Gustave Roud / La prière pour la tache des yeux...
par Ronald Klapka

Le site suisse Culturactif signale  dans une fort belle page: Un événement autour de Gustave RoudIl mentionne:

- l'édition de la  correspondance Roud/Jaccottet établie par José-Flore Tappy

- la parution en Poésie/Gallimard d'Air de la solitude et autres écrits, dont nous donnons ci-après le début de la préface de Philippe Jaccottet, ainsi que 

- le numéro d'octobre 2002 de la revue Europe, dont nous extrayons la conclusion d'une contribution de Pierre-Albert Jourdan prévue pour une émission de l'ORTF de 1974.

C'est effectivement un événement.
R.K.
 

Gustave Roud par Philippe Jaccottet (extrait)

Le poète vaudois Gustave Roud est mort il y a un quart de siècle, à soixante-dix-neuf ans. Sa mort n'a pas fait plus de bruit que sa vie. Son premier livre, Adieu, était paru en 1927, à Lausanne, tiré à quatre-vingts exemplaires. En 1950, l'éditeur Mermod a publié en deux petits volumes l'ensemble de ses proses poétiques sous le titre Écrits ; volumes que la Bibliothèque des Arts a complétés d'un troisième peu après sa mort, en 1978. En France, dès 1976, Bruno Roy avait accueilli plusieurs livres de Roud dans son catalogue chez Fata Morgana; avant qu' un choix de quatre recueils essentiels ne paraisse ici, dans la collection Poésie/Gallimard.

Une chose qui me semble à dire avant toute autre, cÁest que cette oeuvre est vivante; à l'écart, en sourdine, mais vivante (peut-être même plus qu'aucune autre de la littérature dite romande). CÁest une oeuvre à part, qui parle de bout en bout, à voix plutôt basse, d'une recherche essentielle; lointaine parente d'autres oeuvres en quelque sorte marginales comme celles de Novalis, de Maurice de Guérin, de Joubert (et, plus près de nous, d'un Pierre-Albert Jourdan). Même sans que l'on n'ait jamais fait aucun tapage à son propos (elle ne s'y prêterait pas), elle ne cesse de gagner de nouveaux lecteurs, atteints par cette voix d'une rare limpidité.
  © Philippe Jaccotet - Gallimard Poésie
 

Les blessures, nous le savions, ouvrent le monde des signes, le monde du dialogue, invisible aux « vivants » :

 
Vous n'étiez apparu que pour me ramener pas à pas jusqu'au seuil même du miracle. L'éclair de l'éternel est plus prompt que ce fouet de feu qui cingle les paupières du moissonneur endormi dans la nuit d'orage. Il arrache d'un seul coup la taie du Temps de nos prunelles. Une seconde, le monde réel se mire tout entier dans leur eau pure ; une seconde - et c'est assez. Une seconde, et déjà je sais que ce rameau de fleurs trop mûres devant moi que la bise gifle et dépouille de ses mains folles ne se fanera jamais plus. (II, 283-284)
Et toute l'oeuvre soudain se ramasse dans le texte qui forme le recueil, annonçant déjà la transparente pureté de Requiem
 
 Ô mémoire... C'est ici, près de ce même arbre, mais nu, ses rameaux ployant sous les lourdes étoiles d'arrière automne, que jÁai surpris jadis aux plus hautes régions de l'air le froissement d'ailes des grands migrateurs invisibles, ce vol fait de milliers de vols, plus doux qu'un fleuve de soie là-haut entre ses rives d'ombre constellée. (II, 286-287)


Ce vol, ou ce regard, qui traverse, dit Roud, « toute la terrible opacité de notre nuit humaine » (II, 288).

Et, au moment de conclure, c'est soudain « La prière pour la tache des yeux », cette prière paysanne placée en exergue d'Air de la solitude qui nous vient aux lèvres. 

Il faut nommer le nom de la personne, et dire : Si tu as la tache Dieu te détache si elle est blanche qu'elle se déblanche si elle est rouge qu'elle se dérouge si elle est noire qu'elle se dénoire au nom du Père du Fils et du Saint-Esprit amen.
  La dire trois fois et souffler dedans l'oeil (II, 69)


Qu'ainsi la tache - toutes les taches des yeux disparaissent, que ce parcours de nos vies, devenu si assombri, illustrant parfaitement aujourd'hui La Parabole des aveugles que peignait Bruegel en 1568, redevienne ce chemin d'innocence et d'extase qui, au plus noir d'une existence, continue d'errer en nous, ainsi que le sait absolument le poète Gustave Roud.

Pierre-Albert JOURDAN - Noël 1973