A celle qui n'achète pas
ses livres, par Paul Otchakovsky-Laurens Paul Otchakovsky-Laurens dirige les éditions POL Dominique Voynet, la secrétaire nationale des Verts, qui n'avait pas lu L'Invention du possible (éd. Dominique Voynet le 21 janvier 2002 | Gamma - Flammarion) de Lionel Jospin avant d'entrer au gouvernement, n'a pas davantage lu, nous apprend Le Monde (6 mars) Le Temps de répondre (éd. Stock) du même. Pourquoi pas ? Mais la raison qu'elle avance à l'appui de son apparent désintérêt laisse rêveur : "Je ne lis que les livres que je reçois. Il paraît qu'il n'a pas le temps d'envoyer ni de dédicacer, tant pis !" Que Mme Voynet ait été vexée par la négligence du premier ministre et qu'elle manifeste sa mauvaise humeur, quoi de plus naturel ? Qu'elle ne lise que les livres qu'elle reçoit, qu'elle ne lise pas ceux qu'elle ne reçoit pas, en revanche, laisse supposer ou bien que sa culture connaît des lacunes abyssales, ou bien, plus vraisemblablement - faisons-lui ce crédit - qu'elle se comporte en enfant gâtée à qui tout est dû. Les libraires - ceux de Dole particulièrement -, les auteurs, les éditeurs et les lecteurs apprécieront. Mais Mme Voynet n'est pas la seule à se conduire de cette manière et sa désinvolture révèle un état d'esprit beaucoup plus répandu qu'il n'y paraît. Il semble que plus on se rapproche de l'aisance économique et du pouvoir, quel qu'il soit, plus on considère que l'on dispose d'un droit acquis aux livres. Non pas celui que confèrent le goût du savoir, le besoin de culture, le désir de se mettre en cause. Pour celui-là, si heureux, les libraires et les bibliothécaires sont là et offrent la possibilité d'un provisoire et toujours renouvelable assouvissement. Grâce à un réseau dont l'efficacité n'est plus à prouver, ils inscrivent ce droit dans la réalité, à un prix raisonnable, un prix qui permet de le maintenir effectif et vivant. Non, pour Mme Voynet et ses nombreux collègues en pingrerie - car c'est aussi de cela qu'il s'agit -, il n'y a pas de petites économies, surtout quand il est plus facile d'en faire. Ce droit acquis est celui d'une caste, une caste aux contours imprécis, changeants, mais tellement sûre de son bon droit ! Transversale, elle ne connaît pas de clivages politiques. Usurpatrice, elle s'autorise d'une connivence imaginaire avec la création, l'intelligence, auxquelles elle est pourtant souvent bien loin de pouvoir prétendre pour exiger ce qu'elle croit être un dû. Arrogante, elle ne supporte pas qu'on ne satisfasse pas ses revendications. Nous ne cessons, nous autres éditeurs, et nos services de presse, d'être assaillis de demandes surréelles de patrons de ceci ou de cela, de stars momentanées ou pas, d'hommes et de femmes politiques, de communicants, voire de confrères, qui estiment avoir un droit de cuissage sur ce qui paraît et à quoi, du haut de leur olympe ridicule, ils daignent accorder la faveur d'un intérêt dont nous devrions nous sentir honorés. Leur stupéfaction, quand nous leur refusons un livre qui coûte 15 euros ou quand ils n'ont pas reçu celui auquel ils pensaient avoir droit, demeure parmi les plus déprimantes énigmes de ce métier. Quoi ? Qu'est-ce que cet amour des livres qui refuse de considérer les conditions de leur existence, de leur diffusion, de leur survie ? Eh bien non, madame, non, vous achèterez vos livres chez le libraire que vous aurez élu, ou bien vous prendrez un abonnement à la bibliothèque de votre quartier, comme tout le monde. Ainsi donnerez-vous l'exemple d'un civisme qui ne saurait s'arrêter à la sortie de l'isoloir, un civisme qui devrait s'exercer, entre autres, à ces moments-là de la vie aussi : la connaissance, la littérature, la lecture. Paul Otchakovsky-Laurens est le PDG des éditions POL. |