Néhémy Pierre-Dahomey | Combats

L’histoire, même dans ses proportions les plus insaisissables, est toujours ce qui arrive aux individus, dans leur intimité et leur trajectoire [1]. Néhémy Pierre-Dahomey nous l’aura bien appris dans son deuxième roman, Combats, qui vient de paraître aux éditions du Seuil.

Nous sommes en 1842, soit trente-huit ans après la proclamation de l’indépendance d’Haïti. Quelques années auparavant, la jeune république s’était vue imposer une indemnité pour compenser la dépossession des anciens colons français de leurs biens-meubles – lisez les captifs. Dans une contrée isolée du pays et coupée du monde, nommée Boë n, les premiers échantillons de ceux et celles qui vont constituer la nation haïtienne essaient de vivre en déployant toutes les acrobaties que nécessite la configuration de ce pays neuf et déjàendetté.

Le pari narratif

D’un côté, nous suivons l’itinéraire de Ludovic Possible, mulâtre donc propriétaire terrien, coulant, depuis la mort de sa femme, ses derniers jours àBoë n en s’inventant une double identité d’éducateur et de notaire. Patriarche, il est aimé par la grande majorité et détesté par son demi-frère Balthazar Possible qui lui reproche de dissimuler, derrière sa bonhomie, un grand goà»t pour les biens de la terre. Ce dernier va lui livrer un duel farouche par coqs et personnes interposés.
De l’autre, nous assistons àla métamorphose d’Aïda, enfant de nature silencieuse — àun point tel qu’on la croyait hébétée — qui s’est découverte des aptitudes de conteuse lors de la veillée funèbre de sa mère, Gracilia France Placide. Aïda est la fille de Ludovic mais cette filiation n’est pas de celle qu’on révèle au grand jour : un voile d’omerta plane alors sur les circonstances de sa conception. Colportant son commerce de tabac avec l’aide de Satan, sa bourrique, on voit cette reine chanterelle parcourir les localités avoisinantes, allant de O’gorman c’est comment en passant Juan pleins de pians jusqu’àbojeu, la terre est bleu (p.123)
Le schéma narratif mis en place par l’auteur s’apparente àun dispositif cinématographique nous permettant de suivre l’itinéraire des protagonistes de manière entrelacée, de sorte qu’on n’a rarement sous les yeux un personnage pris isolément. Chaque individu traîne dans son sillage tout un petit monde en animation : ce qui n’est pas sans lien avec la sociabilité rurale haïtienne.
Le roman atteint son point culminant quand, par un concours de circonstances, Aïda se retrouve enfermée dans ce qui jadis était sa maison avec Dorélien — un autre maître conteur — sous l’ordre de Balthazar Possible. Dans l’intimité de cette chambre, couchés àmême le sol, ils se lancent dans une joute verbale qui est d’autant plus noble qu’ils n’ont pas de public. La parole part àla racine des choses en s’efforçant de saisir pourquoi il y a t-il quelque chose plutôt que rien [2] ? On assiste, par le truchement d’un un art oratoire, dont seuls les griots et les reines chanterelles ont le secret, àun déferlement de beauté.

La littérature est au bouche àbouche avec l’histoire [3]

La tension entre Balthazar et Ludovic cristallise les deux plus grandes questions sociales du XIXème siècle haïtien : celles de la couleur de peau et de la propriété terrienne. Portant les mêmes patronymes, ils n’ont pourtant pas la même quantité de mélanine dans le sang. Et en ce début de siècle, le taux de mélanine par habitant semble tracer une ligne de démarcation entre ceux qui doivent s’adonner au travail de la terre et ceux qui doivent jouir du labeur des premiers. C’est en partie contre cet ordre injuste que Balthazar s’insurge. Mais àvouloir jouer le justicier, il devient trop plein de lui-même et finit par s’éloigner de la tâche qu’il s’était auto-assignée.
Cependant, si le récit — par son incursion dans les méandres de l’histoire avec sa grande hache [4] — frôle le grand contexte, c’est toujours en dernier lieu le destin singulier des individus qu’il nous donne àlire. L’histoire ne subsume pas la littérature. Les personnages qui peuplent ce livre, pour autant qu’ils sont embarqués dans une entreprise qui les dépasse, sont loin de tout manichéisme. Il n’y a pas d’un côté les méchants, et de l’autre les gentils. Balthazar Possible, qui pourrait enfiler le costume du méchant compte tenu de ses velléités belliqueuses et de la terreur qu’il fait régner sur Boë n, est tout de même connu pour s’être toujours occupé de sa descendance (p.34). Ce qui mérite d’être signalé puisqu’en ce début du XIXe siècle haïtien chef est paradoxalement synonyme d’irresponsable.
La scène où Aïda expose son jupon sur une chaise pour informer Ludovic de sa nouvelle condition de femme est d’une grande humanité. On peut y voir un clin d’œil au premier roman de l’auteur, Rapatriés, dans lequel Bélial se découvre, elle-aussi, femme par l’apparition du sang qui coule entre ses cuisses.

La matinée poursuit lentement sa libre chute et Ludovic, assis àcoté de la table, se racle la gorge, affronte sa petite pudeur puis demande àAïda :
— Est-ce que tu sais quoi faire ?
La jeune fille entend très bien, et sait de quoi il veut parler. Elle ne répond pas. Ludovic ajoute, désemparé, comme il l’a rarement été pendant sa vie de chef : « Je ne sais pas moi, quoi faire  », comme s’il se répondait àlui-même […] (p. 112)

Combats est un roman aux allures de conte. Ce mot doit-être ici entendu dans le sens d’une parole portant des interrogations sur le commencement : en l’occurrence, dans ce cas précis, celui d’Haïti. En effet, tout évitant la rigidité du genre historique, l’auteur met en récit un pan de l’histoire de son pays. On y voit les démêlés d’une administration publique brinquebalante et on y décèle le rôle des notables de province dans les jeux de pouvoir. En ce sens, certains passages du roman font écho aux analyses de Jean Casimir et Michel Hector sur le long XIXe siècle haïtien [5].
Dans une langue qui réussit le pari d’être la caisse de résonance d’un parler familier truffé d’expressions du terroir, Néhémy Pierre-Dahomey restitue la complexité du milieu rural haïtien où, bien avant l’émergence de la conscience écologique, Alcius Louverture alias Frère Lélé, homme vert avant la lettre, connaissait déjàle secret des feuilles et savait parler au vent et àla terre.

Stéphane Saintil

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Cet article a d’abord été publié sur le site Africulture que nous remercions vivement.

16 mai 2022
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[1Yanick Lahens dans l’émission la grande table de France Culture _Yanick Lahens, écrivaine haïtienne : « La littérature, c’est pouvoir dire ce qui manque  »

[2Question célèbre du philosophe Gottfried Wilhelm Leibniz

[3René Dépestre, in « Initiation àla littérature haïtienne contemporaine  », Le Nouvelliste, mai 2015.

[4Georges Perec cité par Emile Ollivier dans une entrevue parue au numéro 133 de la revue Notre Librairie sous le titre « Ã‰mile Ollivier, écrivain d’Haiti du Québec  ». Propos recueillis par Fernando Lambert.

[5Genèse de l’État haïtien (1804-1859) – Éditions de la Maison des sciences de l’homme, àlire sur openedition.org