Jean-Michel Defromont / Fati


" Pour ce qui est de la durée de la présence dans cette cassure humaine qui piétine la vie de tant de femmes, d'hommes, d'enfants aussi, de familles entières... elle n'est pas le seul fait des gens qui s'engagent au premier degré, comme nous et tant d'autres essayons de le faire. N'est-ce pas la condition même de l'artiste de se tenir toujours au bord des précipices de l'être humain, sur le lieu du vertige, du risque constant de la chute, là où ça bascule ? Il me semble que c'est surtout ça que tu explores, entraînant les lecteurs à y aller aussi. Kafka dit quelque part : "l'art tourne autour de la vérité avec la volonté bien arrêtée de ne pas se brûler". Approcher une parole qui brûle et ne se consume pas, c'est l'expérience de Moïse au buisson ardent dans l'Exode... Les gens laminés par la vie sont aux premières loges de tout cela, donc aux sources de l'art." J-M. D.

 

Jean-Michel Defromont, nous sommes nombreux à le connaître en tant que responsable, militant, organisateur, d'ATD Quart-Monde. Le livre qu'il nous propose est de littérature. Expérience dans la quête de l'autre par le dialogue : inscription du dialogue comme lieu même de la conquête du récit pour rejoindre le mystère de l'autre. Mais son engagement d'homme résonne partout dans cette exigence humaine, la fraternité qui veut se dire ici comme exigence première, malgré tout ce qui râcle et qui use. Une logique d'édition pour la collectiond e Sylvie Gracia au Rouergue. FB.

Ci-dessous un extrait, les premières pages de "Fati", et un bref entretien avec Jean-Michel Defromont sur sa démarche. à lire : la page des éditions du Rouergue

e-mail / courrier pour Jean-Michel Defromont

 

un bref entretien : le militant, l'auteur...

Quel est le lien entre votre activité de volontaire permanent à ATD et votre activité de romancier ?
Les deux faces de mon engagement, à la fois en tant que citoyen impliqué et artisan de l’écriture, sont aussi indissociables que le recto et le verso d’une feuille de papier.
Comme toutes personnes actives dans ce mouvement, je suis d’abord un témoin soucieux de rendre compte de la vie, de la pensée et de la résistance que les familles dans l’extrême précarité opposent à la misère. ("Je témoigne de vous", disait Joseph Wresinski, fondateur d’atd Quart Monde) Avec bien d’autres, nous cherchons à créer des relations durables entre ceux qui n’ont aucune possibilité de choix de vie, et ceux qui font (ou pourraient faire) le choix de rejoindre ces derniers. En 28 ans, j’ai pu constater combien ces liens grandissent et libèrent ceux qui les tissent. Mon engagement est une quête de ces relations.
Comme artisan de l’écriture, je m’efforce, au moyen du langage, d’explorer au plus près l’expérience de vie, les difficultés, les aspirations de ceux qui refusent au quotidien que des êtres humains soient piétinés dans leur dignité. Que ces personnes mènent ce combat par choix ou par nécessité de survie, elles posent à tout lecteur potentiel des questions auxquelles personne n’échappe : Je suis qui, moi, face à ces gens ? Leur vie et la mienne ont-elles un même sens ? Que faire alors de mon existence ? S’atteler à ces questions, c’est se lancer dans une quête. Mon écriture est une relation de cette quête.

Quel rôle la littérature et l’écriture jouent-elles dans votre engagement et comment tout cela s’articule-t-il ?
De tout temps, la littérature s’est efforcée de labourer le langage pour faire revenir à la surface une humanité cachée, des vies ignorées, malmenées, non considérées. Le langage, champ de la conscience, est aussi l’outil de la trace, pas seulement de la vie, mais de l’itinéraire que les humains ont empruntés au long de leur existence. Notre vie, plus qu’un film qui se déroule, est une chaîne ininterrompue de mots.
Rendre possible que ceux que jamais personne n’écoute puissent être reconnus comme auteurs d’une pensée d’intelligence, créatrice de beauté, et porteuse d’avenir, c’est une tâche enthousiasmante. Certains y voient un “ engagement ”. Comme beaucoup, j’y trouve largement mon compte.
Ecrire, et permettre à d’autres de le faire, d’aller au plus près de ce qui les brûle, c’est déjà s’inscrire dans le champ de la littérature. Vivre avec d’autres cette découverte que le langage se travaille, comme on taille la pierre, comme on souffle le verre, et que ce travail grandit celui qui s’y essaie, c’est un luxe. Certains y voient un engagement...

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire?
Peut-être la revanche d’un père qui ne signait jamais mes carnets d’écoliers et que je n’ai jamais jamais vu écrire... Peut-être la conviction que l’écriture est la seule puissance qui nous reste quand nous sommes impuissants à changer les choses... Peut-être l’espoir fou que ces lignes noires sur fond blanc vont donner à quelqu’un l’idée qu’il peut vivre autrement...

Pouvez-vous expliquer le choix de la fiction ?
La fiction permet d’aller loin dans l’intime en préservant l’intimité de ceux qui se livrent dans le livre (à commencer par moi-même)... "Fati" est tissé d'une juxtaposition de faits réels, de l'entrecroisement de destinées réelles, de personnes réelles. Chaque personne ayant contribué a donné son aval. Une histoire "vraie" mettant à nu les personnages les auraient livrés, pas délivrés. Livrer, c'est faire prisonnier. Alors qu'il s'agit ici de tenter de rendre plus libres, aussi bien le lecteur que ceux dont on se fait l'écho...

un extrait : le début de "Fati"

11 avril 1977
Elle est là, assise sur son lit, la tête de son bébé à hauteur de la sienne, comme si c’était un masque à oxygène.
L’enfant a la couleur des taches de rousseur étoilant le visage de sa mère. Mais sa peau, à elle, est aussi blanche que sa chemise de nuit marquée de l’insigne de la maternité. Une épaisse chevelure rousse tombe en cascade sur ses épaules et cache en partie son regard. Une veine bleuit sa tempe. Pour l’instant, c’est tout ce que l’on sait d’elle.
C’est une chambre double dans une maternité quelque part en Europe. Celle qui occupe l’autre lit s’appelle Élisabeth Buisson. Elle avait demandé une chambre seule mais, comme il en manquait, on l’avait mise dans celle-ci, alors inoccupée.
À son réveil, longtemps Élisabeth n’a d’yeux que pour François, son premier né, couché entre la fenêtre et elle dans un berceau transparent, les pieds déjà couverts d’une ménagerie de peluches. Puis, sur sa table de nuit, elle voit l’énorme bouquet de roses rouges et, contre le vase, la photo de son petit encore tout fripé, posé à même sa peau sur son ventre de mère. Plus tard, des froissements de draps derrière elle l’avertissent d’une présence dans le lit d’à côté.
Elle se retourne, l’autre ne bouge pas. À peine si Élisabeth peut apercevoir le bébé entre les épaules serrées de sa mère. Sur sa tablette, pas de fleur, mais un objet étrange : une statuette en bois rouge, légèrement penchée en avant, entre un verre vide et une bouteille d’eau.
É lisabeth tousse un peu, guette une réaction de sa voisine. Rien. Du silence qui perdure émane une multitude de bruits ordinaires : des bouts de conversations, des plaintes de nourrissons, des bruits de pas dans le couloir. Des bruits de pas qui s’arrêtent, un coup bref sur la porte, une femme fait irruption une fiche à la main. Au sourire qu’elle affiche, on dirait que quelqu’un vient de lui jouer un tour.
– On vous a changée de chambre mais vous voyez, je vous retrouve, dit-elle à sa voisine.
L’autre reste de pierre. Bienveillante malgré tout, la secrétaire poursuit :
– Alors, ça y est ? Vous lui avez trouvé un nom, maintenant, à cette petite ?
La jeune femme penche légèrement la tête en avant, ses cheveux tombent en rideau jusqu’à cacher l’enfant.
La secrétaire agite sa fiche comme un éventail.
– Depuis trois jours qu’elle est née, quand même, vous avez eu le temps de réfléchir, non ?
– Non.
Un non timide, mais buté. C’est tout ce qu’elle a répondu. Perdant sa bonhomie, la secrétaire s’exclame :
– Ah non ! Écoutez… Comment je vais faire, moi, pour la déclaration ? Pour l’état civil, on ne peut plus attendre.
– Cet après-midi, je vous dirai.
– Cet après-midi, c’est trop tard. Déjà hier vous m’avez dit ça. Vous savez, je vais être obligée de…
Gênée pour cette mère toute jeune à qui on fait des remontrances, Élisabeth préfère quitter la pièce et attendre dans le couloir. Peu après, alors que la secrétaire n’est toujours pas sortie, une autre femme entre, elle aussi, dans la chambre. Sans frapper. Celle-là n’a ni blouse blanche ni l’allure d’une simple visiteuse. Élisabeth continue à faire les cent pas et, quand les deux libèrent les lieux, elle se dépêche de retrouver son petit. Il dort toujours.
Tout est tranquille. En apparence.
La jeune femme donne le sein à son bébé, regard tendu droit devant elle, comme si elle essayait de lire à travers la fiche de température accrochée au bout de son lit. Élisabeth s’approche tout près de la baie vitrée puis recule le front, prise de vertige. Tout en bas, un magnolia sème ses pétales mauves sur une pelouse bordée de forsythias en fleurs, seule zone épargnée par les voitures en stationnement. Dehors, le printemps respire, mais dedans, le calme est devenu étouffant. Sans se détourner de la fenêtre, Élisabeth se risque :
– Ça arrive à tout le monde d’hésiter. Dans ces cas-là, plus les gens insistent, plus on se sent bloquée, ça se comprend.
Cette fois, elle entend grommeler :
– En tout cas, s’ils essaient...
Surprise, elle se tourne vers sa voisine.
– Comment?
– Je me fous par la fenêtre.
– Quoi?!
É lisabeth pense d’abord qu’elle a mal entendu. Mais la jeune femme continue à marmonner.
– Pour eux, déjà, j’existe pas. Ça changera pas grand-chose.
– Pourquoi vous dites ça ? demande Élisabeth, interloquée.
L’autre répond distinctement, avec hargne :
– J’ai rien dit ! C’est elles ! Si elles croient que je vais
leur laisser prendre ma fille comme ça !
– Prendre votre fille ! Mais qui ?...
– Ben, elles !
– Mais, pourquoi ? insiste Élisabeth, abasourdie.
– Ben, pour son bien, tiens ! crie presque la jeune mère. Abandonner ma fille, c’est ce qu’ils appellent être raisonnable. Il paraît que je ne pourrai pas la rendre heureuse. Savent tout d’avance, ces bonnes femmes là.
É lisabeth se penche une seconde sur François.
– Vous voulez dire qu’on vous propose de…
– Propose…
La jeune femme grimace un mauvais rire et baisse la tête. Ses cheveux cachent son visage. Elle renifle et se tait. Élisabeth s’assoie sans bruit. Long silence effaré, puis elle se ressaisit.
– Vous avez bien de la famille.
– Parlons-en, bougonne la jeune femme, dans un haus-sement d’épaules.
– Si vous voulez, poursuit Élisabeth.
– Quoi ?
– Vous avez dit : “ parlons-en ” ; j’ai dit : “ si vous voulez ”.
– Si vous voulez quoi ?
– Parler de votre famille.
– Ça avancera à quoi ?
Inutile de continuer. Élisabeth se remet au lit. Les voilà de nouveau toutes les deux silencieuses. La jeune femme renifle encore, s’essuie le nez du revers de la main. Elle a besoin de se moucher. Elle se lève, écarte son bébé du sein et le pose sur son propre lit, avant d’aller dans le cabinet de toilette. Aussitôt la petite se met à crier, s’agitant au beau milieu du matelas. À cet instant, une infirmière entre dans la chambre.
– Mais que fait ce bébé en dehors de son berceau ? Sa mère est partie se promener ?
É lisabeth n’a pas le temps d’expliquer quoi que ce soit. Revenant aussitôt dans la pièce, la maman rétorque :
– Je suis là !
– Vous savez, se radoucit l’autre, je dis ça, c’est pour elle. D’abord, elle pourrait tomber. Et puis, c’est pas sain de mettre un bébé comme ça dans un lit d’adulte, il risque d’être en contact avec toutes sortes de microbes.
– J’étais allée me moucher, réplique la jeune femme, reprenant l’enfant qu’elle serre aussitôt contre elle.
En regagnant son lit, elle frôle sa table de nuit. La sculpture tombe par terre. Comme la petite crie toujours, sa mère, paniquée, voulant lui donner le sein, appuie la main sur l’arrière de sa tête. L’infirmière s’indigne.
–  N’écrasez pas cette enfant, vous allez l’étouffer ! Vous voyez bien, quand on vous disait de la mettre au biberon…
Le bébé finit par téter normalement. Mais, quand l’infir-mière s’en va, laissant les thermomètres, la jeune mère est blême. Sans bruit, Élisabeth se glisse hors du lit, ramasse la statuette et la repose à sa place. Apaisante, elle dit :
– Elle est jolie cette petite statue.
– Elle est comme moi, dit la jeune femme. Elle tient pas debout.
Bientôt c’est l’heure d’Olivier, le mari d’Élisabeth. Puis d’autres visiteurs se succèdent jusqu’au soir, toujours pour la famille Buisson. Pour la voisine, personne. Quand les derniers s’en vont, la jeune mère dort déjà, semble-t-il. Ce jour-là, elle ne dira rien de plus.
*
Il fait encore noir quand François commence à se mani-fester. Élisabeth allume sa veilleuse, s’assoit sur le bord du lit et prend son bébé qui réclame. Craignant qu’il ne réveille l’autre maman et sa petite, elle le met vite au sein et reste ainsi tournée vers la fenêtre, jusqu’à ce qu’il soit repu. C’est seulement quand elle se lève pour aller le changer qu’elle découvre, stupéfaite, qu’il n’y a plus personne dans le lit d’à côté.
Ni la mère, ni l’enfant.
La statuette aussi a disparu.
Marché
La nuit règne toujours sur la grande place rectangulaire quand la jeune femme arrive avec un sac de sport. Elle se retourne. Personne. Dans les grands arbres en rang par quatre d’un bout à l’autre de l’esplanade, les moineaux semblent être les seuls à l’avoir remarquée. Essoufflée, elle hésite un moment avant d’aller s’asseoir sous l’abribus à proximité. Le sac sur les genoux, elle inspecte du regard les alentours, des trottoirs jusqu’aux toits que domine le beffroi de l’hôtel de ville.
Sous la lumière des réverbères, des ouvriers achèvent l’installation d’un marché. Un homme, la trentaine, pousse un chariot couvert de tréteaux. Un autre les pose à espaces réguliers. Chaque support claque sur le bitume en un bruit sec, doublé par l’écho. Près des fourgons garés en travers des allées, des piles de cageots plus hautes que des hommes s’entassent sur des diables.
Blottie dans l’ombre, la jeune femme ouvre la glissière de son sac, le fouille à gestes lents, avant de le poser sur le banc près d’elle, sans le quitter des yeux. Puis elle remonte le col de son manteau, cachant presque entièrement son épaisse chevelure, indifférente à ces hommes aux gestes lourds qui montent le marché sans échanger un mot.
Un bus contourne l’esplanade par la seule rue encore dégagée. À l’intérieur, un passager tout seul finit sa nuit. Le chauffeur stoppe à l’arrêt. Elle garde les yeux fixés en direction de l’horloge du beffroi qu’elle ne peut plus voir, et ne bouge pas. Le car grogne et repart. Cinq heures trente.
Sur la place, un vent soudain secoue les arbres nus aux pousses encore timides. L’ouvrier du marché a rangé sa carriole. Maintenant il couvre les stands. Bras tendus au-dessus de la tête, il a du mal à attacher aux armatures de tube les bâches gonflées par le vent. Elle suit des yeux cet homme pas très grand, tout à son travail. Peu à peu, le froid la pénètre. Elle tousse, puis fouille encore dans le sac avec précaution, avant d’en refermer partiellement la glissière.
Un autre bus approche. Cette fois, avant qu’il n’arrive, elle prend son bagage à bras-le-corps et quitte l’arrêt en hâte. Quand le car l’a dépassée, elle fait demi-tour et revient se blottir à son endroit de départ. Elle tousse encore. Depuis les stands, l’homme baisse lentement les bras et se retourne. Épaules voûtées, il cherche à distinguer d’où ça vient. Mais de là où il est, on ne voit rien : il fait trop sombre sous l’abribus. Sans se presser, il relève les bras et poursuit son ouvrage.
Un peu avant six heures, dans un café à l’autre angle de la place, les lumières s’allument. À l’intérieur, un homme s’active à remettre en place les chaises retournées sur les tables. Avant qu’il ait fini, des monteurs se dirigent vers lebistrot, suivis par quelques commerçants emmitouflés qui ont terminé leur installation. Ils sont déjà plusieurs sous l’enseigne de “ L’Avenir ” quand le barman leur ouvre. Alors, dans l’obscurité, avec une très grande douceur, la jeune femme sort son bébé du sac. Elle le tient contre elle dans son nid d’ange ; longtemps elle le réchauffe de son souffle, savoure la douceur soyeuse de ses cheveux. Elle pose quelques baisers sur ses joues et son front, et lui recouvre la tête d’un petit bonnet blanc. Puis elle l’installe soigneusement contre sa poitrine sous son manteau. Elle se lève, entourant l’enfant de ses deux bras. De sa main collée à hauteur de la taille, elle attrape le sac, vérifie que personne ne l’a remarquée et s’avance elle aussi, d’un pas mal assuré, vers le café.
Dès qu’elle pousse de l’épaule la porte vitrée, les clients accoudés au bar la suivent des yeux. Comme si elle ne se rendait compte de rien, elle traverse la salle et va s’asseoir à la table la plus éloignée, près de la façade vitrée, dos au mur. À cette place personne ne peut vous surprendre. Quand elle ouvre son manteau pour dégager son trésor, les gens se regardent ébahis.
Sur les étagères derrière le bar, un transistor grésille au milieu des bouteilles d’alcool. Elle, toute à son enfant, lui retire son bonnet et cale son bébé dans le creux de son bras. Puis ses yeux se mettent à fouiller la nuit à travers la vitrine.
Le barman descend les dernières chaises encore juchées sur des tables puis s’avance vers elle.
– Et pour madame ?
C’est la première fois qu’on l’appelle madame. Songeuse, elle ne remarque pas que, dans la salle, tout le monde attend la réponse. Le serveur patiente, l’œil impassible. Absorbée, elle finit par croiser son regard et sursaute :
– Un grand chocolat chaud, s’il vous plaît.
– ’Jour, fait en entrant le monteur du marché qui arrimait les bâches.
Il serre la main du barman.
– Café ?
Le gars hoche la tête, soufflant dans le creux de ses mains, avant de les frotter vigoureusement à plat l’une contre l’autre. Puis il glisse un regard intrigué vers la jeune mère, occupée à transformer en berceau la banquette de moleskine. Elle ouvre un peu le nid d’ange du bébé et le veille un moment, s’assurant qu’il dort toujours. Puis, dans ses doigts rougis, elle prend la grande tasse que le garçon vient de poser devant elle et l’approche tout près de son visage, les yeux fermés dans un petit nuage de chaleur.
Hissé sur un tabouret du comptoir, un jeune monteur donne du coude au collègue qui vient d’arriver. Tout bas, il dit :
– T’as vu, c’est la rouquine de l’autre jour. T’avais remarqué qu’elle attendait un môme, toi ? Ma parole, elle a quand même pas accouché dehors ! Mais d’où qu’elle sort, celle-là ?
– De quoi je me mêle ? bougonne son copain.
– Je demande, c’est tout.
– Ouais ben c’est tout, reprend le premier, sans détourner la tête.
– Non mais attends : avec son bébé, c’est pas une clodo. Elle a l’air propre et tout. Alors qu’est-ce qu’elle fout, avec un moutard café au lait dans un bistrot à une heure pareille ? Ah! café au lait dans un bistrot !
Il rit.
– Je vois pas ce qu’y a de rigolo, coupe l’autre gars, d’un ton sec.
– Dis donc, t’es de mauvais poil ce matin toi, on voit que t’as pas dormi assez. Moi non plus d’ailleurs. Je vais me coucher, tiens.
– C’est ça, va te coucher.
Le plus jeune proteste :
– Oh! qu’est-ce t’as toi aujourd’hui ? Tu me lâches un peu, oui !
Les coudes sur le comptoir, il se dandine sur son tabouret et commande :
– Robert, mets-moi un petit pousse, tiens.
D’un geste mécanique, le garçon attrape derrière lui la bouteille de Calvados et en verse une dose dans la tasse.
– Je t’en mets un aussi, Gérard ?
– Merci, non.
Le plus jeune boit d’un trait, claque sa monnaie sur l’inox du bar et s’en va. Gérard pose tranquillement sa tasse, prend le journal, l’ouvre tout grand et, en tournant les pages, il laisse aller ses yeux vers cette jeune mère, toute seule, qui semble attendre quelqu’un dans ce bar ouvrier, à six heures du matin.
Elle n’a d’yeux que pour sa petite couchée sur la banquette. Reprenant sa tasse, elle scrute à nouveau l’obscurité derrière la façade vitrée. Dans le jour qui se lève, elle se réchauffe à toutes petites gorgées de chocolat brûlant, sans remarquer l’homme qui l’observe.
Dans le café, les gens entrent et sortent, des commerçants du marché, d’autres qui partent au travail. Peu à peu, les conversations s’entremêlent sur un fond de radio qui faufile sa rengaine :
Et la mer efface sur le sable
Les pas des amants désunis.
Un client commente :
– Il est mort hier, Prévert, tiens...
– Je vois pas le rapport, dit un autre.
– Ben, Les Feuilles mortes qu’on vient d’entendre, c’est de Prévert, signale le gars qui se met à déclamer, mégot entre les doigts :
Rappelle-toi Barbara
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara*
Reprenant un ton ordinaire, il annonce :
– Ça aussi, c’est du Prévert.
– Ben dis donc ! Monsieur a été aux écoles ! fait remarquer, ironique, un type accoudé au bar.
Le premier hausse les épaules.
– Pas besoin d’aller aux écoles pour connaître Jacques Prévert. Et puis, achève-t-il beaucoup plus bas, Barbara, c’est le nom de ma femme.
Restant à l’écart derrière son quotidien, Gérard voit la jeune mère s’approcher du comptoir. L’air soucieux, sac en main, bébé au creux du bras, elle est prête à partir. Les échanges s’interrompent, puis reprennent. Elle s’adresse au garçon :
– Je vous dois combien ?
Il dit le prix. Elle laisse tomber son sac à ses pieds, lâche quelques pièces sur le comptoir. Puis elle les compte et les recompte du doigt, pendant que le serveur lave ses premières tasses.
Gérard, lui, continue de tourner ses pages. De son bras libre, la jeune mère fouille ses poches. Elle regarde effarée autour d’elle. Puis elle s’immobilise et embrasse longuement le front de son bébé. Ses yeux se perdent sur la place où s’achève l’installation du marché. Discrètement, Gérard ne cesse de veiller sur elle et sur l’enfant. Il glisse une main dans sa poche, pose la gazette sur le comptoir puis la pousse vers elle doucement, en gardant le doigt dessus, comme s’il voulait lui montrer quelque chose. Mais elle a la tête ailleurs. Alors, d’un geste vif, il replie le journal, le pose sur le zinc et le déplace du coude dans sa direction à elle. Là seulement, elle se demande ce qu’il fait. Lui l’apostrophe d’un ton neutre :
– Un problème ?
Elle hésite une seconde puis avoue :
– J’ai pas assez.
Gérard prend un air incrédule.
– Pas assez ?
– Non. J’ai pas assez.
– Ben si. Vous avez assez. Vous avez trop, même.
Elle considère avec attention la monnaie qu’elle a devant elle. D’abord sans comprendre. Puis elle regarde cet homme près d’elle, puis encore les pièces. Peu à peu, sa figure s’éclaire, ses lèvres esquissent un sourire timide et ses yeux se mettent à briller. L’homme regarde l’enfant qui dort paisiblement dans les bras de cette jeune mère, à l’instant si tourmentée, au visage si blanc émaillé de taches de rousseur. Il la trouve jolie, mystérieuse aussi. Elle ajuste bien la coiffe de son bébé, désigne les pièces et dit :
– C’est à vous, ça.
– Non. C’est à vous.
Il sait bien qu’elle n’est pas dupe. Elle sait bien que c’est lui qui a fait glisser sa monnaie sur le comptoir. Maintenant, c’est elle qui le dévisage.
Gérard demande :
– Comment il s’appelle, ce petit bout ?
– C’est une fille, dit-elle.
– Ah, excusez. Elle s’appelle comment ?
Elle hésite et répond :
– Barbara.
– Barbara ! répète Gérard, avec la même intonation que celui qui récitait son poème tout à l’heure. Elle est pas vieille, hein.
– Elle a quatre jours.
– Quatre jours ! Ben en effet...
Sans quitter des yeux la mère et l’enfant, il finit son café, repose sa tasse et dit :
– Moi, c’est Gérard. Et vous ?
D’un bref mouvement de tête, elle baisse encore une fois le rideau de ses cheveux.
– Jocelyne.
Elle non plus n’a pas dit son nom de famille. Gérard ne pose pas d’autres questions. Doucement il avance le bras et caresse, lui aussi, les cheveux de la petite. Dans son demi-sommeil, elle se met à faire des signes gracieux de ses doigts minuscules. La main rugueuse de Gérard effleure celle de l’enfant. Il lui caresse la paume, elle lui saisit l’index.
– Ça alors ! Elle m’a mis le grappin dessus, dis donc. Tu perds pas de temps, toi, hein...
La petite commence à remuer. Sa mère se détend un peu. Elle esquisse un sourire.
– Dire qu’on a été petit comme ça, commente Gérard. Vous... vous voulez prendre autre chose ?
Jocelyne respire profondément et fait signe que non.
– Faut que j’y aille maintenant. Elle va pas tarder à réclamer.
Gérard lève les deux mains et conclut :
– Dans ce cas-là... c’est elle qui commande.
Tournée vers le dehors, Jocelyne s’adosse au comptoir. Il ne la quitte pas des yeux. Elle se redresse :
– Bon ben, merci.
– Pas de quoi.
– Et au revoir.
– Au revoir.
Souriant mais préoccupé, Gérard ajoute :
– Ça va aller ?
– Ça ira.
C’est ce qu’elle a dit, mais il voit bien qu’elle n’arrive pas à partir.
Il demande :
– C’est par où que vous allez ?... Si ça se trouve, moi aussi je vais par là.
Elle ne relève pas. Il essaie encore :
– Vous allez où maintenant ?
Elle semble déjà ailleurs.
– Je sais pas, je vais voir...
Gérard fronce les sourcils. Il se mord les lèvres et regarde au-dehors. Elle est là tout près de lui, et son enfant s’éveille. Elle attend quelque chose qui n’arrivera jamais si lui ne se décide pas. Alors il s’entend dire :
– Écoutez… si vous voulez, chez moi, c’est pas le luxe, mais... en attendant vous pourriez déjà vous occuper de la petite et souffler un peu.
Il s’arrête, guette sa réaction. D’un geste ample, elle ramène ses cheveux en arrière. Les yeux embués, elle ose à peine croiser son regard. Doucement, il insiste :
– Après... vous verrez bien.