Samuel Beckett lecteur de Marcel Proust
par Thierry Beinstingel

Thierry Beinstingel, auteur chez Fayard de "Central" (2000) et "Composants" (2002) anime son propre site Feuilles de route


la page Samuel Beckett de remue.net - le dossier Marcel Proust

 

Que faire quand on n’a pas envie de lire Proust? Que faire quand " La recherche du temps perdu " stagne sur une étagère (une dizaine de volumes jaunis, couvertures en tissus noirs, estampillés Bibliothèque des PTT. Direction de Haute-Marne, achetés à prix intéressants lors d’une foire aux livres Amnesty) ? Non, Proust demeure rédhibitoire : on le soupçonne d’un dandysme juste capable de restituer une atmosphère de notables d’avant la grande guerre. Pourtant, l’admiration à son égard qu’éprouvent de nombreux écrivains très éloignés d’un sentimentalisme bourgeois interpelle. Les innombrables études sur l’auteur laissent à penser que l’on doit louper quelque chose.

Ainsi Proust nous attire, mais que faire ? Comment le percevoir ? Le contourner ?

On trouve la solution : s’investir dans la lecture d’une œuvre consacrée à l’écrivain par un autre auteur que l’on apprécie, lui, grandement.

C’est le cas de Beckett et de son Proust.

On peut qualifier à juste raison le Proust de Beckett comme une œuvre de jeunesse puisqu’il fut écrit à vingt-quatre ans, en 1930. A cette époque, le jeune irlandais est lecteur d’anglais à Normale Sup, rue d’Ulm. Les raisons de ce récit sont au départ purement étudiants : Beckett, malgré son jeune age, possède déjà un bagage culturel impressionnant en littérature de langue anglaise, française, italienne et c’est tout naturellement qu’on pense à lui pour cette étude britannique. Beckett, lui, y voit un autre intérêt, celui de réaliser pour la première fois une œuvre d’écrivain dans le domaine de la littérature qu’il affectionne particulièrement : quel bel incipit que " L’équation proustienne n’est jamais simple " !

C’est une œuvre de jeunesse et, comme c’est souvent le cas, on va chercher à y trouver les pistes et les signes de l’écrivain qui s’annonce. Ici, le lecteur est comblé, c’est moins annonciateur que la " lettre du voyant " que Rimbaud envoya à Paul Demeny, mais tout aussi explicite de la future carrière.

L’humour d’abord jalonne cet essai. C’est bien entendu un humour potache et de jeunesse qui joue à la fois sur le sens de la formule (c’est tout aussi illogique de sa part (n.a. : à Proust) que d’esperer être rassasié en voyant pépé manger son dîner) mais également sur la parfaite connaissance de la langue française que Beckett possède déjà et qui s’amuse de la sonorité de mots conservés " en français " dans ce livre rédigé en anglais (saperlipopette !).

Il est important de souligner cet humour qu’il ne cessa de porter dans sa vie (comme le soulignent de nombreux témoins ou amis comme James Knowlson), histoire de contrecarrer l’image d’un Beckett habituel au visage d’aigle sévère et regard perçant, aux écrits souvent ardus et désespérés. Tout, dans ces pages, rappelle le sens de la mise en scène, le théâtre qui s’annonce déjà, que ce soit par les expressions vivantes mais aussi par la façon de les amener, véritables tirades qui annoncent déjà Godot (Le moi qui disparaît pleure et grince des dents. Le microcosme destiné à mourir reproche au macrocosme sa relative immortalité. Le whisky en veut à la carafe qui le contient…).

Oeuvre de jeunesse encore car on sent bien, dés les premières pages, que Beckett a cette volonté de jeter les bases d’un projet littéraire, au point où Proust semble singulièrement absent dés les premières théories qu’il expose par exemple sur la notion du " temps " dans l’œuvre de l’écrivain. Mais cette impression n’est en réalité que la volonté de Beckett de trouver l’expression juste, aussi emploie-t-il de nombreuses métaphores et procédés pour retourner les notions théoriques qui construisent l’œuvre de Proust. Cette recherche dans la précision donne ainsi l’illusion d’éloigner l’objet de l’étude.

Oeuvre de jeunesse et rétrospectivement c’est facile de guetter les analogies quand Beckett évoque les " Wattmen " que cite Proust (une annonce déjà de Watt ?). Et pourquoi ne pas imaginer une possible influence sur Claude Simon utilisant ce vocable pourtant peu usité dans le récent Tramway ?

Mais le Proust de Beckett est un travail extrêmement sérieux et, pour en retracer l’importance, il convient de restituer l’étude dans son contexte, c’est à dire en 1930, soit 12 ans après le premier cataclysme mondial, à une époque où l’importance de Proust, maintenant saluée comme le miroir d’une époque d’avant guerre, ne se révèle pas de façon aussi criante par manque de recul historique. D’autre part, l’étude de Beckett, si elle fait preuve d’une grande modernité dans la forme (voire d’une totale désinvolture au sujet de l’auteur étudié qu’il annonce dans sa préface : " on ne trouvera ici aucune allusion à la vie et à la mort légendaire de Marcel Proust, ni aux potins de la vieille douairière de la correspondance, ni au poète, ni à l’auteur des essais, ni à son eau de Seltz… "), contient également des éléments extrêmement précis et réfléchis d’analyse quant à l’œuvre, et de théorie littéraire qui ne se révéleront qu’un quart de siècle plus tard, à l’époque du nouveau roman. C’est le cas des questions sur la place du sujet dans l’œuvre, par exemple, ou le thème de l’habitude (l’habitude est un pacte signé entre l’individu et son environnement) qui induira neuf ans plus tard les premiers tropismes de Nathalie Sarraute.

Au final, donc, ce texte relativement court d’une centaine de pages laisse quelques sensations contradictoires après sa lecture. Sa brièveté n’exclut pas une lecture lente car le texte est dense, tant semblent compris et analysés les thèmes proustiens. Cependant les ambiguïtés du texte et les fausses pistes abondent : dans " Proust situe l’amitié quelque part entre la fatigue et l’ennui ", parle-t’il de l’auteur ou de lui ? Dans " Proust découvre qu’il est un artiste : je comprenais ce que signifiaient la mort l’amour, les joies de l’esprit, l’utilité de la douleur, la vocation, etc… ", n’est-ce pas Beckett qui donne cette définition de l’artiste ? Comment interpréter l’avis de Beckett : son œuvre (à Proust) n’est pas fortuite, c’est le hasard qui la sauve de la noyade ? Et le féroce " On estimait guère le style de Proust dans les cercles littéraires français. Mais à présent qu’on le lit plus, on admet généreusement que sa prose aurait pu être encore bien pire qu’elle n’est ".

Et Proust dans tout cela ? Le perçoit-on un peu mieux ? Oui et non (cette réponse de normand est peut-être due au cousinage irlandais que produit Beckett).

Non, car l’œuvre de Proust nous apparaît comme un tout, une globalité difficile, cette recherche d’un temps perdu qu’on juge un peu vaine et puérile, surtout confortable. On peut d’ailleurs se demander si Beckett n’éprouve pas de tels sentiments à l’égard de l’œuvre car ne prend-il pas un malin plaisir à restituer ce côté rébarbatif en décrivant pendant une quinzaine de pages les épisodes d’Albertine et Balbec ? – non sans avoir malicieusement et intelligemment prévenu le lecteur " invité à sauter ce qui suit " - Faut-il voir seulement un pastiche du style proustien, une réécriture dans ces pages ? En réalité, l’étude est très fine et précise...

Oui, on cerne un peu mieux Proust en traçant des ponts au hasard de ce que l’on a lu : ainsi dans l’étude sur le thème de l’habitude, la phrase concernant " le narrateur – personnage de Proust – ne parvenant pas à s’endormir dans une chambre inconnue, le haut-plafond le torture, lui qui a l’habitude…) permet de situer Proust entre deux repères (purement personnels) Le Horla de Maupassant et les Tropismes de Sarraute. Oui, et d’une façon plus franche quand Beckett compare son œuvre à Baudelaire, Daudet, aux frères Goncourt, Hugo, Huysmans, le frotte aux courants du symbolisme, du réalisme, naturalisme : on ressent ce besoin de sentir Proust cerné dans une époque assez large.

Au final, que nous reste-t’il de ce Proust ?

Des images supplémentaires, certains côtés de l’écrivain que l’on avait jamais remarqués auparavant, quand Beckett souligne ses rapports avec le naturalisme (il est significatif que les images de Proust sont pour la plupart botaniques), on ne peut s’empêcher de penser aux interpénétrations du style fleuri art nouveau (par exemple les balcons de fonte Guimard imitant les branchages), alors en pleine vogue à l’époque de sa gloire.

On peut aussi sentir un rapport quasi œdipien entre un Beckett partagé dans le désir de tuer Proust- le père (dont l’importance est énorme au moment de la rédaction de l’ouvrage) et de l’admirer. Situation pénible et inconsciente peut-être révélée dans le refus de Beckett de faire figurer ce Proust dans la liste de ses œuvres. Dans son Proust, ne cite-t-il pas Schopenhauer à travers la locution " Socii malorum " (compagnons de malheur) et c’était peut-être déjà l’aveu d’avoir choisi le fameux auteur comme ombre d’une vie à venir.

Mais s’il ne devait rester de cette lecture qu’un souvenir, ce serait cette ambiguïté magnifique que Beckett décrit à propos d’un passage de Proust : s’étant retiré dans sa chambre obscure et fraîche de Combray, l’essence toute entière d’un après-midi brûlant lui parvient grâce aux coups de marteau, étincelles écarlates qui retentissent dans la rue, et grâce à la musique de chambre que jouent les mouches dans la pénombre.

De cette réécriture de Proust, on sent que Beckett en a été traversé et l’envie vient de lire... encore plus Beckett ! Mais, de même, on devine qu’on ira un jour fouiller entre les pages des volumes jaunis, couvertures en tissus noirs, estampillés Bibliothèque des PTT, à la recherche de ce temps perdu, de cet après-midi brûlant et peut-être pour ne plus en ressortir, qui sait ?