"Tu es des nôtres"
le salut de Michon à Rolin dans Scherzo...

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C'était en 1983. Mai 68 avait fait en littérature un grand trou - mai 68, ou plutôt ce que nous avons pris l'habitude commode d'appeler ainsi, et qui est bien sûr le dernier sursaut du désir politique, mais qui est aussi de l'enfance interminable, de l'amour, de la Vatersehnsucht, une velléité sans suite de parricide, de l'énergie arrêtée. Mai 68, donc, n'était pas tout à fait fini. Au fond du trou, nous priions pour que des oeuvres émergent, et nous en préparions tous, des oeuvres, mais nous n'y croyions pas, elles nous faisaient rire, nous dégoûtaient et nous révoltaient. Nous avions la conviction très orgueilleuse que la littérature était indigne de ce que nous avions rêvé ; que de toute façon, traîtres et déchus, nous étions indignes de tout, de la littérature en particulier. Il y avait en chacun de nous, écrivains à venir (mais qui croyaient qu'ils ne viendraient pas), une sorte de héros déclassé de Conrad, traître et pourtant loyal en secret, dégradé mais plein de bravoure, un Lord Jim qui attendait qu'un père lui tende une main de pardon et qu'un vieil homme nommé Marlow le reconnaisse, raconte son histoire, lui redonne du galon, un sabre, un honneur - une phrase surtout: " Il était des nôtres ".

Mai 68 avait fait un grand trou. Nous regardions en tremblant des oeuvres en sortir, des oeuvres qui savaient qu'elles sortaient du trou, qu'elles revenaient de loin. Il y eut les premiers livres de Guyotat, qui fut pionnier dans cette affaire ; il y avait toujours le Tel Quel de Sollers, qui se penchait sur le trou et donnait un coup de main, à sa façon ; la relève des Editions de Minuit, c'est-à-dire en ce temps Jean Echenoz, qui portait ça tout seul sur son dos ; Bailly, qui rééditait Lenz; des livres publiés par Georges Lambrichs, par Bernard Noël, par Denis Roche - et la confiance que ceux-ci gardèrent, l'observation aiguë du petit cratère où pullulaient les Lord Jim, est a posteriori étonnante, d'une incompréhensible bravoure. Sans eux, tout aurait peut-être sombré dans le ronron réactionnaire, les pseudo-retours, les pseudo-récits, l'Egypte increvable. On aurait muré le trou. On aurait fait dessus une pyramide - on l'a d'ailleurs faite, vraisemblablement.

C'était donc en 1983. Novarina, Bergounioux, Volodine, étaient encore en Egypte, ils n'en sortiraient que dans les trois ou quatre années suivantes. J'avais un manuscrit honteux, honteusement intitulé Vies minuscules, en lecture chez un grand éditeur qui interminablement me faisait lanterner au bord du trou : ça n'était pas assez long, et puis c'était trop long; c'était trop écrit, et puis c'était bâclé ; c'était inhabituel, mais ringard ; enfin, on me publierait peut-être, mais en me faisant bien sentir que c'était pure tolérance et mansuétude - en me disant : vous n'êtes pas des nôtres.

C'est dans ces dispositions de marionnette, qu'un jour, à la radio, j'entendis parler quelqu'un. Il parlait de son premier livre, qui venait de paraître : le titre était agressivement mallarméen, la main qui sortait du trou avait eu la force de faire le geste du noli me tangere; mais le coeur et l'esprit qui en sortaient avec, et qu'on entendait dans la voix, avaient été entièrement cuirassés et armés, et ruinés, par les grands capitaines, Blake, Coleridge, Melville, Lowry, Rimbaud, Stevenson, Cendrars, les Russes du fond du trou, Borges, Hugo, Pessoa, Conrad ; l'esprit savait l'histoire du monde, qui est l'histoire d'un crime ; il savait la géographie, les lieux du crime ; il savait la technique, ponts, vaisseaux et kalachnikov, qui sont les vecteurs du crime ; la philosophie, qui juge ou justifie le crime, ce qui est la même chose ; la littérature qui se sait et est impardonnable, parce qu'avec le crime elle fait de la beauté, et jouit de cette beauté. LÁesprit et le coeur savaient et chantaient à leur façon la plus belle chanson du monde, la plus juste, celle qui dit l'histoire, l'épopée et le crime, la résonance du vide, la jouissance du vide, et qui est dans Stevenson : Fifteen mates on the dead man's chest, Yo-o-o and a bottle of rum ! Drink and the devil have done for the rest, Yo-o-o and a bottle of rum ! L'esprit savait peut-être qu'on ne sort pas d'Egypte, sinon par chest et rum, mais il voulait passionnément croire que si, on en sort. L'esprit chantait aussi que nous étions vingt ou trente brigands dans une bande, et vingt ou trente ça suffit bien, pour sortir d'Egypte. Les lectures de cet homme qui parlait étaient immenses, son refus de ces mêmes lectures ne l'était pas moins. Il connaissait la chanson, comme on dit. Il haïssait ce qu'il adorait. Il sortait du trou, il savait qu'à chaque instant il y retomberait, et il le disait. Cette voix à la radio, c'était Olivier Rolin qui parlait de Phénomène futur. Je ne savais pas alors si Rolin avait fui ou trahi quoi que ce soit, mais moi, oui. Je ne savais pas s'il attendait qu'une main de lecteur ou de témoin, celle de Marlow par exemple, l'aide à sortir du trou. Mais je sais en revanche avec certitude que, dans le procès que je me faisais, dans le contentieux que j'avais en cours avec la littérature et le monde, cette voix à la radio me parlait très haut et me disait : Vous êtes des nôtres.

Quand j'entends maintenant cette voix, quand je la lis noir sur blanc ou qu'elle me parle dans l'air, quoique je voie le visage, quoique je sache comment la main s'y prend pour dire: noli me tangere ou son contraire, j'entends dessous l'autre voix, l'anonyme encore et sans visage, la voix fraîchement sortie d'Egypte qui à son insu m'a dit une fois pour toutes, à la radio: Tu es des nôtres.