Philippe Claudel La livraison

" Bonjour, c’est pour la livraison...
– La livraison...
– Ben, oui, la livraison, ce que vous avez choisi l’autre jour, vous n’êtes pas le seul, et maintenant, on livre...
– Ah oui, je ne me souvenais plus, entrez, entrez, je vous prie...
– Attention, on va vous demander de vous pousser un peu...Voilà...
– Je ne pensais pas que c’était aussi gros !
– Ah ça pèse son poids, on ne dirait pas ! La photo était trompeuse, hein ? On vous le mets où ?
– Je ne sais pas, vous me prenez au dépourvu, je n’ai pas eu vraiment le temps d’y réfléchir...
– Dépêchez–vous parce qu’on n’a pas que ça à faire, il y en à d’autres qui attendent...
– Posez–le là, je verrai plus tard...
– Ici ?
– Oui, là...
– Une, deux, trois, on pose...Voilà ! Ouf...ça va mieux !
– Dites, vous êtes sûr que c’est bien pour moi, ça ?
– Plus que sûr, regardez la fiche, il y a votre nom, la référence, pas d’erreur...
– Je ne pensais jamais que c’était si...Et puis, c’est une horreur, c’est monstrueux ce truc, non ?
– Oh vous savez, nous, on livre, on ne réfléchit pas...S’il fallait donner notre avis à chaque fois !
– Mais en plus...en plus...attendez...mais ça pue votre truc ! ! ça pue, vous sentez ?
– Non, on est enrhumés mon collègue et moi, on a le nez bouché.
– Mais c’est immonde ce que ça pue ! C’est une horreur et en plus ça pue ! Il est hors de question que vous laissiez ça chez moi ! Reprenez–le ! Reprenez–le !
– Écoutez Monsieur, mettez–y du vôtre, vous avez commandé quelque chose que nous vous livrons, nous on fait notre boulot, on ne peut pas se permettre de livrer, puis de reprendre, sous prétexte que ça ne plaît plus au client ! C’est vous qui avez décidé ; c’est vous qui avez commandé, vous êtes une grande personne raisonnable, non ?
– Attendez, c’est surtout ma femme ! Moi, je n’ai rien commandé...
– Vous auriez pu ? Vous aviez le choix !
– Oui, mais les autres modèles, je les connaissais ! Tous les mêmes, je les avais déjà essayés, alors cette fois–ci, je n’ai pas rempli de fiche, je me suis dit que ce n’était pas la peine...
– Nous, on est pas là pour vous plaindre. Vous avez commandé ceci, vous ou votre épouse, on vous le livre, point final, faut nous comprendre !
– Et je peux le renvoyer peut–être ?
– Pas de problème, Monsieur, vous le gardez cinq ans et vous le renvoyez !
– Cinq ans ! Cinq ans avec cette...saloperie dans ma vie ! ? Vous vous foutez de moi ?
– Plaignez–vous ! Avant c’était sept ans...Remarquez, le règlement peut changer, pas impossible que vous ayez à le garder plus longtemps...
– Vous croyez ?
– On ne sait jamais...Mais c’est pas nous qui faisons le règlement !
– Qui alors ?
– Oh là, mon pauvre Monsieur, ni vous ni moi ! ça nous dépasse tout ça !
– Mais regardez, convenez–en, c’est immonde, c’est laid et ça pue !
– Ouais, maintenant que vous le dites, c’est vrai que je sens une petite odeur...
– Ah vous voyez ! ! Enfin vous vous en foutez, vous, vous n’en avez pas chez vous !
– Mais si. Comme tout le monde.
– Vous l’aviez commandé ?
– Non, j’avais choisi un autre modèle, mais qu’est–ce que vous voulez, c’est celui–ci qui est livré à tout le monde, la loi du plus grand nombre...
– Qu’est–ce que les gens sont cons !
– C’est vous qui le dites.
– Mais cons...
– Plus que ça encore.
– Vous restez boire quelque chose ?
– Non merci.
– Allez !
– Non, plus le cœur. Merci. Au revoir, Monsieur.
– Au revoir, il faut que je vous signe quelque chose ?
– Non, c’est bon, plus rien à signer maintenant...

© Philippe Claudel - La Dragonne

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