Truquin
- extrait
Je laissai de nouveau le métier
de puisatier pour reprendre celui de tisseur; j'eus de la difficulté
à m'embaucher, parce que mes vêtements, ma physionomie me donnaient
l'apparence d'un terrassier. Enfin je finis par trouver de l'ouvrage, mais
pour un article que j'ignorais complètement et où je réussis
néanmoins dès le premier moment.
Cet atelier tenait la nouveauté, ce qui m'obligeait constamment à
passer d'un article à un autre, si bien qu'au bout d'un an je devins
un ouvrier passable. L'atelier était situé rue Sainte-Catherine,
à la Croix-Rousse, à un troisième étage.
C'était un atelier de six mètres occupé par des jeunes
filles qui tissaient le satin. Ces jeunes ouvrières travaillaient,
en été, depuis trois heures et demie du matin jusqu'à
la nuit; et en hiver, depuis cinq heures du matin jusqu'à onze heures
du soir.
Je demandai à mon patron, avec lequel je m'étais lié,
pourquoi ces filles avaient le teint si jaune et la figure si fatiguée.
Il m'avoua que presque toutes celles qui sortaient de cette maison prenaient
le chemin du cimetière. Sur mon insistance il me fournit volontiers
des explications. « Il y a peut-être, me dit-il, sept mille
ateliers de ce genre à Lyon; presque tous les patrons sont bigots;
ils vont recruter leurs apprenties dans le Dauphiné, le Bugey et
la Savoie; ils sont porteurs de certificats délivrés par le
curé de la paroisse. Munis de ces pièces, ils se présentent
chez les curés de campagnes. Le curé leur indique les maisons
où ils pourront faire un choix; ils s'y introduisent à sa
recommandation et y sont naturellement bien accueillis; ils se présentent
avec des montres et tout un attirail de breloques, n'oubliant pas de bourrer
leurs poches de gros sous. Tout en causant, ils ont soin de laisser comme
par mégarde tomber par terre un peu de la mitraille dont ils ont
fait provision. Les enfants s'empressent de la ramasser pour la rendre au
Monsieur qui, dans sa générosité, l'abandonne aux ramasseurs.
Ils racontent que leurs ouvrières ont placé des centaines
de francs à la Caisse d'épargne, et que si quelques-unes d'entre
elles ne se donnaient au luxe, elles en placeraient bien davantage. Le bruit
s'en répand dans la commune et bientôt un essaim de jeunes
filles s'enrôlent pour Lyon. Elles s'y placent en apprentissage pour
quatre ans, tandis que pour fabriquer du satin ou du taffetas, quatre mois
suffiraient. « Ce sont presque toujours des filles de quinze
ans que l'on embauche; les premiers six mois, on ne leur fait faire que
le ménage et les cannettes; le dimanche matin, on les mène
à la messe de six heures, puis on les fait rentrer à l'atelier
pour le restant de la journée, parce qu'elles pourraient faire des
connaissances et se marier, ce qui ne ferait pas le compte du patron. Ce
dernier emploie tous les moyens pour les garder longtemps et en extraire
le plus de profit possible. En travaillant dix-sept heures par jour dans
des ateliers souvent malsains, où ne pénètrent jamais
les rayons bienfaisants du soleil, la moitié de ces jeunes filles
deviennent poitrinaires avant la fin de leur apprentissage. Lorsqu'elles
se plaignent, on les accuse de faire des grimaces; on les excite au travail
en flattant toujours la plus habile; enfin, lorsqu'elles ne peuvent plus
travailler, on leur fait entendre qu'elles ont peut-être commis des
imprudences. On envoie celles qui ont leurs parents à la campagne
se rétablir dans leur famille, mais il est souvent trop tard; la
rapacité du patron les a retenues trop longtemps sans soins. Quant
à celles qui n'ont pas de parents ou qui sont trop pauvres, on les
expédie à l'hôpital ; elles en sortent rarement vivantes
ou, si elles en réchappent, c'est pour rester malades toute leur
vie. Leur chambre à coucher est une soupente généralement
sale et infectée de vermine où la poussière des métiers
monte continuellement. Pour donner du brillant à la soie, la chimie
emploie toutes sortes d'ingrédients : du mercure, de l'arsenic
et jusqu'au sublimé corrosif. Ces jeunes filles respirent nuit et
jour ces émanations malsaines, et c'est là ce qui leur fait
perdre leurs couleurs et les mène à la phtisie. « Pour
prix de tous ces crimes, le patron parvient quelquefois à amasser
dix à douze mille francs. Sur sept ou huit mille patrons, c'est tout
au plus s'il y en a cinq cents qui arrivent à ce résultat,
et celui qui s'est procuré cette petite aisance, après avoir
fait tant de victimes, n'arrive guère à un âge avancé,
car lui aussi a beaucoup travaillé et respiré les poussières
mortelles. »
Lorsque je voulus savoir comment il se faisait que les médecins qui
connaissent ce qui se passe dans les hôpitaux n'essayaient pas de
combattre plus efficacement les progrès du mal, mon patron ne sut
quoi me répondre. Comment, me disais-je, les gardes préposés
à la santé publique n'adressent-ils pas des rapports indignés
à l'administration? Ces jeunes ouvrières ne meurent pas de
leur mort naturelle; elles sont victimes d'un assassinat prémédité!
Je n'osais croire que les médecins se modelassent sur les patrons
et qu'ils se contentassent d'un faible bénéfice pour soigner
ces jeunes filles! En y réfléchissant, je compris que la médecine
était leur gagne-pain et que, pour acquérir la fortune et
entretenir leurs familles dans l'opulence, ils devaient fermer les yeux
sur ces horreurs pour ne pas nuire à leurs propres intérêts.
Il y avait plus d'un quart d'heure que j'exposais ces idées à
mon patron, lorsque je m'aperçus qu'il s'était endormi; je
fus vexé, d'autant plus que je croyais que ce que j'avais dit en
valait la peine. Il s'éveilla en bâillant comme quelqu'un qu'on
vient d'ennuyer.
Constant Malva / extrait
Ma nuit au jour le jour a été écrit de mai 1937
à mai 1938. « J’ai voulu démythifier ceux
qu’on appelle « les héros du sous-sol ».
Quelle invraisemblance! Il est difficile d’être un héros
et consentant au sort d’esclave ». Il faut se souvenir
qu’on était dans les années du front populaire, quelques
années avant la « bataille du charbon »,
chaleureuse transposition locale du stakhanovisme et du stalinisme. Ma
nuit au jour le jour est le livre d’un ouvrier qui écrit
contre l’ouvriérisme, dans un style vitalement opposé
à l’enflure et aux effets.
Ma nuit au jour le jour a été publié en 1953, quinze
ans après son écriture.
Ce passage raconte une lutte pour la connaissance, mêlant les savoirs
de la terre et de nous-mêmes. C’est dit avec la passion qui
s’alimente d’elle-même dans l’action et avec le
détachement de qui ne peut plus croire ni les ordres, ni la science
cafouilleuse des hiérarques — et s’en retrouve seul.
Il y a environ trois ans, mon équipe fut chargée d'entreprendre
l'accrochage de 450. Nous avons poussé plus de mille mètres
de bouveau, chassage et autres travaux préparatoires. Les chefs
pensaient y faire leur beurre; ils jouent de malchance. On recoupe une
couche, on la met en exploitation, ça va un mois, six semaines,
puis faille, faille à la coupure, faille au troussage. La production
se restreint. Autre complication : il arrive qu'on « troue »
à eau dans d'anciennes exploitations.
On nous a fait faire un chassage de trois cent vingt mètres dans
la couche dite « pouilleuse » et un bouveau parallèle
d'autant, pour essayer de nous placer en avant des failles et des eaux.
Un très bel ouvrage avec arcades en fer, un ouvrage en grande section :
deux mètres cinquante sur deux mètres cinquante. Cela n'allait
pas toujours comme sur des roulettes. Parfois, tout s'emplissait de gaz.
Quand on songe que nous étions alimentés en air par une
colonne de canards de cinq cents mètres et plus sur les fins !
Le but était d'aller percer à la Grande Garde, troisième
couche à recouper et la seule importante encore en exploitation.
D'abord, nous avons recoupé l'Angleuse, belle couche elle aussi.
Mais impossible de la mettre en exploitation; il fallait établir
l'aérage qui nécessitait bien des travaux.
De l'Angleuse à la Grande Garde, en terrain réglé,
il y a soixante à soixante-dix mètres. À quatre-vingts
mètres, rien encore. Pourtant, avant d'arriver à la Grande
Garde, nous devions d'abord recouper la Petite. Pas un indice. Un terrain
bouleversé avec çà et là des taches, des nids
de charbon. Quand ce n'était pas l'ingénieur, c'était
le divisionnaire, chef porion, porions qui venaient faire le relevé
des terrains.
Ils enlevaient une pierre.
- Ça, c'est du mur, disait l'un.
Ils en enlevaient une autre à une place différente :
- Ça, c'est du toit.
Ils se contredisaient d'un jour à l'autre, changeant le mur en
toit et vice-versa.
Enfin, un embranchement de layettes failleuses. Plusieurs convinrent que
c'était la Grande Garde.
- Il faut monter ici.
- Non, là.
Et chacun expliquait, prouvait ou niait que c'était la Grande Garde.
Le chef porion :
- Allè, Bourlard, c'est hue, attaque-moi le montage ici.
Et nous sommes montés.
Veine tout à fait irrégulière : « enfoncements »
, « redressements », « étreintes »,
plus de terre que de charbon. Arrivés à trente mètres
de hauteur, faille complète. Il ne s'agissait pas tant de charbon
mais de communiquer avec les autres pour avoir de l'air.
On s'est trompé. On a monté non pas dans la Grande Garde
mais dans la Petite. On entend le bruit que font les autres avec leurs
marteaux-pics, mais très loin.
Faut bouveler encore. Un petit bouveau : un trou d'homme. - Allè,
Bourlard, c'est hue bouveau ! Que ça aille vite. Fais brûler
le perforateur. Que nous percions, bon Dieu ! Que nous soyons sauvés !
Faire des trous, les emplir de poudre, les faire sauter et, chaque fois,
descendre les trente mètres de montage ; remonter aussitôt,
atteler d'autres mines dans les poussières, dans les fumées
encore chaudes ; ramper dans les « étreintes »
en s'agrippant aux boutants.
C'est moi qui ai eu l'honneur de percer, deux ou trois jours plus tard.
Après quelques rondes de mines, nous découvrons la veine.
Un trou de sonde de trois mètres et nous avons percé au
fleuret. Maintenant, il faut monter au marteau-pic. De l'autre côté,
les autres descendent vers nous. Deux porions, quelquefois trois, sont
constamment près de nous. Je tape, puis c'est au tour de mon compagnon
de taper dans la veine très dure.
L'un des porions s'impatiente. Quand on n'a qu'à regarder les autres
travailler... Puis il voudrait avoir l'honneur de percer lui-même.
Je lui dis :
- Vous voulez avoir l'honneur d'enlever la dernière brique? Allez-y.
Il tape un peu. Mais c'est un poussif. Il souffle comme un phoque. Dame,
on n'est pas là comme dans le ventre de sa mère.
Je reprends l'outil.
- C'est moi qui vais percer, dis-je. C'est mon habitude. C'est toujours
moi qui perce.
Je tape. J'entends le poinçon de l'autre qui gratte, là
tout près. Je tape. Il tape. Nos fers se touchent. Ça y
est! Nous avons percé. Un petit trou comme pour passer le poing.
On sent l'air frais arriver. Porions et ouvriers emmêlés
s'insultent de chaque côté, pour rire.
- Hé! vaches!
- Hé! veaux!
- Hé! cochons!
Nous avons agrandi le trou. Les uns y descendent, les autres y montent.
Quelle cohue!
Nom de Dieu! Nous avons troué, nous avons établi l'aérage
après avoir avancé de six cents mètres en ferme.
À une moyenne de deux mètres par vingt-quatre heures, voilà
un an que nous sommes en route.
Nous avons percé à la Grande Garde par la Petite. Nous avons
établi l'aérage, c'est très bien. Mais ce n'est pas
seulement cela qu'il faut, il faut également la Grande Garde recoupée
en pied. Une riche couche, comme un tas, et entre deux durs, encore.
Alors, on nous a dit:
- Faut poursuivre le bouveau de 450.
Nous poussons dix mètres, vingt, trente, rien.
Ingénieurs, porions, chef porion viennent à nouveau inspecter.
Comment s'y reconnaître? Terrains déréglés,
bouleversés, à bancs inégaux avec, çà
et là, quelque chose de noirâtre, ni terre ni charbon.
- Mais où diable est la veine en ceci?
Quelques-uns conseillent de faire un bouveau montant. Cette idée
n’est pas, à mon sens, la meilleure. Ne sachant jusqu’où
vient la couche, on sera ou en avant ou en arrière.
Moi, je pense (et d'autres le pensent avec moi) que notre bouveau n'est
pas poussé assez loin. Tout ce terrain mort, tout ce terrain bouleversé
et à galets, c'est du terrain en trop qui est venu se placer entre
la Petite et la Grande Garde. En terrain réglé, il y a une
vingtaine de mètres de bouveau à creuser; ici, il faut peut-être
creuser le double, plus encore. L'Angleuse et la Petite Garde passent
en pied, pourquoi pas la Grande?
L'ingénieur nous a dit:
- Si nous nous étions établis à 440 plutôt
qu'à 450, nous n'aurions pas eu tous ces ennuis ; à
460, nous n'aurions rien vu du tout.
Nous sommes juste sur les pointes des failles.
Je connais un moyen qui nous permettrait de savoir jusqu'où vient
la veine. Ce serait de s'enfoncer en vallée du dessus. Si nous
venons jusqu'à 450, tant mieux; si nous venons moins bas, alors
quelques mètres de bouveau plantant, et on perce. Ah! je sais que
ça n'ira pas tout seul. C'est plus de difficultés pour enlever
les marchandises. Il faudra établir un treuil. Et ça ne
va pas si vite en descendant qu'en montant. J'en ai quand même fait
part au chef porion un jour qu'il était venu sur l'ouvrage.
Il ne m'a pas répondu. Peut-être se disait-il à part
lui que j'étais un imbécile. Ou bien il réfléchissait.
(3 juin 1937).
Georges Navel, extraits.
L’armistice signé, les usines de guerre avaient licencié
leur personnel. Les industries de paix ne reprirent pas immédiatement
leur fabrication. Mes deux grands frères travaillaient à
des salaires très bas pour l'armée américaine, qui
mettait un peu d'ordre dans les stocks qu'elle devait liquider à
son départ. C'était pour ma mère une période
de gêne.
Tous les soirs je sortais avec Lucien. À vingt-cinq ans, —
de son métier il était mouleur — il avait la robustesse
qu'il faut aux ouvriers de fonderie, grand, solide, un peu voûté.
Dans la rue il ne marchait pas ; il fonçait comme s'il courait
vers un événement. Il parlait toujours très haut,
de cette manière fatigante qu'ont les orateurs, scandant les mots
comme s'il était devant une assemblée. Je le suivais à
l'Union des syndicats, aux réunions socialistes, aux causeries
du petit groupe libertaire. Partout les hommes que nous approchions parlaient
de la révolution russe. Nous sortions trop, chaque soir. Nous rentrions
à minuit pour nous lever à six heures du matin. Mes sorties
déplaisaient à mon père, qui se couchait bien plus
tôt. Les sommeils brefs, les repas hâtifs, les discussions,
les lectures me tenaient en état de fièvre. Je serrais des
mains de copains dans les réunions, les meetings, le plus de mains
possible. Chaque main: une certitude. C'était un hiver sans tristesse,
je ne voyais pas la mauvaise saison. Sous mon paletot, je ne grelottais
que d'exaltation.
Après la Russie, la révolution avait gagné l'Allemagne,
la Hongrie. Les noms de Karl Liebknecht, de Rosa Luxembourg, de Lénine
m'illuminaient. L'homme au couteau entre les dents était apparu
sur les affiches. La presse jouait sur les mots obscurs, la parenté
sonore de boche et de bolchevisme. L'homme au couteau entre les dents
représentait les braves copains, les militants dévoués
à qui je serrais la main, tous ceux qu'unissait l'espoir d'établir
une société meilleure.
En revenant de Marseille, après ma fugue, j'avais trouvé
tout de suite à m'embaucher. Garçon de courses, je tirais
une carriole pour aller livrer du fil dans les petits ateliers de mode
du centre. J'étais toujours content de sortir. À l'atelier,
je démêlais des bottes de fil de fer qui s'enroulait sur
une bobine. J'ignorais l'ennui. Je travaillais machinalement sans cesser
de songer aux problèmes de la société future. J'avais
perdu mes frusques à Marseille. J'étais accoutré
d'une veste de René, d'un pantalon à Lucien. Quand j'entrais
à l'atelier, les deux ouvrières se poussaient du coude en
riant. C'était un petit atelier très calme. Le patron, un
petit père, la cinquantaine, de santé délicate, actif,
ingénieux, bricolait à ses métiers. Je n'étais
pas mal là. À la sortie, j'endoctrinais les deux ouvrières
pendant qu'elles attendaient sous leur parapluie le tramway. Elles avaient
plus de quarante ans, la plus belle avait de beaux yeux noirs et m'écoutait
sans jamais me prendre au sérieux. Je me donnais de la peine contre
toutes les légendes du Petit Parisien. Je voyais bien qu'elles
me trouvaient drôle et un peu fou. Je ne me suis jamais guéri
de 1919. |