Lydie Salvayre / Et que les vers mangent le bœuf mort

Dans le huis clos d’une famille une mère couvre (couve) la folie de son fils de son corps mou.

Dans un salon, le tango entraîne en couple tous les paumés, leurs attitudes et leurs espoirs, et leur manque d’amour. Des élèves huissiers reçoivent une leçon de sociologie de la misère, et de la manière de l’ignorer. Le cynisme semble joyeux chez Lydie Salvayre, un cynisme salvateur qui permettrait de ne pas voir, ne pas savoir, de faire crânement semblant, comme on le fait tous, et tous les jours.

Mais voilà Picasso " Le vif du vivant ", celui qui oblige à ouvrir les yeux.

Et que les vers mangent le bœuf mort, qu’ils le décortique allègrement, pour nettoyer les chairs et laisser les os blancs, et de la petite vie des vers qu’il naisse un autre humus, une autre herbe grasse qui nourrisse le bœuf.

Et que dans l’arène le torero s’avance et tue gaiement le bœuf Minotaure, dans la lumière et les couleurs, noir et rouge, et jaune, dans le tourbillon des masses de muscles et des mouches et des poussières qui volent, dans les frissons qui font crisser les chairs, serrer les cuisses, gonfler les cœurs.

Picasso dessine, sculpte, peint, malaxe, modèle, assemble, sur le moindre carton, sur les nappes, sur les murs, il triture les cuillers et les muselets des bouteilles, il transforme la terre en crânes et les crânes en fœtus, il dessine des femmes alanguies et puissantes, des hommes amoureux et vulgaires, des couples.

" Il ouvre les yeux peureux des hommes d’aujourd’hui dont les paupières se referment aux moindres surprises du regard, les yeux de ceux chez qui le refus entêté de percevoir la beauté aussi bien que l’horreur s’est mué dès longtemps en habitude d’être. "

Si Lydie Salvayre nous parle si bien du peintre c’est qu’elle partage avec lui cette force, celle d’obliger à ouvrir les yeux, à regarder en face la vie.

Si la littérature a une fonction il faut que ce soit celle-ci. Une littérature qui sache voir ensemble l’horreur et la beauté. Une littérature de la vitalité, de l’énergie, qui donne envie de voir et de rire, de frémir, de désirer, de résister. De vivre vivant.

Michèle Sales

à lire sur remue.net : Lydie Salvayre, "Les effarés" texte publié par Le Monde le 28 avril 2002