Jacques Borel, l'effacement

après la disparition de Jacques Borel, l'hommage de Benoît Peeters

 

 

Benoît Peeters est né en 1956. Il vit depuis longtemps entre Paris et Bruxelles. Il a publié de nombreux ouvrages dont Omnibus (Minuit, 1976), Paul Valéry, une vie d’écrivain (Les Impressions Nouvelles, 1989) et le cycle de bande dessinées Les Cités obscures (en collaboration avec François Schuiten, aux Editions Casterman).
En dehors du chef d'oeuvre que sont "Les Cités obscures", Benoît Peeters, spécialiste d’Hergé (dont il fait paraître ces jours-ci une nouvelle biographie, “Hergé, fils de Tintin”, chez Flammarion), est aussi l’auteur de textes plus littéraires (de “Omnibus”, cité plus haut, à “Poussière de voyages” en 2001). Admirateur de Jacques Borel, il était devenu son ami. Ces pages avaient été écrites pour l’hommage que la Maison des écrivains avait rendu, voici quelques années, à l’auteur de “L’Adoration” et du “Retour”.

quelques liens à propos de Benoît Peeters :
http://www.lespierides.com/in
http://www.urbicande.be - sur les "cités obscures", magnifique

liens Jacques Borel
ses livres aux éditions Champ Vallon
la question de la dépossession sur le site de Jean-Michel Maulpoix
page Jacques Borel de "la toile de Mars"

Toute une vie  – en lisant Jacques Borel
© Benoît Peeters

 

Longtemps, je n’ai pas lu Jacques Borel.

Son nom ne me disait rien qui vaille. J’avais dû feuilleter distraitement L’Adoration, peut-être même Le Retour, dans les rayonnages si souvent explorés de Gibert, mais un je ne sais quoi (ce prix que lui avait valu son premier livre, sa méfiance vis-à-vis de la “modernité” ?) me retenait d’y aller voir de plus près. En matière littéraire, je penchais du côté de Minuit plutôt que du “Chemin”. J’avais négligé Borel, je me sentais loin de lui.

(De combien d’auteurs ne nous méfions-nous pas ? De combien n’avons-nous pas une image réductrice et figée, comme celle qui conduisit Gary à inventer Emile Ajar ?) Un jour, achevant un volume de Jean-Benoît Puech publié au Champ Vallon, je m’attardai sur la liste des ouvrages de la même collection. Un titre, Journal de la mémoire, retint mon attention. Le livre me transporta : après l’avoir relu, je le considère comme l’un des plus beaux de Jacques Borel. Même le journal, chez lui, ne concerne pas le présent ; c’est du souvenir qu’il se nourrit, c’est de lui qu’il tient la chronique. Et que ce soit par ce livre que je sois entré dans son œuvre aura sans doute déterminé toutes les lectures qui ont suivi. Quelques semaines ou quelques mois durant, je n’ai lu que Jacques Borel. Pour la premiere fois, Sandrine et moi nous lisions le même écrivain, nous échangeant ses livres. Nos conversations étaient toutes emplies de lui.

Le monde borelien me devenait familier. Je brûlais de le retrouver, de découvrir les textes rares, la Petite histoire de mes rêves, les Commentaires, les Commémorations. D’autres livres, disparus comme l’Histoire de mes vieux habits, me tentaient plus encore. J’aimerais écrire l’histoire d’une lecture, une traversée d’une œuvre du point de vue de celui qui la lit, et non, comme toujours, en tentant de retrouver le parcours de celui qui l’a écrite. Gracq le dit quelque part : ce ne sont pas les écrivains qui disparaissent. Il y en a ; il y en aura longtemps. Ce sont les lecteurs qui sont menacés d’extinction.Pour parler de Jacques Borel, commencer par parler de soi.

Ainsi fait-il lorsqu’il écrit sur Du Bellay, Rousseau ou Jaccottet. Et ses préfaces, ses commentaires sont autant de fragments d’une “autobiographie critique”. Ainsi faisais-je, en le lisant. Les dernières pages du Journal de la mémoire, vierges au début de la lecture, ne l’étaient plus quand je l’ai achevée. Et les notations hâtives, au crayon, qui les ont peu à peu couvertes, n’étaient pas des commentaires, mais des morceaux de souvenirs, comme les échos d’une phrase, ou d’un mot, à l’intérieur de ma propre vie. La lecture de Jacques Borel est inséparable pour moi de ces Trous de mémoire que j’écrivais alors.

Peu de livres auront à ce point favorisé l’émergence de mes propres souvenirs (et n’est-ce pas l’une des justifications les plus fortes d’une entreprise autobiographique que de susciter, chez ceux qui la lisent, la résurrection de moments qu’ils croyaient à jamais perdus ?)A peine avais-je commencé à lire Jacques Borel que j’ai voulu le rencontrer. Il n’est pas dans mes habitudes d’écrire à ceux que je lis. Mais les livres de Borel sont de ceux qui donnent envie de connaître leur auteur, ou plutôt qui donnent le sentiment de déjà le connaître. Lire Borel, c’est comme prendre de ses nouvelles, retrouver des silhouettes familières, dont on voudrait savoir ce qu’elles sont devenues.

J’appris, par des amis communs, qu’il avait passé des années à Bruxelles, où nous aurions pu nous croiser, qu’il avait habité à quelques rues de l’endroit où je vivais. Je regrettais ces occasions manquées, ces routes qui ne s’étaient pas croisées. Nous nous sommes écrits quelquefois. Presque craintif, j’ai guetté sa voix, son visage, à la télévision. Je viens à peine de le rencontrer.Jacques Borel est né en 1925, trois ans avant mes propres parents. Il m’est pourtant impossible de l’imaginer plus âgé qu’eux. Trop de notations nous rapprochent, comme si nous avions senti les mêmes choses, appartenions au même monde — ou au même temps.

(Force d’un autobiographe : faire de ses lecteurs ses semblables.)L’œuvre de Borel est celle de l’affolement autobiographique. Non seulement parce que la folie de la mère — cette folie triste et si peu folle qui est la vraie folie — y tient une place grandissante, remplaçant ou retardant le troisième volet prévu, Les Saugrenus ou Les Fascinés, par ce long morceau de douleur qu’est La Dépossession. Non seulement parce que la trilogie se vit un moment coiffée du titre “L’homme en quête de sa folie” (j’aime ces relectures d’une œuvre qu’offrent les pages “du même auteur”, ces titres incertains, ces livres annoncés). Mais surtout parce que le projet autobiographique, toujours repris, poussé jusqu’à ses limites, finit par éclater, débordant de tous côtés.

Une vie est irracontable : où faudrait-il s’arrêter, si un seul voyage en train, de Ligenère à Paris, peut occuper tout un livre ? L’une des choses qui me touchent le plus dans l’œuvre de Borel, c’est ce long débordement, ce perpétuel recommencement. Par son ampleur, par son succès, le premier livre aurait pu mettre fin au projet autobiographique. Les “rêves dans le temps d’un livre” manifestent plusieurs fois cette crainte que tout n’ait été dit, que l’écriture n’ait été qu’un feu de paille, comme si l’auteur avait, d’un coup, brûlé toutes ses cartouches. Mais ce premier volume ouvrit au contraire les portes de la mémoire. En un sens, c’est après avoir “tout dit”, dans ce roman d’apprentissage que constitue L’Adoration, que Jacques Borel entre vraiment dans son projet.

(L’Age d’homme joua un peu le même rôle dans l’œuvre de Michel Leiris : une manière d’aller au plus dur, presque en ligne droite, avant d’aborder les détours de La Règle du jeu. Ce qui fonde l’entreprise — “la rage de l’expression” — est ce que l’écriture excédera superbement.)L’autobiographie borelienne est un puzzle inachevé, un feuilleton immobile. Le titre Le Retour — qui pourrait s’appliquer à presque tous ses livres — dit bien ce mouvement par lequel ce qui fut raconté une première fois, en quelques pages, se trouve inlassablement exploré : la maison de sa grand-mère, où Borel vécut jusqu’à dix ans, est l’objet d’un inventaire presque absolu. Pourtant, si ample que soit le livre, il demeure insuffisant : à peine postérieures à l’achèvement du Retour, certaines pages du Journal de la mémoire consignent des détails oubliés (les deux épiceries, les trois filles de Mme Lauzergues, les “visites de noces”...). Et L’Aveu différé — qui plus qu’un complément du Retour constitue son négatif, sa part d’ombre, s’efforçant enfin de “souder l’une à l’autre les deux parts, si longtemps irréductibles d’une enfance insoumise” — ne fait lui aussi qu’amplifier, ou plutôt rectifier, un chapitre de L’Adoration : c’est comme une longue parenthèse, une note démesurée.

Mais sans doute les volumes corrolaires, je serais presque tenté de dire les “annexes” (sans la moindre nuance péjorative), sont-ils plus révélateurs encore de cette impossibilité à tracer des limites au projet autobiographique. Tous débordent leur titre, bourgeonnant en tous sens. L’Histoire de mes vieux habits, on le sait, s’aventure bien au-delà de considérations sur les vêtements : c’est toute la vie de Borel qui se trouve à nouveau reprise, une fois encore retouchée, à travers ce nouveau biais. La Petite histoire de mes rêves parle de bien autre chose que des rêves : cette évocation du “versant nocturne” d’une existence — tellement plus attachante que tant de recueils de rêves — est un véritable récit. C’est là que j’ai appris — étrange secousse, presque un coup de théâtre — que Didier était le fils de Geneviève ; c’est là que cet adolescent, réduit jusqu’alors à un prénom, à peine une silhouette, devient une figure essentielle. Un voyage ordinaire, est moins la relation d’un trajet (de retour, comme de juste) que la résurrection de tous les parcours accomplis sur la même ligne (de chemin de fer, mais surtout d’écriture, et ce n’est certes pas un hasard si Jacques Borel apparaît d’abord dans ses écrits sous le nom de Pierre Deligne).

L’écriture borelienne est comme un long post-scriptum. Comme l’analyse pour le vieux Freud, l’autobiographie est interminable. Il y a toujours un reste d’oubli à réparer, une approximation à rectifier, un aveu à compléter. En ce mouvement de retour inlassable, le sujet de l’autobiographie finit par se dissoudre.“Ajouté plus tard” : cette formule réitérée, dans le Journal de la mémoire, pour certains des plus longs fragments, résume assez bien l’art de Borel. La remémoration (ce mot, plus juste, je crois, que celui de mémoire) procède chez lui de l’ajout, de la retouche, du repentir. La phrase s’allonge, se charge d’alluvions ; elle se nuance, se précise, s’enfle de détails nouveaux, car l’écriture, jamais, ne peut venir à bout du souvenir. Le texte se fait palimpseste. Il se reprend, s’enroule sur lui-même ; et tout supplément, toute parenthèse sont susceptibles d’un nouveau prolongement, “ajouté plus tard encore”.

Cette phrase, si complexe soit-elle, Borel n’aime guère qu’on la dise baroque, et je le comprends. Car ce qu’elle tente, interminablement parfois, loin de toute complication et de tout maniérisme, c’est de restituer dans ses nuances, et sans tricher, la présence de chaque instant. Le ressassement — Borel emploie le mot plus d’une fois — eût été un titre possible pour une bonne partie de son œuvre. Car que fait-elle d’autre, sa mémoire, que ressasser, revenant à perte de vue sur la matière de L’Adoration ?

Dès les premières lignes du Retour, l’un de ses premiers livres pourtant, il annonce la couleur : “Je n’en aurai donc jamais fini avec mes images.” Et dans Un Voyage ordinaire, il insiste : “Tout dire : c’est pour cela aussi que je n’en aurai jamais fini, à moins d’une décision délibérée, ou de la mort (...), à moins que la lâcheté au contraire ne l’emporte (...), jamais fini, j’en ai bien peur, avec l’entreprise autobiographique commencée il y a dix ans déjà, plus de dix ans. Parce que je n’ai pas tout dit dans L’Adoration, dans Le Retour, que je n’ai pas, malgré mon intention primitive, pu tout dire, sommé, condamné à écrire sans fin : pour tout dire. — ou à tout rengainer, à me perdre pour jamais, en m’étouffant.” “Tout dire” : la formule est revenue, en grandes lettres blanches, sur le bandeau de L’Aveu différé.“Que peut-on savoir d’un homme ?”, demandait Sartre à l’orée de son Flaubert. Et certes, toute entreprise biographique, même la plus longue, la plus méthodique, celle qui se voudrait la plus exhaustive — comme cet Idiot de la famille aux trois volumes démesurés — , frappe bientôt par son caractère partiel, son essentielle insuffisance. Je me suis intéressé à Hergé, à Valéry, pendant vingt ans. Je les ai lus et relus, j’ai déchiffré des manuscrits, parcouru des centaines de lettres, rencontré certains de leurs proches. Je suis si loin de les avoir compris.

Nous ne dirons jamais tout, nous n’approcherons jamais de ce tout. Pauvre victoire que celle qui permet de reconstituer jour après jour, presque heure par heure, le déroulement d’une existence, comme si une vie pouvait n’être qu’une suite d’agendas. La meilleure biographie me paraît trop courte, laissant dans l’ombre cela même que je voudrais savoir et qui me reste à jamais dérobé. C’est l’autobiographie qui révèle ce que pourrait être une vraie biographie, à fleur de sentiments et de pensées, tout entière dans l’empathie.

(Combien de volumes de mémoires, à l’inverse, ne sont que des biographies déguisées, de simples alignements de faits et de dates, qu’un autre aurait pu relater aussi bien. Dans ces quatre-vingts pages laissées par mon grand-père, ce long plaidoyer pro domo, je ne retrouve rien de celui qu’il fut.)Peut-être la véritable autobiographie s’interrompt-elle dès lors que commence “l’âge d’homme”. Il peut mettre du temps à venir ce moment où la vie entre — sauf par éclairs — dans une longue prose. Cette frontière — celle qui sépare radicalement les deux volumes des Confessions de Rousseau —, l’œuvre de Borel ne la connaît guère. Il l’a écrit dans L’Effacement, l’enfance, “pour y tomber, y retomber, encore faudrait-il, un seul jour au moins, l’avoir quittée”.

C’est comme si l’enfance et son souvenir n’étaient qu’une seule et même chose. Existe-t-il une enfance hors de la nostalgie qui se la remémore ? Existe-t-il une enfance hors de celle qu’on invente en voulant la revivre — la rattraper ?Toute autobiographie est inachevée. Il y manquera toujours le récit de l’instant suprême, le dernier, qui seul pourrait lui donner sens. Mais cette limite elle-même, Jacques Borel tente de la dépasser. Ne trouve-t-on pas, dans les dernières pages de l’Histoire de mes vieux habits, une saisissante anticipation : l’auteur dans son dernier vêtement ? L’œuvre de Jacques Borel, il l’a dit, on le sent, est écrite autour de sa mère, et comme pour elle. C’est peu après l’enfermement à Ligenère que va débuter, compensatrice, l’écriture de L’Adoration. C’est avec les “rêves à la mort de ma mère” que s’achève la Petite histoire de mes rêves, et que commença pour Jacques Borel une longue période de silence. C’est la parole manquante de la mère et cette vie comme dérobée qui donnaient sens à l’écriture, si loin du narcissisme dont on accuse parfois ceux qui ne se cachent pas de parler d’eux.

(Il y a dans un coin de ma propre vie comme un autre Ligenère. Lire Borel m’a aidé, je crois, à commencer à le dire.)Ecrire, pour Borel, bien plus qu’une confession, est une forme de réparation. Dans Le Retour, c’est aussi d’un sauvetage qu’il s’agit : il faut compenser la mort trop précoce de la grand-mère, racheter une lettre qui ne fut pas écrite, et les duretés de la petite enfance. Et le long monologue du Déferlement, que cherche-t-il sinon à perpétuer, en une étrange exécution testamentaire, le souvenir de l’homme et du poète que fut Saverne ? Même L’aveu différé procède de ce désir : fixer les images de cette rue qui fut honnie, les sauver maintenant qu’il n’en reste plus rien, ressusciter les visages de Blonblon, de Lola et de Dédée Lardy avant que l’oubli n’ait tout recouvert. “En écho à Georges Perec”, est-il écrit au début des “je n’ai pas connu” de L’Effacement. Mais ces fragments sont bien loin de Perec. Il n’y aurait pas de sens pour Borel à écrire des “je me souviens”, lui dont la mémoire, “démoniaque” disait Saverne, garde à jamais la moindre image. Le souvenir est chez lui si présent, si concret, si insistant, qu’il envahit l’ensemble de l’œuvre, se confondant avec elle.

Comment ne serais-je pas proprement stupéfait par ces images si précises dont ses livres sont parsemés ? Il dit ne pas pouvoir oublier la couleur des yeux d’un être avec lesquels il a passé ne serait-ce qu’un court moment, quand je ne suis même pas sûr de connaître celle des plus proches d’entre mes proches.Ces “je n’ai pas connu” sont comme la marque d’une mémoire ancestrale, ou abyssale, l’impossible souvenir de ce qui nous a précédés, “l’inconcevable deuil de n’avoir pas connu tout ce qui avant moi était au monde”.L’œuvre de Borel, cas rare, est presque tout uniment tournée vers l’autobiographie. Sitôt qu’elle s’en éloigne, l’intérêt du lecteur fléchit (le mien en tout cas).

Tata ou de l’éducation, unique incursion dans le théâtre, m’a amusé sans me convaincre. Sur les murs du temps, si je ne les lis que comme poèmes, me parlent peu ; mais plusieurs fois, le poème se fait histoire, nouveau fragment d’autobiographie ; ainsi de celui dont chaque strophe s’ouvre sur “te rappelles-tu ?”

Te rappelles-tu la puce
Sous la lampe qui sautait ?
Comment l’envoyer d’un bond
Dans son œuf de bois verni
L’ongle crissait et glissait
Elle tombait sous la table
Aplatie comme un galet
Je ne suis pas plus adroit
Aujourd’hui que je n’étais.

Même L’Attente-la Clôture, ou Le Déferlement, valent d’abord pour moi par les traces autobiographiques que j’y cherche, les échos que je tente d’y retrouver. Et la lecture que je fais des essais, articles et préfaces signés par Jacques Borel est elle aussi comme secondarisée. Déjà tournés pour la plupart vers des œuvres autobiographiques, ils peuvent être lus, aussi, peut-être même d’abord, comme des commentaires des textes boreliens, prolongeant sa vie à travers celle des autres.

(C’est ce qu’avait bien vu Michel Beaujour, dans Miroirs d’encre, pointant les liens nombreux entre la préface des Regrets et Le Retour.)A ma rencontre avec l’oeuvre de Borel sont liées, mystérieuses, insistantes, des intuitions que je n’ose dire télépathiques : empathiques peut-être, comme autant de signes de connivence ou de proximité. Comme si je le devinais, ou me devinais à travers lui, par-delà les pages.

J’ai pressenti, en dépit de tous les travestissements de L’Adoration (et grâce à une seule allusion, furtive, dans la préface aux Fêtes galantes), la véritable identité de celui que Borel appelle Horace. Suis-je en train de trahir un secret si je prononce le nom de ce grand valéryen que fut Octave Nadal ? Je ne l’ai pas connu ; j’ai su que c’était lu ; et de cette trouvaille infime, j’ai tiré une joie d’enfant.

Je me souviens aussi que, lorsque Jacques Borel fit allusion dans une lettre au livre qu’il venait d’achever, L’aveu différé, j’ai su, presque aussitôt, ce qu’allait être cet aveu : la rue aux putes, quelque secret à son propos, longtemps retardé pour ne pas blesser sa mère. Je n’avais pourtant pas lu L’Enfant voyeur, introuvable plaquette.

J’ai déduit, sans trop de peine cette fois, le nom de cette petite rue sur un vieux plan de Paris. Et j’y ai visité, voici quelques semaines, au fond d’une cour assez triste, un petit appartement. Pour un peu, je l’aurais habité, sa “rue aux putes”, comme si je me glissais dans l’espace de ses livres.Si bien des pages me touchent, si tant de notations trouvent chez moi des échos, il est dans les livres de Borel des fragments qui me gênent et parfois me hérissent. Me frappe ainsi l’agacement si souvent manifesté à l’endroit de Roland Barthes, évoqué comme un sommet d’insensibilité et de froideur scientiste, l’image même du rejet de l’intime. Tant de choses auraient pourtant pu les rapprocher, à commencer par leur commune situation de fils unique d’un père d’emblée disparu, et d’une mère adorée jusqu’à son dernier souffle. Le Barthes que j’ai connu — le dernier, oserais-je dire le vieux Barthes, celui des Fragments d’un discours amoureux et surtout de La Chambre claire, celui qui rêvait de Stendhal et de Proust — n’était pas si loin de Borel.

L’insistance de ce rejet — jusque dans une lettre que m’adressa Jacques Borel à propos de Valéry — est pour moi presque comme un lapsus, et peut-être un écho lointain de ses relations avec Horace, celui qui, à coup de règles et d’interdits, l’empêcha longtemps d’écrire. La théorie, pour Borel (pas pour moi) tient toujours de la terreur.Le plus étrange, dans la fréquentation durable d’une œuvre, c’est le sentiment de proximité, presque de familiarité, qui s’empare de moi à la lecture d’un livre que peut-être — eût-il été signé d’un autre nom — je n’aurais pas songé à lire. Ainsi de cette méditation qu’est L’Effacement, si différente des textes qui m’avaient amené à le lire, si loin de moi par bien des traits : l’évidence de la perte, l’omniprésence de la mort.

Cette part de négativité, que j’avais comme exclue, ou atténuée, au fil de mes lectures jusqu’à ce que L’Effacement la rende si manifeste, Sandrine l’avait toujours perçue. Nous lisions les mêmes livres et les rendions tout autres : il y avait ces mots, ces phrases, différents pour chacun, sur lesquels nous nous arrêtions ; il y avait ces pages que nous nous empressions d’oublier, pour faire ces livres à notre image.Aurais-je lu Borel si c’était L’Effacement qu’en premier lieu j’avais ouvert ? Ne l’aurais-je pas distraitement feuilleté avant de le reposer sur la table du libraire ?

(Dira-t-on jamais assez à quel point il y a un juste moment pour lire les livres ? Pour certains auteurs, il n’est plus temps, pour d’autres, il est encore trop tôt. Il y a des écrivains qu’on a cru aimer plus que tout, et qui un jour ne nous disent plus rien, comme des amis inaperçus pendant trop longtemps, et face auxquels on reste silencieux. Des années durant, je me suis tenu à distance d’Henry James, comme sur mes gardes ; puis, je me suis pris de passion pour lui, le lisant de façon presque exclusive, jusqu’à traduire certaines de ses nouvelles ; un jour, sans trop savoir pourquoi, je me suis éloigné de lui, tandis que Sandrine se mettait à le lire, s’attachant à ces œuvres mêmes — les derniers romans — que je n’avais pu pénétrer.)Un jour, je ne lirai plus Jacques Borel.

Ses livres m’ont accompagné tandis que j’écrivais Trous de mémoire, tout comme, vingt ans plus tôt, j’avais vécu avec ceux de Claude Simon, avant d’exorciser ma fascination par l’écriture de mon premier livre, et d’abandonner les siens.

(Telle est notre injustice, ou notre ingratitude : nous nous défaisons d’une œuvre comme d’une peau.)Mais je n’oublierai pas Jacques Borel. Ses livres, immobiles dans un coin de ma bibliothèque, continueront de m’habiter. Un détail me reviendra, au hasard d’une rencontre. Je brûlerai de le retrouver. Je me remettrai à le lire.