Michel Collot : Immuable mobile, poèmes
(Editions La Lettre volée, Bruxelles, 2002) - par Serge Meitinger

le site des éditions La Lettre Volée

L’être-au-monde, dit le philosophe, est la structure même de l‘existant que nous sommes. Le poète, lui, n’a ni à dire ni à montrer encore moins à démontrer mais à nous faire sentir en les retrouvant nos attaches premières, originelles et même intimes, bien que, parfois, leur découverte nous étrange. Les mots du poème rappellent nos possibilités d’atterrage, notre constitutive fluidité, nos arborescences de nerfs, de veines et de gestes, notre pâtir qui est ouverture bien que souvent souffrance... Michel Collot, qui connaît le lexique et les problématiques de la phénoménologie dont il use, par ailleurs, en analyste de la poésie moderne, sait que, proche l’expérience, seul le langage du poète permet de vérifier, c’est-à-dire de rendre vraie, notre immersion sensible en le monde des êtres et des phénomènes et de fonder ainsi sans cesse à nouveau le questionnement phénoménologique qui, sinon, ne serait qu’abstraction et verbiage impuissant.

Notre démarche en altitude, entre ciel et mont, entre terre et vide, au bord de l’abîme, nous rend à notre pesanteur d’abord charnelle et à la gravité dont nous éprouvons l’ambivalence : elle fait tomber et entrave car elle est la cause même du poids, mais elle libère en permettant l’essor car elle fournit la prise d’appui nécessaire. Sous-jacente au mouvement, elle fait partie de l’immuable qui entretient l’élan. Habiter la terre implique ainsi la recherche d’un équilibre entre ce qui retient et ce qui fait démarrer, entre ce qui reste fixe et ce qui laisse être le mouvement ou même l’impulse, entre l’étable qui confine, l’alpage qui aère et la chapelle qui édifie, le rocher qui assoit, la bauge qui enlise et le clocher qui nous allège. Notre atterrage est à ce prix : la métaphore est maritime et elle indique bien une proximité flottante au domaine terrestre qui reste telle sans devenir fusion ou confusion, une halte prochaine et provisoire qui n’est ni installation ni enfouissement ni enracinement. Il y va également de la juste tonalité qui seule égalise et établit :

sans monter ni hausser le ton
à l’altitude l’homme
humblement s’égale

L’humble chapelle de montagne met peu de distance entre ses fondations et le sommet de son clocher d’où s’élance le tintement sacré : l’appel qui en émane est à hauteur d’homme, déjà céleste par l’altitude du site, toujours terrestre en raison du voisinage avec la pente et son écho, haut et bas, modeste et sublime, immanent et transcendant à la fois, proche-lointain. Grâce à lui l’homme touche ce qui lui permet de “s’égaler” à ce qui l’entoure et à lui-même dans le halo mouvant d’une présence exacte, mesurée, précaire malgré le sentiment d’alliance et de paix, de liberté et d’éternité qui résulte de cette sensation vraie. Et la cascade — “immuable mobile” — et l’arc-en-ciel et les rocs des cirques montagneux, la “mésange charbonnière” et le monde un, entier, volatil de la neige et l’aube sur le seuil enfin réelle font aussi toucher d’une part les “assises granitiques de l’être”, percent ou frayent d’autre part “un passage pour le divers” et le désir, ne cessent pourtant de ménager “soudain si proche l’inouï”.

De par notre “gorge sèche”, nous comprenons la soif de la terre desquamée et son appel au flot salvateur : notre voix y joint les mots et leur perméabilité propre ; notre sang épouse d’instinct les grands rythmes et principes de l’irrigation, il en prévient les risques, apprivoise les vicissitudes, et notre corps exulte dans le flux vivant du ru, de la chute, de la douche. L’écroulement des eaux — cataracte — est moins une catastrophe ou une menace qu’une intime jubilation et une prémonition d’extase puis d’ataraxie. Mais le fleuve peut aussi se briser et se perdre, se heurter aux rochers de l’abîme comme “la tête cogne contre les murs”. Toutefois l’osmose reste possible avec le végétal, le minéral, l’animal, mêlant les spermes, les sables et graviers, les semences, et la résurgence est un rêve accompli de physique et verbale résurrection, de reprise du sillage vital, refrayé. Pas plus que les “fluides” en leurs diverses mouvances et polarités, les “arborescences” ne sont des métaphores appliquées à notre vitalité mais elles nous proposent, elles aussi, de véritables façons d’être, de stimulants tropismes. Le regard, le tact, l’allure et le désir s’aiguillent et bifurquent selon des réseaux tangibles, palpables, sensibles : ajours, fentes et fendillements, fibrilles, ramifications et contournements, souffles contenus, arrêtés puis respirs, bras et branches qui enserrent, desserrent, embrassent pour relier sans ligoter… Nervures de l’être toujours en avant, toujours futur… L’arborescence démultipliée de l’être permet au flux de rester flux sans perdre le lieu, le lien, donne une mesure au sans mesure, fait chanter le vide entre les branchages, entre les fibres, entre les mots… Elle fait infiniment circuler l’énergie de l’“uni-divers”.

La souffrance même est chance d’énergie. Retrouvant l’inspirante et étrange devise de Maurice Scève: “Souffrir se ouffrir”, Michel Collot la complète et parfait en “Souffrir s’ouvrir”. Ce n’est pas là dolorisme ou complaisance morbide mais, grâce au fracassement des catégories déjà fermées, des attitudes et habitudes figées — du tout-senti, du tout-pensé —, réalisé par la douleur, c’est la possibilité de “réapprendre/ nos vertus rocailleuses”, de creuser jusqu’à l’évidence de l’os, d’assumer le “moignon de la souffrance/ témoignant pour/ un monde plus pur”. La souffrance est ainsi un travail : une torture certes et elle affaiblit d’abord, elle lamine et anémie, mais elle contraint par éclatement et par écart, par une intensification et une purification des sources mêmes du sentir, à une résurgence et à une arborescence neuves, inouïes, qui suscitent au cœur du paysage — naturel et humain, physique et spirituel — une levée, une ascension :

L’aube : une brume éblouissante
les plans s’étagent peu à peu
vers l’horizon le soleil monte

Je déplierai les mots
fragile échelle de lumière
pour franchir la distance
qui l’un de l’autre nous sépare

me hisser patiemment
tâtant du cœur chaque barreau
jusqu’à la nue heureuse

où nos âmes ne seront plus
qu’un seul corps glorieux

Que ce “corps glorieux”, qui est le dernier mot du livre, nous laisse à méditer sur notre être-au-monde, sans concepts ni arguties mais selon une “fragile échelle de lumière” qui, avec elle, nous élève!

Serge MEITINGER

 

liens :

Michel Collot, un entretien sur Issu de l'oubli ainsi qu'unebio-bibliographie sur le site Prétexte
chez Champ Vallon, le livre de Michel Collot sur Francis Ponge
Jean-Michel Maulpoix, à propos de l'édition de Supervielle dirigée par Michel Collot