Littérature et "afficion" 
page proposée par Ronald Klapka

 

« QUE RESTE-T-IL DÁUN APRÈS-MIDI DE TOROS ? »
France Culture  SURPRIS PAR LA NUIT 

à 22H30 
12, 13, 14 Novembre 2002  Planète des toros 
par Francis Marmande 
réalisation : Renaud Dalmar 
Avec la collaboration de Vincent Bourg « Zocato » 
lire la présentation de l'émission

une lettre d'Yves Charnet à Francis Marmande

« Que reste-t-il dÁun après-midi de toros ? Quelle image ? La splendeur des toros, le comportement des toros, leur regard, une entrée en piste, un port de têteü Ou bien tout se noie dans lÁoubli qui court, ou lÁon garde une estampe, charpente et muscles de table anatomique, cette course fulgurante, la menace oppressante. » Francis Marmande, Ceux qui « prennent » les Miuras, « Le Monde » (22 août 2001)

Je voudrais te dire ici ² mon cher Francis ² ma gratitude pour un don que tu mets en øuvre comme personne, celui de faire voir entre les lignes de tes chroniques « cette bizarrerie intélévisable quÁest la corrida ». Lire le journal - même si cÁest « Le Monde »ü - mÁennuie. Deux exceptions à cette règle : jazz, corrida - selon Marmande. Façon de rappeler que, entre autres points communs, jazz et corrida sont dÁabord cela, des exceptions. De la corrida tu nÁhésite pas, commençant un récent papier, à proclamer quÁelle « est une théorie polyphonique des exceptions ». Écrivant la corrida, tu me parais tÁexercer à une même identification de « la stupeur » et de « la grâce » que quand tu cherches comment exprimer la furieuse énergie des « souffleurs ».  Une même affaire, oui, dÁintensité. Pour célébrer les rares minutes de « la vie éblouie ». Tout un art, comme tu dis, du « corps en jeu ». Le chroniqueur nÁa pas le choix : censé rendre compte dÁinstants sans instant, il prend dans sa prose ces risques poétiques qui font que le compte-rendu doit, en dernière analyse, rendre des comptes à la littérature. On ne peut témoigner de lÁémotion transmise par une expression créatrice quÁen la transposant dans une autre. Comme tu le fais ² à chaque fois de nouveau ² pratiquant cet art mineur, la chronique taurine.
La corrida, cÁest toujours selon quelquÁun. La corrida est, selon toi, une écriture. Une écriture ² et je mÁempresse dÁinsister sur cette évidence ² particulièrement sous contraintes. Pour lÁespace comme pour le temps. Peu de signes accordé par la mise en page ; peu dÁheures pour rendre sa copie. Comment pratiquer lÁart dÁécrire en respectant les contraintes propres au journalisme ? CÁest une question de prosateur moderne. Une question que Balzac, Nerval et Baudelaire ont eu chacun leur manière de laisser sans réponse. Une question de poétique, donc. À chacun son rythme. Tu transformes en poème de la vie ces lettres mortes de lÁévénement en quoi consiste le plus souvent un article de journal. La chronique mÁapparaît comme cette manière spécifique dont ta façon de vivre ² et de faire revivre - la corrida organise la matière même de ton écriture. Un récitatif pour aficionado.
Si cÁest sous la forme dÁune lettre que je choisis de réaliser ici un ancien désir de te parler de ta façon dÁécrire la corrida, cÁest parce que, et du premier jour, jÁai lu tes chroniques comme ce quÁelles sont - cÁest-à-dire comme des lettres attestant dÁ« un moment de vie ». Des cartes postales postées de plusieurs arènes par un voyageur qui voudrait faire lire à ses amis ce quÁil a vu. Par un de ces « fidèles » qui choisissent « de suivre, de place en place » telle « figura del toreo ». DÁaller, un 20 août, « sur une civière, avec des atelles, ou même à bicyclette à Saint-Sébastien » où « lÁancien, le respectable, Ruiz Miguel, reprend pour un soir lÁépée ». Le pacte que passent avec le lecteur tes proses taurines me paraît, et de part en part, un pacte épistolaire. Du même geste ces chroniques donnent à voir la corrida et le sujet qui lÁa vu. CÁest à travers le corps du sujet qui raconte que, lisant la corrida, on se retrouve à lÁécoute, précisément, de ce sujet. À lÁécoute dÁune voix qui confond volontairement façon de voir la corrida et façon de voir la vie.
Et peut-être que seule une voix peut, en effet, donner à entendre comment la corrida vaut fondamentalement comme une façon de voir la vie. De vivre sa vie. Écrire la corrida relève en dernière analyse dÁune poétique du sujet parce que ce qui, et de chronique en chronique, se communique dans les proses taurines, cÁest le rythme propre à la vie de ce sujet particulier, « lÁaficionado ». Oui je lis comme des lettres tes chroniques qui, plus quÁune leçon sur la technique propre au combat torero-toro, contiennent ² cher Francis - un portrait du sujet lyrique en aficionado. Et dans ce colloque bordelais que, sous un titre intraitable : « La corne de lÁEspagne », notre ami Xavier Daverat consacre à la tauromachie dans tous ses états, rien, sinon cette expérience personnelle en quoi consiste la lecture, ne mÁautorise à commenter tes chroniques. Et encore moins, bien sûr, à les commenter comme on répond, tu sais, à une lettre. CÁest assez dire si lÁécrivain bâtard que quelques livres auront fait de moi a conscience ici de lÁillégitimité risquée qui préside à une telle façon de prendre la parole.
 

La dimension amicale de ces lettres (en quoi consiste donc pour moi tes écrits-toros) me paraît dÁabord tenir au fait quÁelles constituent autant dÁétapes dÁune inachevable initiation à cette énigme nommée corrida. JÁen prends pour exemple cette obstination à répéter ² et presque dans chaque papier ² que « tout commence par les toros, et tout finit par eux » - oui, que, « à lÁouverture » de cet « opéra /ü/ très imprévisible », « comme toujours, les toros décideront de tout ». Écrire la corrida, cÁest proposer une éducation à la tauromachie par la dynamique même de la pensée. DÁoù ta façon dÁavancer des formules dont la valeur axiomatique réplique à cette indémontrable vérité que seule la corrida met en jeu. Il sÁagit moins de dire le duel propre au duo torero-toro que dÁimposer lÁévidence selon laquelle, dans un tel duel, « en fait, tout dépend, comme toujours, de la corne ». Instruit, comme on sait, par lÁexemple de Michel Leiris, tu suspends chacune de tes chroniques à lÁimpératif dÁécrire, en toutes lettres, la règle du jeu. Ton parti pris du toro te fait, par exemple, trancher dans le vif des vaines querelles quÁaliment les disputes du « mundillo » : « Le prétendu conflit « toristas » (amateurs du toro) contre « toreristas » (du toreo) est idiot : pas de toro, de vrai toro, pas de toreo. CÁest tout. » Rendant compte de la corrida du 5 février 1999 dans « ce cône de volcan », « ce chaudron très civilisé », cette « fournaise prête à sÁenthousiasmer » quÁest la Monumental de Mexico, tu commences significativement par rappeler que « peu de publics aiment à ce point les taureaux et ce quÁils donnent aux hommes ».
LÁamour constitue donc quelque chose comme une réponse à ce don de soi que fait cette inquiétante bête à cornes. Comme quand, face à tel toro dÁexception, Ponce, « au fait de sa science », « offre ce quÁil nÁa plus ». LÁoffrande de cet amour est la réponse de lÁhomme au grand jeu de lÁanimal. Réponse inactuelle. Réponse à contre temps. Cet amour « anachronique » qui « remonte aux cavernes » - et « fait signe, non sans quelque misère, à lÁamitié perdue entre lÁhomme et la bête ». Grand jeu de lÁamour entre lÁanimal et lÁhomme, lÁénigme nommée corrida « suppose la complicité du monde ». Il y a donc dans la passion de lÁamateur de toros une quête de lÁarchaïque. Une recherche, sinon dÁun autre temps, du moins de quelque chose dÁautre dans le temps. Intempestive altérité que révèle parfois lÁapparition des fauves à la tête armée de respectables poignards. « Quand ils sortent comme sortent les huit du 5 février, à 2000 mètres dÁaltitude, sous les gros porteurs en dernier virage, au fond du volcan et dans la poussière, les toros de Mexico offrent un jeu quÁon ne connaît plus dans le Vieux Monde. » Un tel jeu , pas dÁautre objet au désir qui fait courir, tu sais, « lÁaficionado patenté » - ce sujet qui joue avec les chimères. « Un jeu allègre, encasté » qui permet au torero toutes les passes. Et ce jeu nÁest pas du jeu, mais, tu ne cesses de le rappeler, une infernale technique. « Rien sans les toros, bien sûr, mais à condition quÁun garçon puisse se mettre devant. Ce qui est toute une science. » La tauromachie, donc. « La plus dangereuse de toutes les sciences inexactes ».
Une corrida de Miuras, par exemple, met en jeu cette science de lÁenfer que maîtrisent quelques horribles travailleurs qui « prennent » les Miuras ² qui, comme tu le précises, « peuvent les prendre » - ces « six ou sept » matadors constituant « la confrérie des capables qui acceptent ». Richard Milian, Denis Loré, Meca, Padilla, Pépin Liria, Antonio Ferrera - tels sont, aujourdÁhui, les noms propres de ces « géomètres du courage » dont tu précises quÁils « ne veulent pas mourir mais le craignent pas non plus ». Les noms propres de ces poètes de lÁimpossible qui toréent lucidement lÁintensité ² « ne sÁaffolant jamais devant ce qui rend fou ». Comme tu lÁécris, dans un billet dÁhumeur ironiquement titré « Échelles, box-office et cornes », « voir, hors escalafon, hors engouement de midinette, Richard Milian couper deux oreilles aux Miuras de Béziers (14 août) ; Meca, Padilla et Ferrera affronter les Palhas de Tyrosse (le 23 juillet) ; Luisito se mettre devant les Cebada Gago (Bayonne, le 6 août) ; cÁest toute une histoire. Très sérieuse. » CÁest le passage à lÁacte de cet amour-passion que des hommes, quelques-uns, vouent, tu sais, aux toros. Et tout le désir pour ce jeu se joue sans doute dans la différence que tu fais entre aimer la corrida et aimer les toros. « Pourquoi ? Parce quÁon nÁ« aime » pas la corrida. Ce nÁest pas une histoire dÁamour. On aime la politique, la littérature, lÁamour, le vin, la musique des Noirs américains, Monteverdi et Goya, mais on nÁaime pas la corrida. En revanche, on aime les toros, oui, jusquÁà lÁabsurde. » Et on ne sÁen prive pas. Ni toi, ni moi. Ni les autres. À nous tous, le public des courses. Cette « clique qui aime les toros dÁun amour de campagne ».
 

Il entre bien sûr dans cet amour fou des toros une irréductible dimension esthétique. Dans telle corrida de « victorinos » tu vois « la beauté retrouvée ». En amateur cultivé des courses de toros, tu sais comment musique et peinture participent, par exemple, aux métamorphoses de ce cercle magique que trace toute arène. « Cornet où lÁon entend tout », une arène permet à « un bon aficionado » de suivre « de tête, à lÁaveugle, /ü/ une corrida /ü/ par le seul opéra des olé ! ». À chaque arène son rythme. Ainsi la Monumental de Mexico « est une musique à part » où « quand les choses traînent ou se passent mal », une « rumeur /ü/ sur basse continue des moteurs dÁavion se déchire en sifflets et lazzi » _ où, scandant « à la perfection le tempo des faenas », « un olé ! brûlant » - « cri jailli comme dans lÁamour » - « monte dÁun coup, augmente et exulte, quatre fois, cinq fois, six, jusquÁau remate, le paraphe, la conclusion de la série ». Une arène est un lieu poétique où lÁøil écoute la musique des passes ² « la musique muette, « tue » (pour en revenir à la très mallarméenne traduction de Bergamin par Florence Delay) ». LÁextase que produit la corrida sur le sujet-Marmande (tel que, et de chronique en chronique, il sÁinvente) me paraît cependant dÁordre plus visuel quÁauditif. Le musicien que tu es voudra bien me pardonner cette hasardeuse hypothèse. (Il nÁy a pas, tu sais, de commentaire à moins de ce risque quÁimplique toujours une interprétation.)
Chaque course de toros recommence une expérience de la fascination. Dont la peinture reste le modèle fantôme. Ainsi quand, le 12 août 2000, sort, à Béziers, le second « Juan Pedro Domecq » de José Tomas, cÁest un « toro dÁestampe » que tu contemples. Comme les bêtes les hommes de lÁarène emprunte leur beauté romantique à la peinture. Parfois de façon grotesque, comme tel picador, « gaillard volumineux aux rouflaquettes des picadors de Goya ». Parfois de façon sublime, comme le 21 mai 1999, à Nîmes, « le picador du dernier toro de Julian Lopez, dans une rencontre terrifiante, cheval cabré comme saisi par Goya, à la limite de la culbute, avec un formidable raffut dÁétrier de fer, de jambière, de palissade, de souffle de forge, de choc de titans et de cris ». Si une affinité élective tient ensemble peinture et corrida, cÁest que la course de toros commence par mettre en øuvre lÁart de voir. Et de voir dÁabord, pour le matador, le toro. Comme le 1er juin 2001, à Nîmes, Ponce a vu Descarado, le quatrième Victoriano del Rio de lÁaprès-midi. Ce toro qui « court avec décision, sÁengage sous le cheval, promet beaucoup, transmet plus encore », Enrique Ponce « le voit immédiatement. Il voit  ce toro avant tout le monde. Ce qui suffit à qualifier un torero ». Et un peintre, donc ! « Ce que voulait être Picasso, cÁest picador. »
QuÁest-ce, pour un torero, que voir un toro ? Toute lÁaffaire, bien sûr, est là. Voir un animal, cÁest, pour un homme, retrouver cette vérité primitive de la corrida selon laquelle « toréer, cÁest grandir le toro ». Comme Ponce quand il invente avec Descarado, 475 kg, le premier toro grâcié dans les arènes françaises. Non pas en le combattant, mais en toréant avec lui. En toréant, comme tu dis, « lui et lui » : « Étrange cet instant dont parlent les toreros, où ils savent quÁils ne toréent plus le toro, mais quÁils toréent ensemble. LÁun par lÁautre. Lenteur, calme, changement de main de bassiste, le toro est sans doute un bon toro, il devient un grand toro. » Et, dÁavoir ainsi permis cette éphémère et souveraine incarnation de la grâce vaut au toro sa grâce. Le voici « dans la langue de José Bergamin, indulté ² lexique religieux ». Voir un toro reste pour un matador un acte sacré. Poète de la bête, le torero se fait parfois le voyant rimbaldien. Dans une « liesse homérique ». Dans une « euphorie pour cent ans, soit, jusquÁà demain après-midi ». Espace et temps fêtant leurs merveilleuses retrouvailles. « Des soirs comme ça, tonne Marius, dans son bar où se tient presque jusquÁà lÁaube lÁultime « tertulia » anisée de la fête, moi, jÁ« indulterai » la nuit ». La nuit où lÁon refait en rêve, tu sais, les corridas de rêve. Les corridas qui sont arrivées demain.
 

Passant dÁune passe à lÁautre les toreros dont tu nÁaura cessé de célébrer lÁimpossible souveraineté sont montrés comme des passeurs de rêve. Ainsi de José Tomas quand, à Béziers, le 12 août 2000, « samedi de luxe pour lÁalternative du petit Castella », « il entraîne au centre » son second Juan Pedro Domecq, « de véroniques en véroniques, aussi lentes, posées, exactes, quÁun rêve ». Art chimérique ² au sens nervalien, tu sais, du terme ² la corrida se caractérise parfois par cet « épanchement du songe dans la vie réelle » dont la fabuleuse optique nous permet de voir la merveille. Pareille chance ² et tout aficionado en connaît la déprimante rareté ² produit, à chaque fois, une véritable sidération - comme lÁaffirme résolument le titre de ta chronique du 18 août 2000 : « Le cas José Tomas sidère Bayonne, Béziers, Dax, Saint-Sébastien et autres lieux ». Ce qui confère son caractère littéralement sidérant au geste dÁun tel torero cÁest, en effet, sa capacité de rendre visible, dans lÁombre et le soleil dÁune arène, lÁinvisibilité même du rêve. Opération de métamorphose qui change le tempo du temps. Quand cette « nouvelle idée de lÁimpossible qui sÁappelle José Tomas » torée, « la planète ralentit sa course que temple son poignet de velours ». Affaire de rythme : toréer consiste à captiver - pour la communiquer au toro comme au public - lÁenvoûtante vitesse du rêve. « Tomas conduit la tête du fauve dÁimperceptibles toques du poignet, va où il veut comme on marche, ralentit la lenteur et esquisse un sourire. Après quoi, à la fin de chaque phrase dÁune syntaxe coulée, après chaque séquence quÁil signe dÁun détail précieux, il sÁéloigne à pas songeurs en regardant le sable. Toujours dans la plus grande douceur. »
Rendant compte de la course du dimanche 9 avril 2000 à Saragosse, ta chronique articulait déjà rêve et lenteur. Encorné deux fois, José Tomas nÁa souci que de servir cette « géométrie rêveuse des passes » dont il a le secret. Se relevant après sa première cornada, « il reprend simplement le temps où il lÁavait laissé ». Comme dans un rêve ? « José Tomas enchaîne du temps sur du temps. » De même après la seconde blessure. « Donnant plus de lenteur encore à ses passes, fixant la corne au ras de sa ceinture sans la voir. » Cette poétique du rythme onirique que met en øuvre le toreo dÁun José Tomas fait la chance de ce que tu nommes une « corrida de lÁ« arte » - cÁest-à-dire dÁune corrida où lÁ « art se serait fait corps ». Le « corps en jeu ». De cet « éphémère et souverain passage » , le sujet lyrique quÁest lÁaficionado viendrait avidement guetter lÁavènement et lÁévénement. Pas en se laissant passivement regarder par lÁécran de sa télévision. Mais en se déplaçant ² corps et âme ² dans les arènes. Parce quÁon ne sait jamais. Parce que - comme tu ne cesses dÁy insister ² de lÁimpossible, il nÁy a quÁune prise. Et que « la chance ne se répète jamais ». La chance, lÁimpossible. Autant de notions que ton écriture de la chronique taurine ne cesse de reformuler. En fonction de ce qui arrive ² ou nÁarrive pas ² aux courses dont tu choisis de rendre compte. « La question de ce qui arrive est centrale » écris-tu justement dans la chronique publiée le 21 août 1999 sous le titre « LÁhymne à la joie ». Chronique dont lÁincipit est cette phrase qui proclame lÁinsoutenable légèreté du jeu tauromachique : « Remarquée pour sa saison 1998, Bayonne poursuit dans la chance. »
La chance, cÁest quand lÁimpossible arrive ² étant entendu que lÁimpossible, bien entendu, nÁarrive jamais. Un après-midi de toros, par exemple, à Bayonne, le 15 août 1999. La chance ? « CÁest arrivé le 15 août. » César Rincon, José Tomas et El Juli devant 6 toros de José Luis Marca. « Ceux qui y étaient ont traîné des heures dans la nuit qui tombait autour des arènes. Incapables de partir, comme si partir allait les couper dÁune énergie vitale. Légers dÁune joie communiquée par les Marca de lÁaprès-midi et du jeu quÁils ont donné à qui a su le prendre ». Car le nom de cette « énergie vitale » qui circule, les jours de chance, dans une arène, cÁest, oui, la joie. Dont, lyrique autant que tauromachique, ta chronique se fait ² cÁest la moindre des choses ! ² lÁhymne : « QuÁest-ce que la joie ? Rien. Ce qui ne se discute pas. Ce nÁest ni la satisfaction, ni le contentement, encore moins le bonheur. LÁinverse de la consommation. Quelque chose qui paraît une aile, se pose, sÁenvolera sans doute. Qui est là. On peut casser la joie, la ternir, nombre à en faire profession, on ne peut la nier. CÁest son seul désespoir. La joie, cÁest ce qui arrive. » Écrire la corrida, cÁest écrire lÁinconnu. Cette énigme qui met le temps hors de ses gonds. Le sujet hors de soi. Et remplace le programme de lÁaprès-midi par lÁimprogrammable même. Dans cette perspective la chronique devient un acte poétique dans sa tension pour figurer ce qui relève du non-savoir ² pour risquer ici un terme dont le lecteur de Bataille que tu commenças par être reconnaîtra lÁincalculable portée.
JÁaime que ton style soit précisément perturbé, déplacé, bousculé par ce qui arrive ² et doive réinventer sans cesse les instables notions dont il ne dispose pas pour rendre compte de ce qui se joue, parfois, dans un après-midi de toros. Car ce qui reste des corridas ² comme de nos amours ? ² cÁest cette chronique intime, ce récitatif intérieur, cette fable secrète dont on voudrait communiquer lÁimpartageable intensité. Ce que - pour finir encore avec la première chronique de toi que jÁai lue, découpée, archivée - tu nommes aussi lÁinsupportable. Comme, à propos de sa Douleur, Baudelaire aurait dit « lÁintenable ». Peut-être que la corrida ² cher Francis ² est ta Douleur. Et la chronique ton poème. Ce qui passe de lÁexpérience à lÁexpression, cÁest cette turbulence propre au sujet qui ne saurait, tu sais, (se) tenir tranquille. Que reste-t-il dÁun après-midi de toros ?  LÁintranquillité même de vivre. Ainsi, rendant compte des courses du 5 février 1999 à Mexico, tu chantes en prose « ces quatre heures de tremblement, de olé !, dÁaéronefs qui virent sur lÁaile gauche, de beauté, de tristesse, dÁennui, de rage, dÁémotion, de douleur, de stupeur /ü/, quatre heures dÁennui et de vrai peur /ü/ ; quatre heures de vie dans la vie, quatre heures du pouls de la vie ». De ces « quatre heures » tu ne dis pas seulement quÁelles « ne se parlent pas », tu précises, en musicien, « quÁelles sÁentendent. Elles battent encore aux tempes ce soir. » Elles sont le rythme même du sujet lyrique exprimant sa passion de lÁimpossible. La musique organique du corps improvisant la partition de son obscure émotion. Quatre heures de courses à Mexico  « disent la vérité de vivre et de mourir, de croire et de désespérer, le mensonge du monde, de la justice et de ce qui ne se conçoit pas. CÁest insupportable. Bien sûr, et cÁest pourquoi. »
LÁamour des toros reste une passion - sans pourquoi.

Yves Charnet
Toulouse (15-25 novembre 2001)
 

Surpris par la nuit, avec Francis Marmande

Les taureaux, ce sont des animaux dÁélevage considérés comme dangereux. 
Les toros (le bos ibericus), cÁest une espèce sauvage (brava), dÁune morphologie et dÁun tempérament exceptionnels. Ce sont des bêtes non dressables, non  domesticables, non assimilables. On les tient pour les plus belles de la création. Ce sont en tout cas celles qui donnent le plus dÁeffroi, à juste titre. 

À lÁélevage (ganaderia), les toros font lÁobjet pendant quatre ans dÁun soin, dÁune attention, dÁune précaution et dÁun luxe que les animaux ne connaissent plus. Après quoi, une infime partie dÁentre eux est sélectionnée pour être, en une après-midi par lot de six, affrontés, glorifiés si possible et mis à mort de la façon la plus digne possible. 
LÁéchec, la blessure, le cauchemar, la mort, le vent, la pluie, lÁennui, la chance et parfois rien, veillent sur cette promesse. 
Les toros sont aussi le sujet infini de textes, de chants flamencos, de musiques, de conversations, de paroles, ils engagent le destin entier de lÁhomme, de lÁanimal, de la mort, de la souffrance et de la pensée. 

Les taurins (professionnels ou liés à la profession), les amateurs (aficionados) et le public, faute de se mettre devant eux, parlent à lÁinfini des toros. 
CÁest sur leur planète que Surpris par la nuit atterrit, avec Francis Marmande (professeur de littérature à lÁuniversité Paris 7, chroniqueur au Monde), secondé par Vincent Bourg (« Zocato », chroniqueur de presse et de télévision). 
La parole, les voix, les musiques et les accents que suscitent les toros sur leurs terres et sur leur planète est une parole paysanne, philosophe, artiste ou vétérinaire. Elle est le chant dÁune étonnante socialité. 
Elle touche à tous les métiers, à toutes les intelligences et concerne transversalement tous les sexes et toutes les classes sociales. 

Elle engage la représentation du politique, de lÁarchaïque et du moderne, la réflexion sur le spectaculaire, la pensée du sacrée, du tabou, du scandale et de ce quÁonne devrait pas voir. 
Ces paroles, ces mots, ces voix, ces accents et ce lexique, dans Surpris par la nuit sont scandés par les musiques de corrida (pasos-dobles et musiques rituelles), les coplas flamencas interprétées par Paco El Lobo : on entend, selon les actes de « la plus dramatique, et de loin ! des sciences inexactes », des femmes (Florence Delay), des hommes, des toreros (El Cordobès) et ceux qui auraient voulu lÁêtre, des vétérinaires (Pierre Daulouède), des chirurgiens (docteur Gouffrant), des connaisseurs (Jacques Durand) des humbles et des phénomènes. 

Textes extraits de Curo, Romero, y Curro Romerro, et A partir du lapin, Francis Marmande (Verdier)Recouvre-le de lumière, Alain Montcouquiol (Verdier).