Julien Gracq / André Breton En ces temps d´intense activité de "magnétisation sociale" (ou du moins de tentatives, car les indécis sont très nombreux... ce qui traduit bien que les idées fortes manquent), ce texte de Gracq qui résonne singulièrement - par Laurent Margantin
«Le propre de toutes les périodes d´Aufklärung
est de croire à la valeur immédiatement contraignante de
la mise en circulation anonyme des idées mais en face d´elles
notre époque se sent sans le dire (une censure incontestable continue
à s´exercer dans le prolongement de longues habitudes ) un
désir réfréné, un prurit d´incarnation.
A de certaines heures de solitude et de froid implacable, où tout
vacille, et que peu d´époques ont connues, semble-t-il, au
milieu d´une lucidité aussi glacée, nous nous avouerions
volontiers à nous-mêmes que nous avons moins soif de vérité
que de révélation. Il ne nous déplaît pas toujours,
il est même loin de nous déplaire et peut-être
leur fascination est-elle à ce prix qu´une certaine
frange de nuit intellectuelle flotte pour nous sans remède autour
de quelques positions attirantes, de points de vue qui par ailleurs nous
font signe, qui paraissent nous réclamer. Dans le cadre immuable
et rigide qu´elle emprunte encore à l´intellectualisme
le plus désséché, notre vie spirituelle semble porter
déjà les traces d´une lente altération moléculaire.
Parfois le vocabulaire déjà nous avertit : je voudrais en
prendre pour exemple en opposition à l´élucidation
des idées, qui pouvait passer pour la seule tâche noble de
l´homme des lumières, l´importance constamment croissante
que tend à prendre dans notre vie, vis-à-vis d´un
groupement comme d´une idée, la démarche caractéristique
de l´adhésion. D´une telle démarche certes toute
opération purement intellectuelle est loin d´être exclue,
et cependant il est clair que l´ultime mouvement n´en peut
être que traversée d´une zone aveugle à l´intelligence,
abandon final, une fois entré dans la zone d´attraction,
à je ne sais quelle force de gravitation à laquelle en dernière
instance on s´en remet. On n´ « adhère »
jamais, semble-t-il, que par l´agrippement de quelque chose en soi
de plus intime et de plus obscur que l´intelligence, et grâce
à l´existence, autour des idées vraiment rassemblantes,
d´une force d´attraction et de rétention aussi perceptible
qu´au doigt la tension capillaire d´un liquide à «
quelque chose » aussi en nous qui en dépit de tout s´obstine
à connaître les idées au toucher. D´un moment
à l´autre, le monde spirituel, pour nous, se remagnétise.
Dans la complexité envahissante du milieu social moderne, où
nulle perspective ne semble plus s´ouvrir à hauteur d´homme,
où l´être se sent perdu comme le primitif au centre
du jeu des forces naturelles en liberté, de même qu´alors
un recours naturel portait l´homme désarmé vers le
sorcier intercesseur, de même aujourd´hui une « aura
» autour de certains êtres riches, certes, beaucoup
de ce qu´on leur prête tend à signaler ceux
qui plus que d´autres nous paraissent être en prise directe
sur les forces d´agitation non encore intégrées à
la conscience du milieu social qu´elles meuvent déjà.
Lieu d´alliance et d´échange, sensibilisés par
élection à ce que nous sentons obscurément qui importe,
ils jouent pour nous le rôle en un sens d´ « écouteurs
» branchés sur quelque point sensible, et en l´autre
et cette digression n´aurait pas été inutile
si elle aboutissait à recharger le mot d´un sens plus directement
concret d´animateurs. » un extrait : La seule uvre véritablement aventureuse de notre époque est peut-être devant nous avec les livres de Breton, et nous ne pourrions en douter que si nous persistions à ne pas tenir compte du changement de signe qua subi à lépoque moderne la notion de laventure. Ce qui pour le Moyen Age était source denthousiasme, sentiment de lobstacle mieux que vaincu : volatilisé, cétait le triomphe imaginaire remporté sur les impossibilités matérielles alors toutes puissantes : cétait lattirail des tapis et des chevaux volants, des fées, des géants, des enchanteurs, des armes magiques. Ce monde ouvert, irrévélé, accumulant autour de lhomme ses grands bancs de brouillard, ce monde de la chance exorbitante quétait le monde des premiers âges sest brusquement coagulé sous nos yeux. Les impossibilités matérielles ont reculé dun coup au delà de toute limite, laissant aujourdhui, même aux triomphes techniques les plus bouleversants, on ne sait quel arrière goût de "déjà vu" fastidieux en même temps le monde social où souvraient autrefois, exacerbées peut-être par la rigidité des barrières sociales, des chances véritablement fabuleuses (devenir prince, devenir roi) sest sclérosé brusquement sous le poids étouffant de luniversel enregistrement de la police, des lois, des archives, du mécanisme dune réglementation envahissante qui déprécie tous les possibles à mesure quelle les multiplie banalement (il a pu être exaltant sans doute dimaginer Cendrillon devenant princesse : il ne lest plus, même pour des enfants, dimaginer un prolétaire devenant président de la République et cela du fait que ce haut magistrat ne nous apparaît au fond que comme un rouage plus pitoyablement commandé encore que les autres, plus incapable quun autre de répondre à lélan aujourdhui presque impossible à satisfaire vers un être "hors série" "hors la loi"). Notre conception de laventure a dû en conséquence changer entièrement de sens. Avec lachèvement de lexploration de la planète (lexploration de la matière na pas le même retentissement imaginatif) sest terminée lère de laventure diffuse et vaguante : celle des romans de la Table Ronde comme celle de Robinson Crusoé. |