les entrevoir balises au sommets des lignes d’avenues, comme un café sans goût, un taxi jaune, un catalogue de bretzels, les bagels au deli, Mets & Yankees, One & Two World Trade Center.

Un jour à n'y pas croire, puis tous les jours et toutes les heures qui suivent une coupure de journal ressassée par l’écran : les saignées des deux tours ensuite leur effondrement et puis rien ou des tas de poussière en dessous des mots de New-York plus jamais comme avant un geste calculé la fin du siècle plus rien ne sera jamais comme avant un acte de guerre.

Et la carte postale rendue de l’île comme gosse elle s’était imprimée comme pour toujours avant d’effacer pour toujours de downtown deux rectangles cigarettes immenses au bout desquels on est pourtant allé. Comme si on en était revenu aux années soixante, au Général de Gaulle, au paquebot France, la mort de Kennedy et son frère sans autre sommet entre l’Empire State et la mer.

Plus tard lors des photos de l’année, pages ou affiches écrasant le kiosque matin et soir à la sortie du métro, là même exactement où le Concorde avait brûlé, New York encore double décapitée.
Et sur la table où l’on dîne son anniversaire, Virgil B, Salt’n Pepe au coin de la troisième, une photo de nous sous les Twin juste derrière.

 

Twins, par Jérôme Schlomoff

 

Sombritude — 17 septembre 2001

Le fil du rasoir s’affine encore un peu plus. Ce fut par miracle que Strasbourg échappa au gaz sarin ou Paris à un Airbus sur Notre Dame. Certains le savaient, comme ils savent aujourd’hui que l’usine atomique de La Hague attend.

En 1939, il était impensable que la présumée première armée du monde, la française, alliée à la première puissance du monde, la britannique, puissent se voir défaits par un pays qui se relevait à peine de sa ruine économique, de surcroît gouverné par une bande de fanatiques qu’on pensait instrumentaliser afin de contenir l’Ogre Soviétique.

En 1914 il était impensable qu’un simple assassinat en Bosnie suffise à déclencher une guerre à millions de morts, qu’on appellera plus tard la der des der.

En 1870 il était impensable qu’on choisisse de tuer des milliers de jeunes gens pour une simple lettre déplaisante.

Ce n’est pas jouer à se faire peur. Au contraire : nous avons joué à ne pas avoir peur. Malgré le sarin de Tokyo, l’Airbus d’Alger, la mer morte d’Aran ou la Baltique agonisante, le malgré le chantage de Tchernobyl et la dizaine de RMBK encore en service en Europe, malgré Timisoara, Srebreniça, la guerre du Golfe, malgré ce qu’il advient des sacs de riz en Ethiopie, malgré l’étrange démocratie ayant abouti à l’élection de l’homme le plus puissant de la planète. Exactement comme nous faisons semblant de croire qu’Hitler ne pouvait pas gagner, que la crise des fusées de Cuba ne pouvait entraîner une guerre nucléaire, que l’Inde ou le Pakistan ne lancera pas sa bombe atomique, que l’Irak n’utilisera pas d’armes bactériologiques.

Nous avons joué sur le fil du rasoir. Maintenant nous pensons à nos enfants qui nous ont prêté le monde où nous semblons découvrir l’obscurité de la haine, comme si ce n’était pas de l’homme et de lui seul qu’il faut avoir peur. Effrayés et impuissants nous pensons de façons éparses. Des centrales nucléaires comment on les protège ? S’il n’en faut pas qu’est-ce qu’on met sérieusement à la place sans polluer ? Il faut punir les méchants mais pas faire la guerre ?

C’était bien le nôtre, ce désarroi du gouvernement américain amenant le 12 septembre en rade de New York deux porte avions nucléaires comme un homme assailli par des frelons s’emparerait d’une paire de pistolets

Deux tours de New York s’effondrent et avec elles notre idée du mythe américain, comme la Ligne Maginot ou les emprunts russes. Ce qui arriva à des femmes et des enfants et des hommes et à n’importe qui là dedans, nous le savons parce qu’ils avaient des téléphones portables pour le décrire, et ce fut relayé et diffusé, autant d’aiguillons à notre horreur. Parce qu’il faut attendre cela, CNN et New York — qui a lancé là ses avions avait bien compris que sans CNN ni gratte-ciel ni téléphone portable, nous comprenons moins.

Nous avons pris l’habitude, depuis le Biafra, des images d’enfants décharnés. Des milliers au Soudan ne font plus du tout recette aux vingt heures, pas plus en tout cas que les camps de concentration de Corée du Nord. Quelle sera notre prochaine habitude ?

Pour la plupart New York ne sera plus jamais pareille et quelle importance quand il y a ceux pour qui quelqu’un n’est pas rentré et l’enfant qui a vu a la télé s’écraser l’avion où voyageait son papa ou bien sa maman. L’importance de notre peur ? Il suffirait peut-être, entre autres, et par exemple, de mettre des sas de cockpit dans les avions de ligne, d’investir efficacement dans le renseignement, d’informatiser les postes de police, de redéfinir et mettre en œuvre des sécurités antiterrorisme, d’intervenir avec courage et dévouement auprès du Tiers Monde mais nous votons toujours à la gueule du client encadrée dans des écrans de télévision détenus par des organismes dont le but premier sinon unique est de faire de l’argent gérés par des personnes dont le but premier sinon unique est leur carrière personnelle.

Tout cela n’est un secret que pour qui le souhaite. Qui continue de faire semblant, ou de jouer à ne pas avoir peur.

Inoffensifs autrement, une guêpe pique, un chien mord, un éléphant charge.quand il a peur. Et nous, qu’allons nous faire de notre peur ?