Éloge des langues françaises
par Tahar Ben Jelloun

ce texte paraît ce matin en éditorial hors-série (demain: Slimane Benaïssa) du journal libanais L'Orient-Le Jour
<http://www.lorient-lejour.com.lb/aujourdhui/tribune/tribunesujetw2.htm>

Dans L’Année de la mort de Ricardo Reis, le Portugais prix Nobel José Saramago écrit : « La langue choisit probablement les écrivains qui lui sont nécessaires, elle les utilise pour exprimer une parcelle de la réalité, j’aimerais voir ce que sera la vie quand la langue après avoir tout dit se taira. » Une langue meurt quand plus personne ne l’utilise. Elle pourrait ressusciter le jour où un survivant de l’apocalypse la parle de nouveau. La langue française est loin de s’éteindre ; elle se développe, se propage et s’introduit de plus en plus dans les méandres d’imaginaires insolites, étranges et peu cartésiens. C’est justement parce qu’elle choisit des espaces et des peuples qui lui sont en principe étrangers qu’elle échappe à l’usure, à la fatigue et à la maladie genre Alzheimer, amnésie d’elle-même. Les politiques appellent cela la francophonie. Ce mot qui a son histoire convient peut-être aux hommes politiques, mais gêne les écrivains. On a l’impression qu’on désigne par francophones non pas les écrivains français de souche, mais tous ceux qui emploient cette langue tout en n’étant pas français. On a réservé la francophonie aux « autres », à ceux venant d’une autre durée, produits d’une histoire politico-militaire assez désastreuse, ceux-là mêmes qui s’emparent de cet outil magnifique pour y verser la mémoire de leur peuple et habiller la langue de Racine de couleurs et d’audaces insoupçonnées. L’Algérien Kateb Yacine – le plus grand écrivain du Maghreb – avait décidé, après le massacre de Sétif le 8 mai 1945, « d’entrer dans la gueule du loup » et d’écrire, de dire, de pulvériser la langue jusqu’à en faire un poème violent, indomptable, beau et tragique à la fois. Il sera choisi par la poésie même s’il écrit de la prose comme dans « Nedjma » : « Il faut que la poésie rivalise dans toute la mesure de sa force avec les contraintes des autres verbes… La poésie a un pouvoir libérateur, un pouvoir de combat très important. » En écho à cette déclaration, le Martiniquais Aimé Césaire répond : « … la poésie ? il faut toujours y revenir : surgie du vide intérieur, comme un volcan qui émerge du chaos primitif, c’est notre lieu de force ; la situation éminente d’où l’on somme ; magie ; magie. »

C’est ainsi que ces deux grands poètes, pour ne citer qu’eux, ont célébré les fiançailles avec la langue française sans jamais se demander s’ils étaient dans la ligne francophone ou pas. Ils ont fait vivre et danser le français sans obéir à un programme, une stratégie ou un souci de présence. 

À cette francophonie qui se développait à leur insu, il faudra ajouter l’œuvre exceptionnelle d’un des plus importants poètes du XXe siècle, Georges Schéhadé, qui a servi cette langue aussi bien au théâtre que dans la poésie avec une élégance superbe et sans s’inscrire dans un programme politique ; cette notion lui faisait horreur. Salah Stétié, riche d’une double culture, fait traverser à la langue française des territoires et des imaginaires où elle n’aurait jamais pu entrer. 

Ce travail des poètes est ce qui ne cesse d’allonger l’espérance de vie du français menacé depuis quelques décennies par le progrès de l’anglais. Mais là, il y a un malentendu qu’il faut éclaircir : l’anglais qui progresse et se généralise ne concurrence pas le français, car d’un côté nous avons une langue rudimentaire parlée par beaucoup de monde, et de l’autre nous avons une langue où des poètes, des romanciers, des créateurs réinventent en l’enrichissant jusqu’à en faire le socle d’une culture et d’une civilisation qui fascine et attire des peuples entiers. 

La chance de la France c’est d’avoir cette mémoire sans cesse renouvelée, car nourrie par des apports différents et qui ne cessent d’insuffler à cette langue des potentialités créatrices originales. 

Mais est-ce que la France officielle en est consciente ? Je ne le pense pas. Cela se mesure aux crédits alloués à la coopération avec ces pays lointains et pourtant follement francophones. Une politique gourmande veut que la France soit présente partout dans le monde, alors qu’une autre politique, plus modeste et surtout plus intelligente et efficace, devrait se concentrer sur des espaces où l’amour de la langue française est non seulement acquis mais en outre vivant. Cet attachement à cette culture est souvent mal récompensé, mal aidé et surtout mal compris. 

Si la langue choisit ses écrivains, c’est parce qu’elle sait qu’elle sera aimée, transfigurée, enrichie, remplie de nouvelles images, baignée dans des fleuves chauds et marinée dans des épices nouvelles, parfois piquantes, d’autres douces. 

Le travail que font les écrivains antillais est passionnant. Les Américains qui ont un certain flair l’ont compris et font étudier dans leurs universités Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant. En France, les critiques ont du mal à entrer dans ces univers étranges et si peu rationnels.

La francophonie est une aventure où il faut viser des horizons lointains. Tant qu’elle s’en tient au discours politique (forcément langue de bois), tant qu’elle se réduit à une stratégie d’influence dans le monde, elle rate l’essentiel. Or l’essentiel, ce sont les poètes, les créateurs qui le possèdent. Ce sont eux qu’il faut écouter, qu’il faut lire, étudier et répandre. Mais nous vivons une époque où les valeurs marchandes comptent plus que le poème, la force et la puissance d’un poème. Et pourtant ; le public ne s’y trompe pas : c’est la poésie qu’il réclame en ces temps troubles d’inquiétude et d’incertitude, c’est la poésie dont il a besoin pour aller au-delà des angoisses qui planent au-dessus des têtes.

Le retour au poème, tel que le suggère Aimé Césaire, serait une excellente initiative en vue de donner au monde un peu d’humanité, un peu de générosité et de gratuité. La langue française est riche de ses poètes qu’ils soient nés à Paris, Bruxelles, Rabat, Beyrouth, Dakar, Québec, La Martinique, La Guadeloupe, Haïti ou dans une banlieue d’une de ces grandes villes où l’arabe et le créole font des trous dans la langue française pour la rendre minée de petites étoiles qui crépitent dans la bouche des amants.

J’espère qu’au Sommet de la francophonie, la poésie des langues françaises se fera entendre, non pas dans une de ces soirées qui ressemblent à des corvées, mais dans les rencontres entre les hommes, dans l’esprit du dialogue et dans les cœurs de ceux qui nous dirigent et oublient qu’un bon poème est aussi essentiel qu’un bon repas.

* Écrivain marocain, prix Goncourt en 1987, pour « La Nuit sacrée ». Grand prix littéraire de la Fondation Noureddine Aba en 1994 pour l’ensemble de son œuvre. Prix Méditerranée en 1994 pour « L’Homme rompu ».