Ernst Bloch / Poussière
les premières pages de « Héritage de ce temps », Payot, 1978

25 ans après la mort d'Ernst Bloch, l'hommage de remue.net
page préparée par Laurent Margantin et François Bon

 
retour remue.net

Ce dimanche, on ira marcher le matin du côté du Bergfriedhof, le cimetière de la colline au-dessus de Tübingen, pour aller rendre hommage au philosophe Ernst Bloch mort il y a tout juste vingt-cinq ans. Avec Hermann Hesse, Bloch fait partie des figures importantes de Tübingen dont on se souvient ces temps-ci: après avoir quitté l´Allemagne de l´est en 1961 - au moment de la construction du mur -, il vient s´installer ici et y enseigne à l´Université. Dernière station d´une vie mouvementée après son exil aux USA pendant la guerre.
Des étudiants de tous les pays sont venus l´écouter ici jusqu´à sa mort. Gerardo Cunico, traducteur de Bloch en italien, raconte avoir entendu le vieil homme aveugle animer un séminaire dans la cave de son appartement "Im Schwanzer" ! À sa mort, le maire de l´époque préfèra qu´on enterre le philosophe dans le cimetière sur la colline, plutôt que dans celui du centre-ville, pas loin de Hölderlin. Peut-être craignait-il l´arrivée de ses disciples marxistes, comme Rudi Dutschke, qui vint parler de Bloch ce 4 août 1977 en évoquant l´assassinat par la RAF du banquier Ponto. C´est un beau cimetière d´ailleurs, avec une très belle vue sur la ville, on peut s´y promener comme dans un parc. Bloch y est enterré avec sa femme Karola. Sur la pierre tombale on peut lire une citation du livre Principe espérance: Denken heißt überschreiten ("Penser signifie aller au-delà")
Qu´y s´aventure "au-delà", dans la pensée aujourd´hui ? Les petits barons de l´Université n´ont nommé personne depuis 25 ans à la chaire Bloch. Manfred Frank, un philosophe arrivé à Tübingen dans les années 80, explique aujourd´hui l´oubli dans lequel serait tombé Bloch: on ne trouverait rien dans ses livres qui permette de penser la mondialisation et le 11 septembre.

à lire : le pèlerinage de Laurent Margantin sur la tombe d'Ernst Bloch, le 4 août 2002

liens Ernst Bloch : les pages de D'autres Espaces, le site de Laurent Margantin

"Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région, partit un jour d'été de l'année 1738 pour la forêt de l'Untersberg..."
sur remue.net, un énigmatique extrait de Traces (Gallimard, 1972)

Sur la question de l´utopie, page yahoo mettant en opposition Popper et Bloch
Bloch-Zentrum : http://www.bloch.de/
Ernst-Bloch-Assoziation : http://www.ernst-bloch.net/
Bloch-online-forum : http://www.bloch-online-forum.telebus.de/homepage.htm

L'utopie concrète d'Ernst Bloch: une biographie
Paris, Editions Kimé, 2001, 388 p.
Si on assiste, au cours de ces dernières années, à un retour en force de Walter Benjamin dans le panorama de l'édition francophone, tel n'est pas le cas de son contemporain Ernst Bloch. Tout au contraire, cet autre « marxiste hérétique » et adepte d'un messianisme laïcisé, semblait être tombé dans l'oubli auprès des éditeurs.
C'est de ce constat, comme de celui qu'aucune biographie sérieuse du philosophe allemand ne soit accessible en français, que part Arno Münster pour nous offrir un vaste panorama de la vie et de l'úuvre de Bloch, paru l'an passé aux Editions Kimé. Entreprise ardue s'il en est puisque l'existence de Bloch (1885-1977) couvre la majeure partie du 20e siècle.
L'ouvrage de Münster est à la fois un récit biographique « classique » de la vie de Bloch et une introduction à l'ensemble de son úuvre. En effet, l'auteur mêle à son récit chronologique une analyse serrée des écrits de Bloch. Il se penche également sur les conditions de production des ouvrages du philosophe. Conditions souvent précaires puisque Bloch vécu sans revenus réguliers jusqu'à sa nomination comme professeur à l'Université de Leipzig, en 1949. Il révèle, enfin, l'existence de Bloch dans toutes ses dimensions, montrant notamment l'importance des femmes de Bloch - particulièrement celle de Karola Piotrowska, qui partagea la plus grande partie de sa vie - dont la présence et le travail ont rendu possible l'immense úuvre du philosophe, en lui épargnant la majorité des soucis matériels et quotidiens.
Sur le versant biographique « classique » de l'ouvrage, le mérite de Münster réside principalement dans une restitution du parcours de Bloch qui n'en gomme ni les aspérités, ni les contradictions. En effet, il n'élude pas le grand écart existant parfois entre les conceptions philosophiques de Bloch et certaines de ses analyses et (non-) prises de position politiques. Que ce soit son soutien aux procès de Moscou, exprimé dans un article de la Neue Weltbühnede Prague de mars 1937. Ou qu'il s'agisse de son silence, en 1953, lors de la répression des manifestations de Berlin-Est, alors qu'il était professeur à Leipzig.
Sur le plan de l'analyse des écrits, Münster suit chronologiquement la formation et le développement de la pensée de Bloch. Si l'on excepte un aspect téléologique dans sa présentation - on a parfois l'impression, surtout au début du livre, que le biographe veut absolument trouver dans les premiers ouvrages de Bloch l'ensemble de l'úuvre en germe - l'effort de présentation quasi exhaustive de l'ensemble d'une úuvre riche et complexe est un pari difficile et réussi.
L'intérêt principal de cette biographie réside probablement dans la place particulière que Bloch occupe dans la constellation des marxismes. A égale distance de la pétrification de la pensée de Marx par l'orthodoxie stalinienne et du scientisme réformiste de la social-démocratie, Bloch se pose en critique de la « sous-alimentation de l'imagination socialiste». Ainsi, il va lui-même explorer les potentialités subversives de l'imagination en se départissant de la « suspicion idéologique sans distinction à l'égard de toute idée» qu'il perçoit chez de nombreux marxistes adeptes d'une vision mécaniste des rapports entre base et superstructures.
Cette exploration l'amène notamment à revaloriser l'utopie comme force motrice de la révolution. Dans ce cadre, il est nécessaire de différencier l'utopie blochienne des utopies traditionnelles. La spécificité de l'utopie chez Bloch réside dans son caractère concret. Son utopie est concrète parce que, paradoxalement, elle n'offre pas de contenu, elle n'est pas une Cité du Soleil à la Campanella, une définition dangereusement verrouillée de la société future. Elle est concrète en tant que perspective « non-encore » existante mais néanmoins déterminée par les lignes de force du présent au sein duquel elle s'élabore. Pour Bloch, l'utopie se construit par la compréhension du passé et du présent et non par le rejet abstrait de l'état de choses existant, elle est docta spes, espoir en connaissance de cause : « Aussi bien la prudence critique, qui détermine le rythme de la marche, que l'attente fondée, qui garantit un optimisme militant en considération du but, sont déterminées par l'intelligence du corrélatif de la possibilité ». Ainsi conçue, l'utopie dénaturalise l'ordre des choses et ouvre le champ des possibles. C'est en suivant cette voie que Bloch cherche dans le passé - comme dans son étude consacrée à Thomas Müntzer (Thomas Müntzer : théologien de la révolution) - les traces de projets d'émancipation réprimés pour réactiver leur charge utopique révolutionnaire. De même, il fouille le présent - notamment dans les Traces berlinoises - à la recherche d'indices d'éveil de la conscience à la possibilité d'un autre avenir.
La détermination de la source nourrissant l'utopie ouvre un autre volet de la pensée blochienne : la centralité de la subjectivité. En effet, dans sa construction, l'utopie plante ses racines au plus profond de la subjectivité humaine, qui s'extériorise dans les « rêves éveillés». C'est ainsi la conscience anticipante qui fonde l'activité utopique comme affirmation d'une pensée radicalement neuve par l'interprétation des « rêves diurnes». Bloch pose par là une conception optimiste de la conscience et de la subjectivité qui le place à la fois en rupture avec le « marxisme officiel » - qui se préoccupe très peu du problème de la conscience - et avec la théorie freudienne. Münster souligne la critique que Bloch adresse à la psychanalyse freudienne, en quoi il ne voit qu'une « science de la régression rattrapée » marquée de manière indélébile par son origine bourgeoise. Ainsi c'est son caractère bourgeois qui interdirait à l'inconscient freudien d'avoir accès au « non encore conscient », qui est, chez Bloch l'un des premiers pas vers l'émancipation.
Si cette conception de la conscience peut paraître par trop optimiste, elle reste un plaidoyer pour la confiance en la part inaliénable de subjectivité de tout être humain, sans laquelle tout projet d'auto-émancipation ne serait qu'un slogan... - Raphaël Ramuz

Ernst Bloch / Poussière
© Payot, Héritage de ce temps, collection "Critique de la théorie", 1978

A DEMI
Nous existons encore. Mais ce n'est qu'un demi-succès. Le petit homme garde trop de choses. Il croit encore que c'est pour lui-même.

ODEUR DE MOISI
Plus que jamais on vit avec elle. Les enfants n'échappent pas au moisi. Ils le reprennent ou souffrent jusqu'à ce qu'ils soient eux-mêmes comme leur père. Même celui qui n'écoute pas remarque les conversations du petit-bourgeois : chez lui on a conservé les longues heures passées à table, les ragots, la visite, le rire faux et le vrai venin qu'ils répandent sur eux-mêmes. Même celui qui ne respire pas avec eux est accueilli par leur air vicié et étriqué. Cet air descend vers le jeune homme, et monte jusqu'aux gens biens, ici il fait rester immobile, et là il rend sourd.

LES RAGOTS
Personne ne croit qu'on puisse en dire à son sujet. Ceux qui ont un petit emploi ne l'admettraient pas, s'entend de leurs pareils. Le petit homme ne s'insurge en aucun cas vers le haut, si ce n'est de manière tout à fait générale, contre les ronds-de-cuir et le reste. Mais il laisse éclater d'autant plus facilement à la maison ce qui le torture; de manière inauthentique, en se disputant avec les plus faibles, en colportant des ragots contre les voisins. Les paysans connaissent aussi les ragots, les mines gracieuses en face, la puanteur derrière. Mais la vie à la campagne ne les laisse jamais s'installer aussi confortablement, elle ne laisse jamais le voisinage devenir comme dans l'immeuble de rapport. Chaque jour les vers s'échappent de celui-ci; fis viennent de la farine qui manque, de la vaisselle empruntée, des nombreux usages qui sont là pour être violés. Les ragots rampent le long des escaliers, montent et descendent, maintiennent ces êtres ensemble dans la mesure où fis les séparent. C'est la manière indirecte d'être insatisfait, à la mauvaise adresse, le désir de se battre sans affronter l'adversaire. Mais s'il l'affronte, les poings sur les hanches, on voit alors ce que vaut l'homme limité. Là où il est, on ne peut rien faire qui le satisfasse.

LES YEUX QUI TRAHISSENT
Il arrive encore souvent que les petites gens se lèvent de table rassasiés. Ils y arrivent parfois, tout au plus, et difficilement. Mais celui qui touche un maigre salaire n'échappe jamais au calcul et il fait rarement des bonds. Or il est remarquable qu'il trouve la vie limitée non seulement convenable mais juste, qu'il n'accorde pas à la classe qui est au-dessous de lui le beurre sur la tartine; et les supérieurs sont doublement reconnus lorsqu'ils épargnent. Le mendiant n'a pas le droit d'aller au-delà des pfennigs; la mesure de menue monnaie qui lui convient est chiche et surtout elle n'est que pour le pain. Le généreux donateur souffre lorsque des enfants pauvres s'achètent pour un sou de bonbons, malheur donc au mendiant qui boit une obole qui ne peut soulager aucune misère. Car l'aumône exige que celui qui la reçoit soit encore plus modeste qu'elle-même.
Mais les petites gens devinent aussi qu'ils n'ont pas de raisons de rire. Et ils s'en consolent avec la maladie des autres, qui, à ce qu'on prétend, suit le plaisir. Tout va bien, par conséquent, lorsque le plaisir se « venge » sur eux qui en ont. Le jeune homme « qui a trop vécu » appartient à cet ordre d'idée, et aussi, en particulier, les «yeux qui trahissent »; ces derniers apparaissent ordinairement chez les adolescents, et fis sont volontiers bordés de noir. Comme si le corps, en particulier le corps, faisait aux cafards le plaisir de s'occuper de leurs affaires. Comme si la gueule de bois elle-même ne venait pas du mauvais, tord-boyaux, mais de la débauche. Pourtant les petits-bourgeois ne cessent de voir ceux qui leur ressemblent et surtout ceux qui ne leur ressemblent pas minés par des maladies que leur désir de vengeance vient de creuser. Lorsqu'une danseuse meurt, elle est morte des plaisirs toujours plus violents de sa vie, et le folliculaire les ajoute à la phtisie. Son corps tendre et enfantin ne pouvait supporter les tensions infligées par la vie qu'elle menait; fin tragique, dit-il, après une vie sans entraves. Pour la satisfaction du lecteur, qui a des vices, bien sûr, mais qui ne les a pas appris. C'est précisément là que les petits-bourgeois sont le plus malades, parce que dans leur angoisse leurs maladies se transmettent seulement par hérédité et par contagion. Quelque chose comme une hérédité chargée, des antécédents familiaux, n'apparaît absolument pas dans les milieux moins sérieux. La classe moyenne parle moins de la phtisie du prolétaire que de celle de la danseuse, bien que d'ordinaire l'issue en soit réellement tragique. Il ne voit que l'éternuement qui serait dû à l'air pur, à cet air pur dont il a au fond la nostalgie.

DE LOIN ET DE PRÈS
Trop lire aussi, dit l'homme de la classe moyenne, n'est pas sain. A la maison les pères harcelés n'ont pour ainsi dire pas de place où ils pourraient s'asseoir. La pièce appartient à la ménagère qui la nettoie, pas à l'homme qui n'y fait que bâiller et manger. Le chez-soi peu accueillant et la fuite au-dehors ont commencé ainsi depuis longtemps, dans la classe moyenne, sans aller vers le haut. E passe la soirée à la table d'habitués avec des bruits et de la conversation, il n'apprend que de ses semblables, il ne va pas se casser la tête. Surtout, il n'est pas poussé par le désir trompeur d'en savoir plus que ce qui est nécessaire pour les affaires ou l'amusement. Pour ce qui est des affaires, le petit homme sait uniquement qu'elles vont ou qu'elles ne vont pas, selon les « époques ». Mais à l'amusement et, précisément, à la lecture en diagonale s'ajoutent la méfiance du petit-bourgeois plus âgé envers les arts qui font crever la faim, le peu d'empressement à les prendre au sérieux. Les « rêveurs » finissent dans une « institution », bien loin du bon sens ordinaire. Une vie libre se venge sur la santé corporelle, mais une pensée superflue frappe la tête : voilà donc l'autre fable de la petite-bourgeoisie. Il en allait déjà ainsi, à la façon superficielle du « Café du Commerce », lorsque partout la matière du savoir était encore pleine et cohérente. La soirée en famille n'est pas seule à écarter l'homme de la classe moyenne des rassemblements. La Woche illustrée satisfaisait depuis longtemps déjà son besoin spirituel, alors que les milieux cultivés avaient encore des lectures qui les réunissaient. Avec le petit-bourgeois qui bavarde et qui feuillette commence, souvent de manière stupéfiante, la vie éparpillée de la distraction.

LE TOC ÉCRIVAIN
Les banalités se réunissent là aussi facilement. Elles sont écrites pour des gens sans lucidité de la façon dont ils souhaitent se voir. L'intérieur des lecteurs est ici lui-même écrasé et l'extérieur qu'ils perçoivent n'est pas celui dans lequel ils sont réellement. Un écrivain qui ne parlerait pas de sentiments abandonnés ne pourrait trouver de place ici, c'est-à-dire dans une couche sociale qui vit dans la mesure où elle se ment à elle-même et ment aux autres, qui non seulement veut du toc, mais est elle-même, dans sa majeure partie, en toc. S'fi reste, fi est vrai, dans le salon d'apparat et dans les illusions que celui-ci nourrit, un écrivain peut encore évoquer un petit passé. Cette évocation trouve ici à la fois le marché dont elle vit et la source prétendue à laquelle elle puise. Un sentiment jeune et clair ou des paroles semblables dont plus aucune n'est jeune, claire et vécue, jaillissent en foule de la source. Le résultat demeure du toc intime, ce qui n'exclut pas l'ordure; quelque chose de méditatif ou de fou et qui éclate comme un bourgeon convient tellement pour des heures de réflexion. Ces héros ne conduisent pas vers une vie excitante, mais simplement derrière la lumière. Là on peut encore bouger un peu en fouillant dans le moisi.

INCONSISTANT
Quelque chose devient autre. Venu d'en bas un choc se propage. La classe moyenne voit au moins maintenant qu'elle est pauvre. Certes elle voit cela de manière erronée; car ce n'est pas la même chose que de n'avoir jamais eu d'argent et que d'avoir perdu son argent. Pourtant surgit parfois aussi cette situation unique, que des petits-bourgeois veulent changer la vie. Ici l'air n'est peut-être plus aussi épais qu'avant. Mais il ne souffle pas encore, il ne fait que soulever de la poussière.