Les Inrockuptibles publient cette semaine un long entretien de Nelly Kaprielan et Paul Otchakovsky-Laurens (POL).

Nous nous permettons d'en reproduire une large partie, on se reportera au magazine pour la lecture intégrale.
On est heureux de retrouver, dans le "Top de POL" proposé par le magazine, les noms de Leslie Kaplan (qui publie en septembre Les Amants de Marie), Camille Laurens, Olivier Cadiot ou Martin Winckler. Et encore plus sensibles à l'attention qu'ils portent au travail de Nathalie Quintane, grande déplaceuse de frontières. On est plus surpris que Valère Novarina ne soit jamais évoqué, mais passons.
On espère que les Inrocks comme POL nous pardonneront ce piratage (partiel!).

remue.net, la rédaction

on rappelle :
site P.O.L. : <http://www.pol-editeur.fr/>
site Inrocks : <http://www1.lesinrocks.com/index.cfm>

au 14 juillet 2002, ce bulletin est transmis à 775 abonnés

entretien POL / présentation de Nelly Kaprielan
Parce que cette année les éditions P.O.L nous ont épatés, le désir nous a pris de rencontrer l'homme qui se cache derrière ce sigle aussi modeste qu'impressionnant de rigueur et de créativité. Le seul, dans le paysage éditorial français, à représenter le meilleur de la jeune garde littéraire contemporaine: Olivier Cadiot, Jean-Charles Massera, Charles Pennequin, cette année, rejoints par les beaux livres de Jean Rolin et de Santiago Amigorena. Nathalie Ouintane ou Pierre Alferi les années précédentes, qui ont côtoyé les succès de Marie Darrieussecq, Emmanuel Carrère, Leslie Kaplan, Martin Winckler et Camille Laurens, ou encore les textes critiques de Serge Daney, la revue de cinéma Trafic, et Le Procès de Jean-Marie Le Pen de Mathieu Lindon. Sous la couverture blanche, à peine striée, aussi pâle et discrète que Paul Otchakovsky-Laurens lui-même, un laboratoire de recherches où la langue bouge, travaille, existe.
Pari risqué pour éditeur à la hauteur l'homme n'a jamais baissé les bras. Depuis 1983, date de la fondation de P. O.L., la maison a connu plus d'années maigres que de gloires commerciales, sans pour autant entamer l'obstination de l'éditeur qui n'aime pas trop en parler, présente tout ça comme parfaitement normal. Né en 1944 d'une mère française et d'un père juif originaire de Russie (décédé quelques mois après sa naissance), P.O.L grandit dans la Sarthe. A Paris, au début des années 70, il entre chez Flammarion, y crée sa première collection, "Textes", avant de passer chez Hachette en 1977 où il publiera non seulement Georges Perec mais aussi les premiers livres de René Belleto, Emmanuel Hocquard, et L'Excès-L'usine de Leslie Kaplan qui lui vaudra de se lier avec Marguerite Duras. Il lui envoie le livre de Kaplan, Duras souhaite la rencontrer. Et quand P.O.L fonde sa propre maison d'édition (avec l'aide de Flammarion), elle lui confie les droits d'Outside, dont Albin Michel refusait la réédition. On est en 1985, L’Amant (Minuit), paru l'année précédente, est un succès - P.O.L publiera en tout sept livres de Duras.entretien

POL, la fin en guise de prologue
A vous écouter, on a l'impression que votre force, c'est l'humilité.
C'est peut-être plutôt la connaissance de mes limites. Je sais ce que je ne sais pas faire - la littérature étrangère par exemple, ne lisant que peu l'anglais. Bref, ayant fait pas mal d'erreurs - il y a quelques années, pris d'un accès de mégalomanie, j'ai cherché à agrandir la maison, à publier davantage et j'ai failli la faire couler. J'ai beaucoup appris. Et puis encore une fois, l'éditeur n'est qu'un passeur: il ne crée rien. Si la maison s'arrête, les œuvres continueront sans moi.

entretien POL / extraits
Paul Otchakovsky-Laurens - Au début, je n'avais pas envie d'être éditeur, mais simplement de travailler dans l'édition. J'en ai eu envie en tombant sur une interview de Jean Cayrol à la télé, un jour de 1966 : il parlait du plaisir très particulier qu'il avait à ouvrir les manuscrits, à s'y plonger, à découvrir un texte, un auteur. A l'époque, je faisais du droit pour devenir avocat, et j'ai tout laissé tomber pour faire un stage chez Christian Bourgois, puis devenir directeur de collection chez Flammarion. Par la suite, je ne suis devenu éditeur que parce que je me heurtais à des difficultés pour imposer les textes que j'avais envie de publier - même si je vous avoue que le côté petit patron, chef de petite entreprise, ça n'a jamais été mon idéal. Disons que je suis avant tout un directeur littéraire qui est devenu éditeur contraint et forcé. Si j'ai continué, c'est parce que c'est un métier plein de surprises, de sommets et de précipices, où le plus excitant, c'est quand même de découvrir de nouveaux auteurs, puis de les faire connaître: participer à l'éclosion et à l'épanouissement d'une oeuvre, c'est une sensation très forte. Chaque année, trois mille manuscrits environ me sont adressés par courrier - c'est ainsi qu'est arrivé Truismes par exemple. Je les examine tous, et je tiens à être le seul à les ouvrir (sauf quand je suis en vacances, bien sûr) : je dirais même que je fais ce métier pour ce plaisir-là. Quand un manuscrit m'intéresse, je prends très rarement la décision de le publier d'emblée : je le donne à lire à mes collaborateurs pour mettre à l'épreuve ma conviction. Par exemple, Marie Darrieussecq, je l'ai appelée dès le lendemain matin, mais pour lui dire que j'avais besoin de quelques jours supplémentaires pour réfléchir. En lisant un premier texte, j'ai appris à rester vigilant : il faut faire très attention à ce qu'on prend pour des défauts, parce qu'un défaut (un déséquilibre, une rupture de ton, de rythme), c'est peut-être précisément ce qu'il y aura de plus nouveau à surgir dans le texte, la prémisse de ce qui s'épanouira de plus intéressant dans l'oeuvre à venir.

Aujourd'hui, vous représentez une jeune scène littéraire intéressante et cohérente - comment avez-vous travaillé pour la former, la rassembler ?
Je ne l'ai pas décidé. Mais la maison a une image, un statut qui fait que certains auteurs s'y reconnaissent et m'envoient leur manuscrit. Par exemple, Marie Darrieussecq nous a envoyé Truismes car Camille Laurens publiait chez nous, et qu'elle avait adoré Philippe. Emmanuel Hocquard nous a amené Olivier Cadiot et Pierre Alferi. Jean-Charles Massera et Nathalie Ouintane nous ont adressé leur premier texte parce qu'on publiait Olivier Cadiot. Charles Pennequin a été amené par Christian Prigent, etc. Ce sont ces connexions qui assurent la ou les cohérences de la maison.

Quand on est une maison aussi connotée "avant-garde" que P.0.L, ne reçoit-on pas de manuscrits trop caricaturaux ?
Ça arrive. J'assiste parfois à une espèce de ressassement, je tombe sur des répétitions qui sont des impasses, des excès, des grimaces, des imitations que je repère très vite. Encore une fois, le grand intérêt de ce métier, c'est de découvrir des choses qui n'ont jamais été écrites. Sinon, ça n'en vaut pas la peine. Il ne faut pas en déduire pour autant que le niveau général baisse - malgré ce que tout le monde dit, je trouve que le niveau a tendance à s'élever.

J'ai plutôt l'impression du contraire...
Non, vraiment, le niveau général est meilleur. Les gens ont eu davantage accès à la lecture grâce à la diffusion en masse du livre de poche, et puis l'éducation est peut-être meilleure. Cela dit, le savoir-faire ne suffit pas. Il faut quelque chose qui anime, qui soit au cœur de la démarche, qui excède...

Ce serait quoi ? Qu'est-ce qui vous donne envie de publier un texte ?
Une vraie présence textuelle. Les écrivains sont des artistes comme les autres: ils ont un matériau. Dans leur cas, il s'agit d'un matériau verbal, mental. Et il faut qu'on le sente. Si on ne le sent pas, c'est que ce travail formel minimum est absent. Le point commun entre tous les livres que je publie, c'est que j'y ressens cette présence de la langue, du texte, cette matière. Je suis très attaché à la forme. C'est la raison pour laquelle je publie beaucoup de poésie, parce que c'est là le lieu où la forme est la plus explicitement interrogée. Elle peut bien sûr l'être en prose : chez Emmanuel Carrère, de La Classe de neige à L’Adversaire, la structure et la narration sont apparemment classiques, n'empêche qu'il y a une force incroyable qui les renouvelle constamment. Ainsi, les premières lignes de L’Adversaire sont exemplaires, dans la façon qu'il a de mêler son histoire personnelle avec celle de Romand : c'est ce tressage de deux matériaux antagonistes que je trouve intéressant.

En publiant très tôt de la poésie contemporaine, les débuts de P.O.L n'ont pas dû être toujours faciles.
Nous avons même traversé douze années extrêmement difficiles. Ça me rappelle ce que Henri Flammarion disait lorsque j'ai fondé P.O.L : "Maintenant il va savoir lui aussi ce que c'est que de ne pas dormir." Surtout quand on a rendez-vous avec des banquiers au petit matin. Mais peu importe. Pour moi, il était essentiel de publier de la poésie car elle est au coeur de l'activité littéraire : c'est un laboratoire où s'expérimente l'écriture, alors quand on a une maison à revendication littéraire, c'est la moindre des choses. Et puis aujourd'hui, les proses et les romans que je publie, je les publie à la condition qu'il y ait en eux une certaine teneur en poésie : un jeu des formes.

D'ailleurs, presque tous vos livres ont une couverture semblable, comme si vous refusiez les clivages entre les genres.
Les livres de poésie ont une couverture un peu différente, pour des'raisons uniquement techniques : vous ne pouvez pas imprimer de la poésie sur un papier trop fin, il faut un papier plus épais pour éviter qu'on ne voit à travers - sinon, les jeux typographiques ou "scénographiques" sur la page risquent d'être brouillés par ce qui apparaîtrait en transparence. Il faut donc une couverture plus épaisse. Sinon, en effet, l'essentiel c'est que toute une oeuvre circule facilement, même si elle peut comprendre des approches littéraires différentes : prenez René Belleto, il a écrit des livres formellement très sophistiqués, et d'autres pas moins élaborés mais d'une lecture très facile. J'aime retrouver ces deux aspects dans une même maison, et si possible sous une même couverture: à la fois des textes aussi classiques que ceux de Charles Juliet et ceux, plus avant-gardistes, de Pierre Alferi. Finalement, il n'y a de clivage qu'entre bons et mauvais livres.

L’image très avant-gardiste qu'a encore P.0.L. vous irrite-t-elle ?
Non, puisque je publie des textes qui font preuve de vraie novation et que c'est l'étiquette qu'on accole à ce genre de démarche. Mais je trouve que la maison dépasse infiniment cette image : sa ligne est plus diverse. Et puis avec les gros succès de Marie Darrieussecq, Camille Laurens, Martin Winckler ou Emmanuel Carrère, cette image s'est un peu tempérée.

Quelles ont été vos plus grandes joies d'éditeur ?
Quand Georges Perec m'a donné La Vie mode d'emploi, j'ai failli tomber par terre. Par contre, j'étais catastrophé par le titre, que je trouvais non seulement pas commercial mais mauvais - ce qui fait que maintenant, je ne donne plus mon avis sur les titres, car bien sûr, c'était un titre fabuleux. Un autre moment fort, c'est quand Marguerite Duras a retrouvé par hasard le manuscrit de La Douleur (écrit en 1947) qu'elle avait complètement oublié, qu'elle me l'a donné un soir chez elle et que je suis retourné immédiatement le photocopier au bureau car le papier se désagrégeait. Je me rappelle aussi de mon étonnement en découvrant le premier manuscrit de Patrick Lapeyre, ou le texte de Leslie Kaplan, L’Excès-l’usine, sans parler de Truismes.

Comment travailliez-vous avec Perec ou Duras ?
Comme avec les autres. Contrairement à ce qu'on m'en disait, Duras n'était pas difficile sur ce registre-là, disons plutôt qu'elle pouvait être imprévisible sur d'autres points. Ensemble, on travaillait beaucoup sur épreuves: elle lisait son texte, le corrigeait à haute voix en discutant. Parfois, mais très rarement, je faisais une suggestion. Neuf fois sur dix, elle n'était pas d'accord, mais il arrivait qu'elle y réfléchisse et accepte cette proposition. Elle était à l'écoute. Chez elle, il y avait à la fois une immense certitude de sa puissance littéraire et une modestie incroyable, un vrai doute. Ça me bouleversait.

Vous arrive-t-il de demander aux auteurs de retravailler certains passages ?
Très peu. J'accepte ou je refuse un manuscrit. A partir du moment où je l'accepte, s'il peut m'arriver d'intervenir, c'est au sujet de très légers détails : je demande alors à l'auteur d'y réfléchir, mais ensuite, je le laisse libre de décider s'il croit bon d'effectuer des corrections, ou pas. J'ai tendance à penser que l'auteur a toujours raison. Après tout, qui suis-je, moi qui ne suis ni écrivain ni critique, pour juger de la qualité d'une forme ou d'une autre à partir du moment où l'auteur l'a pensée, l'a élaborée ?

On sent chez vous une volonté d'éviter toute théorisation de votre métier ou de la littérature que vous publiez.
J'ai connu des moments, à la fin des années 6o, où côté théorisation, ça y allait très fort. C'était oppressant et humiliant : j'avais constamment l'impression d'être un crétin, de ne rien comprendre, je me sentais largué en permanence. Je crois finalement que la théorisation peut faire perdre beaucoup de temps, et ce serait trop bête - même si un véritable auteur ne se laissera jamais écraser par la théorie. On n'écrit pas pour illustrer une théorie, ce sont les théories qui sont à la remorque des écrivains.

Est-ce la raison pour laquelle, mis à part les deux numéros de La Revue de littérature générale (fondée par Olivier Cadiot et Pierre Alferi), vous ne publiez que des revues de cinéma ?
Une revue littéraire, je craindrais qu'elle soit perçue comme l'organe officiel de la maison, ce qui serait forcément mensonger, réducteur: la maison est trop diverse.