Littérature
et "afficion"
La dimension amicale de ces lettres (en quoi
consiste donc pour moi tes écrits-toros) me paraît dÁabord
tenir au fait quÁelles constituent autant dÁétapes dÁune inachevable
initiation à cette énigme nommée corrida. JÁen
prends pour exemple cette obstination à répéter
² et presque dans chaque papier ² que « tout commence par les
toros, et tout finit par eux » - oui, que, « à lÁouverture
» de cet « opéra /ü/ très imprévisible
», « comme toujours, les toros décideront de tout
». Écrire la corrida, cÁest proposer une éducation
à la tauromachie par la dynamique même de la pensée.
DÁoù ta façon dÁavancer des formules dont la valeur axiomatique
réplique à cette indémontrable vérité
que seule la corrida met en jeu. Il sÁagit moins de dire le duel propre
au duo torero-toro que dÁimposer lÁévidence selon laquelle, dans
un tel duel, « en fait, tout dépend, comme toujours, de
la corne ». Instruit, comme on sait, par lÁexemple de Michel Leiris,
tu suspends chacune de tes chroniques à lÁimpératif dÁécrire,
en toutes lettres, la règle du jeu. Ton parti pris du toro te
fait, par exemple, trancher dans le vif des vaines querelles quÁaliment
les disputes du « mundillo » : « Le prétendu
conflit « toristas » (amateurs du toro) contre « toreristas
» (du toreo) est idiot : pas de toro, de vrai toro, pas de toreo.
CÁest tout. » Rendant compte de la corrida du 5 février
1999 dans « ce cône de volcan », « ce chaudron
très civilisé », cette « fournaise prête
à sÁenthousiasmer » quÁest la Monumental de Mexico, tu
commences significativement par rappeler que « peu de publics
aiment à ce point les taureaux et ce quÁils donnent aux hommes
». Il entre bien sûr dans cet amour fou des
toros une irréductible dimension esthétique. Dans telle
corrida de « victorinos » tu vois « la beauté
retrouvée ». En amateur cultivé des courses de toros,
tu sais comment musique et peinture participent, par exemple, aux métamorphoses
de ce cercle magique que trace toute arène. « Cornet où
lÁon entend tout », une arène permet à « un
bon aficionado » de suivre « de tête, à lÁaveugle,
/ü/ une corrida /ü/ par le seul opéra des olé ! ».
À chaque arène son rythme. Ainsi la Monumental de Mexico
« est une musique à part » où « quand
les choses traînent ou se passent mal », une « rumeur
/ü/ sur basse continue des moteurs dÁavion se déchire en sifflets
et lazzi » _ où, scandant « à la perfection
le tempo des faenas », « un olé ! brûlant »
- « cri jailli comme dans lÁamour » - « monte dÁun
coup, augmente et exulte, quatre fois, cinq fois, six, jusquÁau remate,
le paraphe, la conclusion de la série ». Une arène
est un lieu poétique où lÁøil écoute la musique
des passes ² « la musique muette, « tue » (pour en
revenir à la très mallarméenne traduction de Bergamin
par Florence Delay) ». LÁextase que produit la corrida sur le
sujet-Marmande (tel que, et de chronique en chronique, il sÁinvente)
me paraît cependant dÁordre plus visuel quÁauditif. Le musicien
que tu es voudra bien me pardonner cette hasardeuse hypothèse.
(Il nÁy a pas, tu sais, de commentaire à moins de ce risque quÁimplique
toujours une interprétation.) Passant dÁune passe à lÁautre les toreros
dont tu nÁaura cessé de célébrer lÁimpossible souveraineté
sont montrés comme des passeurs de rêve. Ainsi de José
Tomas quand, à Béziers, le 12 août 2000, «
samedi de luxe pour lÁalternative du petit Castella », «
il entraîne au centre » son second Juan Pedro Domecq, «
de véroniques en véroniques, aussi lentes, posées,
exactes, quÁun rêve ». Art chimérique ² au sens nervalien,
tu sais, du terme ² la corrida se caractérise parfois par cet
« épanchement du songe dans la vie réelle »
dont la fabuleuse optique nous permet de voir la merveille. Pareille
chance ² et tout aficionado en connaît la déprimante rareté
² produit, à chaque fois, une véritable sidération
- comme lÁaffirme résolument le titre de ta chronique du 18 août
2000 : « Le cas José Tomas sidère Bayonne, Béziers,
Dax, Saint-Sébastien et autres lieux ». Ce qui confère
son caractère littéralement sidérant au geste dÁun
tel torero cÁest, en effet, sa capacité de rendre visible, dans
lÁombre et le soleil dÁune arène, lÁinvisibilité même
du rêve. Opération de métamorphose qui change le
tempo du temps. Quand cette « nouvelle idée de lÁimpossible
qui sÁappelle José Tomas » torée, « la planète
ralentit sa course que temple son poignet de velours ». Affaire
de rythme : toréer consiste à captiver - pour la communiquer
au toro comme au public - lÁenvoûtante vitesse du rêve.
« Tomas conduit la tête du fauve dÁimperceptibles toques
du poignet, va où il veut comme on marche, ralentit la lenteur
et esquisse un sourire. Après quoi, à la fin de chaque
phrase dÁune syntaxe coulée, après chaque séquence
quÁil signe dÁun détail précieux, il sÁéloigne
à pas songeurs en regardant le sable. Toujours dans la plus grande
douceur. » Yves Charnet Surpris par la nuit, avec Francis Marmande Les taureaux, ce sont des animaux dÁélevage considérés
comme dangereux. À lÁélevage (ganaderia), les toros font lÁobjet pendant
quatre ans dÁun soin, dÁune attention, dÁune précaution et dÁun
luxe que les animaux ne connaissent plus. Après quoi, une infime
partie dÁentre eux est sélectionnée pour être, en
une après-midi par lot de six, affrontés, glorifiés
si possible et mis à mort de la façon la plus digne possible.
Les taurins (professionnels ou liés à la profession),
les amateurs (aficionados) et le public, faute de se mettre devant eux,
parlent à lÁinfini des toros. Elle engage la représentation du politique, de lÁarchaïque
et du moderne, la réflexion sur le spectaculaire, la pensée
du sacrée, du tabou, du scandale et de ce quÁonne devrait pas
voir. Textes extraits de Curo, Romero, y Curro Romerro, et A partir du lapin,
Francis Marmande (Verdier)Recouvre-le de lumière, Alain Montcouquiol
(Verdier). |