Franz Kafka / Les armes de la ville | |
traduction Alexandre Vialatte - fragment des 20/21 septembre 1920 Franz Kafka sur remue.net, voir aussi dans Prose Express, et ces dessins |
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Au début, quand on commença à bâtir la Tour de Babel, tout se passa assez bien. Il y avait même trop d'ordre : on parlait trop poteaux indicateurs, interprètes, logements ouvriers et voies de communication. Il semblait qu'on eût des siècles devant soi pour travailler à son idée. Bien mieux, l'opinion générale était qu'on ne saurait jamais être assez lent. Il eût fallu la pousser bien peu pour avoir peur de creuser les fondations. Voici comment on raisonnait : l'essentiel de l'entreprise est de bâtir une tour qui touche aux cieux. Tout le reste, auprès, est secondaire. Une fois saisie dans sa grandeur, l'idée ne peut plus disparaître : tant qu'il y aura des hommes, il y aura le désir, le désir ardent, d'achever la construction de la tour. Or, à cet égard, l'avenir ne doit préoccuper personne. Bien au contraire, la science humaine s'accroît, l'architecture a fait et fera des progrès, un travaille qui demande un an à notre époque pourra peut-être, dans un siècle, être exécuté en six mois, et mieux, et plus durablement. Pourquoi donc donner aujourd'hui jusqu'à la limite de ses forces? Cela n'aurait de sens que si l'on pouvait espérer bâtir la tour dans le temps d'une génération. Il ne fallait pas compter là-dessus. Il était beaucoup plus logique d'imaginer, tout au contraire, que la génération suivante, en possession d'un savoir plus complet, jugerait mal le travail fait, abattrait l'ouvrage des devanciers et recommencerait sur de nouveaux frais. De telles idées paralysaient les forces et, plus que la tour, on s'inquiétait de bâtir la cité ouvrière. Chaque nation voulait le plus beau quartier, il en naissait des querelles qui finissaient dans le sang. Ces combats ne cessaient plus. Ils fournirent au chef un nouvel argument pour prouver que, faute d'union, la tour ne pouvait être bâtie que très lentement et même, de préférence, une fois la paix conclue. Mais on n'employait pas tout le temps à se battre. Entre deux guerres, on travaillait à l'embellissement de la cité, ce qui provoquait d'ailleurs de nouvelles jalousies d'où sortaient de nouveaux combats. Ce fut ainsi que passa l'époque de la première génération, et nulle, depuis, ne différa. Seul le savoir-faire augmentait, et avec lui l'envie de se battre. Ajoutez-y qu'à la deuxième ou troisième génération on reconnut l'inanité de bâtir une tour qui touchât le ciel, mais trop de liens s'étaient créés à ce moment pour qu'on abandonnât la ville. Tout ce qu'il y est né de chants et de légendes est plein de la nostalgie d'un jour prophétisé où elle sera pulvérisée par les cinq coups d'un gigantesque poing. Cinq coups qui se suivront de près. Et c'est pourquoi la ville a un poing dans ses armes. Franz Kafka, fragment "Les armes de la ville", les 20 et 21 septembre 1920. |